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L’Iranologie, miroir de l’Histoire de la Perse
"La voix du passé s’entend derrière les ruines"
Entretien avec le Dr. Parviz Radjabi, grand iranologue, islamologue et historien iranien
,Mon passé est l’Histoire
Ma photo peut aussi
Etre la corne cassée d’un bouc ancien
Sur une poterie en mille morceaux.
Seulement une trace de moi,
Et le reste avec la postérité
Parviz Radjabi
Parviz Radjabi est sans aucun doute l’un des plus grands iranologues et historiens persans. Son amour pour la patrie, son souci pour l’identité de son peuple et ses efforts inlassables pour faire revivre les trésors nationaux de son pays sont constamment présents dans ses écrits constitués d’une cinquantaine de livres et de centaines d’articles.
Né en 1939 dans le petit village d’Emam-Ali à Ghoutchan, il obtint en 1971 un doctorat d’iranologie, d’islamologie ainsi que de turc à l’Université de Gottingen en Allemagne. En 1974, il fut nommé à la direction du Centre de Recherche Iranologique de l’Université Shahid Beheshti. Quatre ans plus tard, il enseignait à l’Université d’Ispahan, de Shahid Beheshti et de Varzesh. Après la Révolution islamique, il enseigna durant six ans à l’Université de Gottingen et de Markburk en Allemagne. En outre, il dirigea durant quelques années le centre d’iranologie de la grande Encyclopédie Islamique.
Il est l’auteur de L’Architecture contemporaine, La balance des mille plateaux, La nature divine, Karim Khân-e Zand et son époque, Vous n’avez aucun droit dans cette maison, Les fêtes persanes, L’amour de l’Iran, Iranologie, Persépolis, cour de l’Histoire... Actuellement, le Dr. Radjabi a terminé l’écriture de son livre en cinq tomes, Des millénaires perdus, et il est actuellement en train de composer son dernier ouvrage intitulé Des siècles perdus traitant de l’histoire politique et sociale de l’Iran, de l’invasion arabe à nos jours.
Afsaneh Pourmazaheri : A quel moment les Occidentaux se sont-ils intéressés à l’iranologie et pour quel motif ?
Dr. Parviz Radjabi : L’iranologie a commencé à émerger au XVIIIe siècle avec les travaux d’Anquetil du Perron sur l’Avesta [1]. Cela a déclenché une certaine curiosité chez les Occidentaux et peu après cela des études, sur l’histoire, la religion, la langue et sur la culture persane en général ont été réalisées en Occident. Ce sont d’ailleurs ces iranologues qui ont inlassablement analysé l’Avesta et les textes pehlevis, et qui ont contribué à les sortir de l’isolement dans lequel ils avaient été confinés durant plus de deux siècles. Autrement dit, même si avant cela de nombreux chercheurs et globe-trotters avaient déjà réalisé des études plus ou moins approfondies sur l’Iran, cette science a réellement commencé à prendre forme avec le développement des études sur l’Avesta pour couvrir ensuite peu à peu l’ère islamique. Elle a ensuite connu son apogée durant la première moitié du XXe siècle.
C’est donc Anquetil du Perron qui, grâce à sa traduction de l’Avesta, contribua à faire davantage connaître la riche culture persane. Bien sûr, certaines études historiques ont montré qu’aux premiers siècles avant J.-C., l’Avesta était bien connu des Grecs et que la philosophie de Platon avait été fortement influencée par les enseignements de Zoroastre. A titre d’exemple, il peut citer le terme "magique" qui vient du persan "mogh" signifiant "mage", et qui demeure utilisé en Europe jusqu’à nos jours.
Farzaneh Pourmazaheri : Les Iraniens ont-ils eux-mêmes réalisés à cette même époque des récits de voyages ?
P. R. : De l’avènement de l’Islam jusqu’à ces deux derniers siècles, les Iraniens ont rédigé un nombre très important d’ouvrages. Cependant, ils n’ont pas porté beaucoup d’attention aux détails du contexte social dans lequel ils vivaient, et des décennies entières ont été passées sous silence. Ce silence, ou bien cet "oubli" qui fait maintenant défaut à notre héritage culturel, recèle sans doute certains secrets. A titre d’exemple, comment peut-on expliquer l’absence quasi-totale d’écrits concernant la prestigieuse Mosquée du Roi [2] à Ispahan, située sur la grande place Naghsh-e Djahân [3] ? Comment est-il possible de faire se déplacer tous les jours des centaines d’ouvriers, de peintres, de charpentiers, et de plâtriers et de ne laisser aucune trace écrite de cette construction ? Ce sont donc les questions qui se posent.
A. P. : Quels sont des iranologues les plus connus et leurs contributions les plus importantes aux études historiques de la Perse ?
P. R. : On peut notamment citer les journaux de voyage de Pietro De la Valle (1667), Chardin (1711), Kaempfer (1712), Niebuhr (1788) et Morier (1812), qui furent des précurseurs de l’iranologie. Avec les œuvres de certains voyageurs orientaux, ils constituent des sources historico-géographiques très précieuses. Autrement dit, ces journaux de voyage ressemblent à de grandes routes nous faisant revivre certains itinéraires des millénaires perdus.
L’Iran au Moyen-âge dans les comptes rendus des géographes arabes de Schuartze constitue la première œuvre soulignant l’importance des travaux des musulmans dans le domaine de l’iranologie. A la suite du contact de l’Europe avec la culture et la religion de l’Iran, l’archéologie a été abordée avec une nouvelle méthode scientifique. Peu après la publication de la traduction de l’Avesta d’Anquetil du Perron, les études sur l’Iran se sont multipliées et l’orientalisme a franchi une nouvelle étape. Le projet destiné à la relecture de l’écriture cunéiforme de la Perse Antique a été le plus grand succès de cette proto-iranologie. Ainsi, Nyborg, le mathématicien, a publié son œuvre exceptionnelle en 1764. En effet, durant un séjour de deux semaines en Iran et notamment à Persépolis à l’époque tumultueuse du règne de Karimkhân-e Zand [4], Nyborg a pu ramener des copies manuscrites précieuses des inscriptions sur pierre. Son travail a abouti à la relecture de l’écriture cunéiforme de la Perse Antique et c’est ainsi qu’après 2 300 ans, les secrets de Persépolis ont pu être en partie dévoilés. Debruyn, le globe trotter hollandais, ainsi que de nombreux chercheurs et voyageurs ont également essayé de percer certains mystères entourant Persépolis, sans parvenir néanmoins à des conclusions tangibles. C’est donc Nyborg qui a réellement fourni le premier compte rendu archéologique et scientifique fondé sur l’Iran à la sphère académique européenne. Avec James Morier (1780-1849), politicien et voyageur anglais, des archéologues et des historiens ont pour la première fois entrepris des études approfondies sur les monuments de la Perse antique. Il est également parvenu à retrouver l’emplacement de la résidence estivale des Achéménides et à découvrir quelques inscriptions sur pierre en pehlevi à Persépolis. Il faut également évoquer William Ouseley et Ker Porter qui ont corrigé et complété des œuvres de Morier et de Ouseley, ainsi que les études de Charles Taxier sur l’architecture de la Perse antique et de l’époque islamique. Il ne faut également pas oublier Sir Henri Rawlinson, surnommé le "deuxième père de l’Histoire" après Hérodote, qui parvint à copier mille lignes de l’inscription sur pierre de Darius. De son côté, Erich Schmitt a découvert d’autres inscriptions appartenant aux autres palais de Darius et de ses successeurs.
F. P. : Ces personnalités étaient-elles motivées par un pur intérêt historique ou bien des considérations plus matérielles étaient également en jeu ?
P. R. : L’histoire de l’iranologie comporte certains souvenirs désagréables et tristes. L’hypocrisie et les pillages perpétrés par certains politiciens et chercheurs occidentaux ont laissé un souvenir amer aux Iraniens. On peut notamment citer l’exemple de Marcel Dirulafoy et de son épouse. Ce couple français dirigeait le premier comité archéologique ayant réalisé des expéditions en Iran. Après avoir conclu un contrat avec la cour de l’Iran, ils ont commencé leurs excavations minutieuses sur les collines antiques de l’Iran, à Suse. Malheureusement, et malgré certaines découvertes intéressantes réalisées à la suite de leurs travaux, le compte rendu détaillé et scrupuleux de cette femme française révèle leur tentative pour piller des monuments de la Perse antique. Lorsqu’ils ne parvenaient pas à apporter et vendre un morceau de ces monuments au musée du Louvre à Paris, ils faisaient ouvertement état de leur déception : "La découverte de cette statue d’une vache, écrit-elle, rend mon époux content, mais en même temps triste. Car chaque mètre carré de marbre pèse environ trois tonnes et les chameaux indigènes ne peuvent porter que 200 kilos". Dans un autre manuscrit on peut lire : "Hier, pleine de regret, j’étais en train de regarder la grande vache en pierre qu’on a récemment découverte. Elle pèse environ douze mille kilos. Bouger un tel morceau de pierre est impossible. Je n’ai pas pu alors contrôler ma colère ; j’ai pris un marteau et je me suis mise à frapper l’animal de pierre".
A. P. : Qui furent les grands iranologues iraniens ?
P. R. : Malgré des manques dans ce domaine, l’Iran a eu des personnalités comme Forsatoddoleh Shirâzi, Pirniâ, Tâghizâdeh, Yârshâter, Moeine, Pourdâvood, Khânlari, Safâ, et Zarrinkoub qui ont beaucoup contribué à l’iranologie au travers de leurs œuvres remarquables. Iradj Afshâr, grâce à la correction et à l’édition d’un grand nombre d’œuvres manuscrites et aussi grâce à ses efforts pour stabiliser la situation de l’iranologie en Iran, est devenu une personnalité incontournable dans ce domaine. Mohammad Taghi Bahâr, Jâleh Amouzegâr, Roghieh Behzâdi, Ahmad Tafazoli, Katâyoun Mazdâpour et Mahshid Mirfakhrâii ont également réalisé d’importantes études sur les textes pehlevis. Mais nous attendons aujourd’hui une nouvelle génération susceptible d’approfondir les travaux inaccomplis et de se lancer dans de nouveaux domaines d’études.
F. P. : Comment l’iranologie a-t-elle évolué ? Quels sont les domaines d’études qu’elle recouvre ?
P. R. : L’iranologie est une discipline scientifique qui vise à connaître l’Iran, et l’iranologue est celui qui pratique cette profession. Le territoire et les frontières de cette science, ainsi qu’il en va pour les autres sciences, sont illimités. A mon avis, on peut considérer Darius [5] comme étant le premier "iranologue" ou bien le premier historien persan de l’histoire, et cela grâce à ses deux travaux précieux : son inscription sur pierre à Bisotoun et la découverte des mers du sud de l’Iran jusqu’à la Mer Rouge et le Canal de Suez.
Dans un premier temps, avec ce manuscrit en pierre, Darius a pu achever ce qui est en quelque sorte la première œuvre historique de la Perse. Il nous est resté quatre exemplaires de l’inscription de Bisotoun : en persan antique, en élamite, en babylonien et la traduction araméenne du manuscrit principal. L’inscription sur pierre de Bisotoun est actuellement le document le plus valable sur l’arrivée au pouvoir du roi Darius. En outre, son grand intérêt pour découvrir et connaître les mers du sud de l’Iran prouve qu’il était passionné par la géographie de son pays. Cette connaissance lui a d’ailleurs permis de découvrir les portes du subcontinent indien et de la partie ouest de l’Asie. D’après Hérodote, la plupart des terres de l’Asie ont été découvertes par Darius. Après lui, peu d’intérêt semble avoir été porté à la littérature écrite et malheureusement, tout notre savoir concernant cette période historique nous est fourni par les historiens helléniques et latins. L’iranologie qui apparut officiellement au XVIIIe siècle se fonde ainsi sur les travaux de Darius, des historiens européens et des géographes musulmans. Ce développement des études iraniennes durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle a préparé le terrain à la réalisation de nombreux travaux linguistiques et archéologiques dans ce domaine. La linguistique et l’archéologie mêmes ont tissé tant de liens avec l’iranologie qu’il est parfois difficile voire impossible de les distinguer.
A. P. : L’iranologie est-elle issue d’autres domaines d’études ? Quelle relation existe-t-il entre l’iranologie et d’autres disciplines scientifiques ?
P. R. : La réflexion sur l’histoire de l’iranologie démontre clairement que la linguistique des langues persanes est l’iranologie même, et vice-versa. Aussi, une relation étroite existe entre la science de la géographie historique et l’iranologie. De même, la théologie, l’art et l’iranologie sont indissociables. En d’autres termes, sans linguistique, archéologie, géographie historique, art et théologie, l’iranologie perdrait son sens. Nous ne pouvons donc pas considérer l’iranologie comme la science dont l’élément constituant soit uniquement l’histoire. Bref, l’iranologie est un globe aux mille labyrinthes dans une patrie aux mille héros. La mythologie aussi y prend part. C’est pourquoi, l’iranologie est une discipline comportant de nombreuses écoles aux tendances différentes. Un iranologue français va s’intéresser à l’Avesta tandis qu’un iranologue allemand va étudier l’écriture cunéiforme.
F. P. : Quelle est la responsabilité de l’iranologue ? Est-ce qu’on peut penser que des ingénieurs, des géologues, des botanistes et des physiciens puissent être comptés dans les rangs des iranologues ?
P. R. : On peut certainement considérer tous ces spécialistes comme iranologues à condition qu’ils aient étudié et ensuite qu’ils fassent connaître l’évolution des barrages, des plantes etc. au cours de l’histoire de l’Iran. Il revient à l’iranologue de faire connaître le canal de Suez ou bien le canal d’Atouss en Macédoine dont l’ingénieur était l’iranien Artâkheh. Traiter du rôle des iraniens dans les domaines scientifique, culturel et civil, et transmettre cette connaissance en Europe est la responsabilité des iranologues. Mais chacun de ces domaines, ayant ses propres terrains d’étude, est indépendant de l’iranologie, tandis que celle-ci ne peut nullement mener à grand-chose sans faire appel au passé de disciplines telles que la chimie, l’astronomie, la physique et les mathématiques. Autrement dit, une fois dépourvue de toutes ces connaissances, l’iranologue n’aurait guère rien à présenter. Par exemple, à travers leurs investigations, des iranologues persans ont compris que les termes "algèbre", "chimie", "algorithme" et "zéro" appartiennent au lexique persan ou arabe. Grâce à l’iranologie, nous savons aujourd’hui que les iraniens ont fondé la base de différentes sortes de géométrie au moment où la Grèce antique n’en savait rien. Khârezmi, le grand penseur persan, a achevé sa grande œuvre Algebr almoghâbéleh en 825 à l’aide de renseignements rassemblés de l’Inde jusqu’à Babylone. Le but de l’iranologue n’est pas de comprendre les problèmes mathématiques, mais de s’efforcer de pénétrer dans le labyrinthe de l’histoire de la culture et de rencontrer les précurseurs de cette histoire.
Une autre personnalité centrale dans le domaine des mathématiques est Khayyâm. Bien qu’on le connaisse avant tout comme poète grâce à ses célèbres quatrains, son génie repose également sur ses études concernant la nature et sur ses travaux mathématiques. L’iranologie révèle également que l’astronomie doit beaucoup aux études réalisées sur le ciel des déserts orientaux. C’est ainsi qu’ont été fondés les premiers observatoires du monde tels que ceux de Gondi Shâpour, de Marâgheh et de Bagdâd. Il faut également citer le rôle éminent d’Aboureyhân Birouni, grand savant, géographe, historien, astronome et physicien iranien qui a traduit des livres scientifiques de l’hindi en arabe.
L’iranologie doit ainsi souligner le rôle éminent des Iraniens dans le domaine scientifique, et notamment que la connaissance des musulmans en chimie doit beaucoup aux expériences des Iraniens et que le mot "chimie" vient du mot "kimiâ" en persan. Le scientifique iranien Râzi, outre la découverte de l’alcool, a écrit 200 volumes sur la médecine. Dans son traité sur la variole et la rougeole, il présente notamment une méthode permettant de distinguer ces deux maladies. Avec l’invention de l’imprimerie, ce livre a été traduit et diffusé dans toute l’Europe. Il revient également à l’iranologue de rappeler qu’Avicenne a rédigé 99 livres sur la médecine, l’astronomie, la géométrie, la philosophie et la théologie. Est-ce que l’on sait aujourd’hui que le toit en pente de la tombe de Darius est le plus vieux toit en pente du plateau de l’Iran ? C’est donc le rôle de l’iranologue de dévoiler toutes ces informations précieuses et de les faire connaître, afin de valoriser l’héritage brillant de ce pays.
A. & F. P. : Dr. Radjabi, la Revue de Téhéran vous remercie pour lui avoir accordé un peu de votre temps.
P. R. : Merci à vous et à La Revue de Téhéran.
[1] Livre sacré zoroastrien traitant notamment des rites sociaux, des sciences, de la médecine et de l’astronomie.
[2] La Mosquée du Roi ou Mosquée de l’Imam fut construite au XVIIe siècle à Ispahân par l’architecte Ali Akbar Esfahâni. Les ornements et calligraphies présentes sur ce monument sont l’œuvre d’Ali Rezâ Abbâssi. L’émaillage des tuiles de cette mosquée est unique au monde.
[3] Une des plus grandes places du monde bâtie à l’époque du roi Shâh Abbâs Ier. Le palais Ali Ghâpoo, la Mosquée du Roi, la Mosquée de Sheikh Lotfollâh et le grand bazar ancien de Gheisaryeh font partie de ce chef-d’œuvre de l’architecture orientale.
[4] Fondateur de la dynastie Zand, Karim Khân-e Zand arriva au pouvoir après la mort de Nader Shâh Afshâr.
[5] Roi achéménide. Son territoire s’étendait de la Mer Noire au Caucase, et de la Méditerranée jusqu’à l’Egypte actuelle.