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Regard croisé sur l’histoire du verre et de la verrerie
en Iran et dans le monde
La découverte du verre, qui révolutionna le mode de vie de nos ancêtres, ne date pas d’hier. Il faut remonter à l’époque préhistorique pour en retrouver les origines. Les tectites [1], l’obsidienne [2], les fulgurites [3], etc. étaient toutes déjà connues il y a environ une centaine de milliers d’années. Des légendes essaient également d’expliquer l’origine de la formation du verre. Celle racontée par Pline par exemple, naturaliste et écrivain romain du 1er siècle, soutient que le verre aurait été inventé par les Phéniciens sur les rives du fleuve Bélus. Dans la Bible, et plus précisément dans l’Ancien Testament, le mot "verre" est un hapax et n’apparaît donc qu’une seule fois. Dans la traduction grecque de la Bible, le terme de "verre" apparaît comme "cristal" ou ailleurs comme "diamant". Ce n’est que dans le Nouveau Testament que ce terme est doté d’une signification nouvelle : "ce qui sert à boire" [4]. Dans le Livre de la Révélation ou l’Apocalypse du Nouveau Testament canonique, on remarque à plusieurs reprises l’apparition des occurrences du mot "verre" ou de ses déclinaisons comme "mer de verre", "mer de cristal", "limpide comme du cristal" [5], etc. d’où l’on tient la connotation de transparence qui apparaît comme mot pivot dans la version grecque à chaque fois que l’on fait allusion à ce mot.
Objet décoratif et partie intégrante d’un objet décoratif ou arme, l’obsidienne est un verre d’origine éruptive, grossièrement taillé et qui fut notamment d’usage presque mille siècles av. J.-C. C’est ensuite en Mésopotamie, du côté du Levant, plus précisément en Syrie, en Egypte, à Chypre et aux alentours de la Mer Egée que l’on commença à fabriquer du verre translucide mais encore opaque, dont la forme originelle était la glaçure. Vers 1500 av. J.-C., on raffina le verre qui apparut cette fois sous forme translucide, grâce aux fours de haute température ainsi qu’à une nouvelle technique appelée "l’enduction sur noyau". Aussi, le négoce se développa-t-il autour des verres sous forme de pierres précieuses, des verres en creux, notamment les amphrisques, et les émaux, surtout utilisés sur les poteries pour imiter l’incrustation de pierres précieuses à l’aide de l’émaillage excessif qui faisait apparaitre des coulures transparentes sur les terres cuites. On remarque également l’apparition d’objets utilitaires en verre dans la Mésopotamie de l’époque.
Divers motifs de verres transparents, notamment les formes en mosaïques multicolores appelées "millefiori" [6], les verres en rétichello, entrecroisement des fils créant un motif de résille, et des verres polychromes étaient d’un usage répandu à l’époque hellénistique. L’utilisation du verre fut démocratisée, au cours du 1er siècle av. J.-C., à l’aide de l’invention de la technique de soufflage à la canne [7] qui donna un coup de pouce à l’industrie verrière. C’est alors que cette technique atteignit d’autres contrées que le Levant pour envahir plus tard toute l’Europe. Au Moyen-Age, l’usage de verres plats soufflés, notamment pour la fabrication des vitraux et des rosaces, prit son essor en Europe Centrale. [8] L’ingéniosité de cette technique était telle qu’elle est encore utilisée de nos jours.
A partir du Moyen-Age, à cause de la rupture des liens entre l’Orient et l’Occident, la technique de la verrerie en Europe connut un certain déclin car les fournisseurs de sable et de verre déjà formés se trouvaient en Orient. Cette stagnation influa également sur l’usage des verres à vitres, ce qui explique la présence de fenêtres vitrées de petite taille de l’époque médiévale. Ce fut dans les régions germaniques que l’on trouva une solution à ce problème en mettant en place une fabrication de verre à base de potasse qui favorisa le développement de l’industrie des plats en verre ou des feuilles de verre au Moyen-Age tardif. [9] On remarque donc le fleurissement de nouvelles techniques verrières à partir de la Renaissance, les verreries vénitiennes en fournissent d’illustres exemples, plus précisément celles baptisées de "Murano". Cette petite île, située au nord de Venise et dont la technique de soufflage de verre a une renommée internationale, est à l’origine d’un procédé permettant d’obtenir le verre "cristallo". Cette méthode de fabrication assura à Venise la domination du marché du verre pendant presque deux siècles. Au cours du XVIIe siècle, les Allemands fabriquèrent des verres (à la chaux de potasse) plus fins, maniables et durables parallèlement aux Français qui mirent au point une nouvelle technique appelée "le coulage des glaces". Il fallut attendre la révolution industrielle pour que d’autres méthodes, notamment le laminage et l’étirage ainsi que la fonte en continu émergent. Les fenêtres à croisée garnies avec des verres transparents (d’habitude blancs et verts) furent le propre du XVIIIe siècle. Ces verres changeaient de noms d’après leur lieu d’origine, de même que les nuances qui les différenciaient comme le verre en manchon ou en feuille, le verre à boudine, le verre d’Alsace, le verre en table ou de Bohême, le verre double, le verre à estampe, le verre layé, le verre dépoli, etc. De nos jours, bien que la technique de la fabrication du verre ait subi des changements, elle suit encore les mêmes lignes principales d’antan.
Intéressons-nous à présent, et parallèlement à notre regard porté sur l’histoire du verre dans le monde, à l’histoire du verre et à son évolution en Iran.
A l’époque parthe, la technique du soufflage du verre apparut dans les régions syro-palestiniennes durant la première moitié du 1er siècle av. J.-C. pour ensuite se répandre dans les régions avoisinantes. Sous les Parthes (plus connus sous le nom d’Arsacides), le savoir-faire lié au maniement du verre était encore très limité, notamment en Iran même. On considère plutôt que les premiers objets en verre retrouvés en Iran ont pu être importés des territoires limitrophes, et non fabriqués localement. Seul un nombre restreint de petites bouteilles en verre soufflé sur les sites mésopotamiens dont Ninive [10], Ctésiphon [11], Warka [12] et la Perse [13] sont reconnus comme ayant appartenu à la dernière période de l’époque arsacide. A en croire leur forme, on pourrait supposer que ces récipients faisaient office de flacons de parfum ou d’huile destinés à être enterrés avec les morts. Ce fait révèle l’influence des us et coutumes méditerranéens orientaux pratiqués également à Dura-Europos, à l’extrême sud-est de la Syrie, où les fouilles archéologiques ont permis de découvrir des objets appartenant à cette époque. Les fouilles archéologiques ne sont pas encore en mesure d’identifier ou de caractériser les verres arsacides au point de les identifier aux verres taillés de l’époque achéménide, hellénistique, romaine ou encore sassanide.
Sous les Sassanides, la production du verre fut prospère et sa fabrication répandue à travers l’empire entier. Ce verre se distinguait clairement des prototypes parthes au niveau de la forme, mais également des types de décorations. Cette production différait également de celle de l’époque arsacide du point de vue de sa forme et des types de décoration auxquels elle a donné lieu. Grâce à de nombreuses excavations réalisées sur des sites datant de l’époque sassanide, on connait mieux les techniques de fabrication de la verrerie en Perse et en Mésopotamie pendant cette période historique. L’une des raisons les plus plausibles qui explique l’essor considérable du verre et la grande diffusion de la technique verrière dans la Perse sassanide est le zoroastrisme. Les Sassanides, zoroastriens majoritairement, réservaient le verre aux rituels, et enterraient leurs morts avec une large gamme de verrerie aussi bien en Mésopotamie [14] qu’en Perse. Ce n’était certes pas le seul emploi réservé aux objets en verre de cette époque. On s’en servait tantôt comme récipients ou flacons de parfum ou de cosmétiques, tantôt comme lampes ou coupes. Le verre sassanide est d’ailleurs connu comme ayant une teinte verdâtre avec parfois une nuance jaunâtre. Les verres sans couleur étaient rares à l’époque. Le rouge, le chamois et une teinte brunâtre en faisaient également la particularité. De manière typique, la plupart des verres creusés datant de cette période se sont à moitié ou totalement détériorés suite à la corrosion, d’où la difficulté de distinguer la couleur originale des verres en question.
Les restes d’un fourneau datable de la première moitié du VIe siècle à Takht-e Soleimân ont bel et bien démontré que les vitrages et des petites bouteilles provenaient de ce même site. [15]
Les objets retrouvés lors des fouilles effectuées dans des tombes à Abou-Skhair près d’Hira et à Tell Mahuz attestent d’une amélioration du savoir-faire et de l’adresse des verriers vers la fin du IVe siècle, ce qui correspond à la fin de l’époque parthe et au début de l’ère sassanide. D’autres objets que l’on attribue à la seconde période sassanide ont été découverts sur l’île de Kish ainsi qu’à Takht-e Soleimân, Turang Tepe, Deilamân, Suse et Qasr-e Abu Nasre, objets de verre dont la qualité est nettement meilleure que les objets contemporains retrouvés sur des sites mésopotamiens. [16]
Le verre simple, sans décoration, était d’usage dans les bols, les gobelets, les bouteilles de forme globulaire, les bouteilles en forme de poire et d’autres à une seule poignée, etc. Pour les motifs décoratifs, seules les formes non-figuratives de la nature abstraite étaient employées. Les verres soufflés dans les moules, notamment les motifs à rayures, en forme de nid d’abeille ou plein de verrues étaient aussi en vogue. [17] Le verre taillé est aussi typique de cette période, et une large quantité de bols sassanides taillés en cercle étaient systématiquement exportés en Chine et au Japon. [18] La très fameuse "Tasse de Salomon" [19], bol en or et en cristal de roche datant du VIIe siècle et actuellement conservé précieusement au Trésor royal de Saint-Denis, illustre à lui seul l’apogée de l’art verrier et l’habileté sans pair des Sassanides dans cet art.
A l’époque islamique, autrement dit entre les VIIe et XIIe siècles, les techniques de la fabrication du verre continuèrent à progresser. Le rendement général était bon et le marché si prospère que l’on attribue les réalisations verrières les plus fines à cette période post-sassanide. Le tournant de cette prospérité artistique survint au début du IXe siècle. On considère qu’il est dû aux rivalités entre peuples musulmans ; rivalité qui s’exerça également aux dépens de l’art sassanide, sous l’impact de l’art abbasside. La verrerie soufflée appartenant à la période islamique et plus particulièrement aux IXe et Xe siècles était travaillée grâce à une technique particulière propre à cette période, notamment les récipients en verre incolore gravés, incrustés et taillés avec une finesse extraordinaire. La coloration des motifs se transforma au fur et à mesure que les teintes verdâtre et jaunâtre devinrent populaires, puis perdirent leur attrait pour se faire remplacer de nouveau par le verre incolore. Le verre sans couleur, de très bonne qualité, se réappropria donc très tôt le marché. On s’en servait dans la vaissellerie. On regrette de ne pas avoir pu retrouver des fourneaux intacts datant de l’époque. La majorité d’entre eux auraient été dans la ville de Sirdjân mais faute de preuves pertinentes, il est difficile de confirmer avec certitude cette hypothèse. A cette même époque, les Iraniens exportent même dans les régions voisines et plus principalement en Arménie et en Chine, tout en important parallèlement du verre des territoires syro-palestiniens. [20]
Les objets retrouvés lors des fouilles de Neyshâbour et de Suse révèlent l’existence d’un large éventail de formes et de techniques à l’époque. [21] Parmi ces dernières, on distingue des inspirations sassanides légèrement altérées servant de fond aux nouveaux motifs et aux nouvelles coupes. [22] Les spécialistes pourront en formuler une idée plus précise une fois que des recherches plus détaillées au sujet des sites de Takht-e Soleimân et de Sirâft auront été réalisées. De même, on aurait besoin d’études plus approfondies pour être en mesure d’affirmer si le Khorâssân fut effectivement l’un des centres majeurs pour la production du verre à l’époque ou non. D’autres techniques qui n’étaient pas connues à l’ère préislamique, comme le pincement du verre à l’aide d’un instrument en métal, furent inventées et largement employées. [23] C’est dans cette même région que furent retrouvés un nombre important de verres gravés, de bouteilles miniatures, de béchers cylindriques ou coniques, d’aiguières en forme de poire dotées des appuis-pouces, de bouteilles à panse globulaire et à col cylindrique, de bouteilles en forme de cloche à col conique, etc. Des imitations des œuvres en métal, des ustensiles de cuisine, des lampes, des encriers, des équipements chimio-médicaux, des vitres, des bijoux, etc. ont aussi été fabriqués à large échelle. [24] Concernant les motifs, ils représentaient de préférence des animaux, notamment des oiseaux et des créatures en forme de cheval. L’écriture uniquement en style coufique y est employée en guise de décoration finale.
Nous disposons de peu de données au sujet de la qualité de la production du verre aux époques postérieures au début de l’ère islamique, notamment celles des Ilkhanides et des Timurides, ce qui laisse penser que l’industrie de la verrerie de l’époque n’y était pas développée, malgré la persistance d’une simple technique de soufflage pratiquée notamment localement. La découverte de bouteilles plates grossières et épaisses à Takht-e Soleimân en constitue une preuve. [25]
Sous les Safavides (1501-1736) et les Qâdjârs (1786-1925), l’industrie de la verrerie se développe très majoritairement dans le domaine des objets de commerce destinés aux négoces de longue distance. On fabriquait des bouteilles à col long et à corps plat parfois avec des torsions de fils sur le col en guise de décoration, et qui étaient surtout destinées aux liquides comme le vin. [26] Des serres entièrement fabriquées en verre auraient existé à Ispahan et à Shirâz. La cour safavide recevait également des miroirs et de la vaisselle en verre de Venise via les agents et les envoyés vénitiens. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’on commença à importer du verre de Bohême et d’Europe centrale, ce qui ne fut pas sans impact sur la fabrication du verre. [27] Par la suite, des objets en verre aux ornements divers en provenance d’Iran et attribués à la période safavide furent importés en Europe au cours du XIXe siècle. Cependant la majeure partie de ces derniers, notamment des bouteilles à long col, des coupes à vin, des narghilehs, des peinture sous-verre, etc. sont décorés avec des motifs davantage répandus à l’époque qâdjâre, ce qui rend flou leur datage précis.
[1] Morceau de verre naturel impur en forme de goutte, résultant probablement de la fusion de roches terrestres projetées dans l’atmosphère lors de l’impact d’une météorite puis retombées en différents endroits du globe.
[2] (En minéralogie) Pierre vitreuse, d’origine volcanique, d’un vert foncé ou d’un beau noir.
[3] Appelé également "pierres de foudre", les fulgurites sont des morceaux de verre naturel amorphe, fragiles, notamment en forme de tube cylindrique. La rencontre de la foudre et la surface du rocher sont d’habitude à l’origine de sa formation.
[4] Brown, Raymond E., Que sait-on du Nouveau Testament ?, éd. Bayard, 2011, p. 830.
[5] Girard, Marc, Les symboles dans la Bible : essai de théologie biblique enracinée dans l’expérience humaine universelle, Volume 1, Les Editions Fides, Paris, 1991, p. 290.
[6] Douglas, R.W., A history of glassmaking, Une histoire de la fabrication du verre, Henley-on-Thames : G T Foulis, 1972, p. 213.
[7] Cette technique comprenait deux étapes, une première appelée "des fours primaires" où le verre était élaboré pour être refondu dans "les fours secondaires".
[8] Heyworth, M. (1992), "Preuve de la fabrication du verre à l’époque médiévale en Europe", pp. 169-174, S. Jennings, Medieval Europe 1992 : Volume 3 Technology and Innovation.
[9] Corine Maitte, Les chemins de verre - Les migrations des verriers d’Altare et de Venise (XVIe-XIXe siècles), Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 377.
[10] Curtis, John, "Parthian Gold from Niniveh : The Classical Tradition", The British Museum Yearbook 1, 1976, pp. 47-66.
[11] Hauser, S., "Eine arsakidenzeitliche Nekropole in Ktesiphon", Baghdader Mitteilungen 24, 1993, pp. 360-63.
[12] Barag, Dan, Catalogue of Western Asiatic Glass in the British Museum I, London, 1985, pp. 91-100.
[13] Sono, Toshihiko et Fukai, Shinji, Dailaman III : The Excavations at Hassani Mahale and Ghalekuti, 1964, Tokyo, 1968, p. 33.
[14] Megro-Ponzi, Maria Maddalena, "Sasanian Glassware from Tell Mahuz (North Mesopotamia)", Mesopotamia, 1968-69, pp. 293-384.
[15] Huff, Dietrich,"Ausgrabungen auf Qalla-ye Dukhtar bei Firuzabad", AMI, 1976, p. 117.
[16] Lamm, Carl Johan, "Les verres trouvés à Suse", Syria 12, 1931, p. 67.
[17] Megro-Ponzi, Maria Maddalena, "Sasanian Glassware from Tell Mahuz (North Mesopotamia)", Mesopotamia, 1968-69, pp. 293-384.
[18] An, Jiayao, "Early Chinese Glassware", tr. Matthew Henderson, The Oriental Ceramic Society 12, London, 1987, p. 7.
[19] Tallon, Françoise, Les pierres précieuses de l’Orient ancien des Sumériens aux Sassanides, Paris, 1995, p. 29.
[20] An, Jiayao, "Dated Islamic Glass in China", Bulletin of the Asia Institute, N.S. 5, 1991, p. 131.
[21] Kervran, Monik, "Les niveaux islamiques du secteur oriental du tépé de l’Apadana, III : Les objets en verre, en pierre et en métal", MDAFI 14, 1984, pp. 211-225.
[22] Kroger, Jens, Nishapur : Glass of the Early Islamic Period, New York, 1995, Krِger, 1984, pp. 184-85.
[23] Ibid., pp. 95-99.
[24] Ibid., p. 176.
[25] Schnyder, Rudolf, "Keramik- und Glasfunde vom Takht-i Suleiman 1959-1968", Archنologischer Anzeiger, 1975, p. 194.
[26] Charleston, Robert J., "Glass in Persia in the Safavid Period and Later", Art and Archaeology Research Papers 5, 1974, pp. 12-27.
[27] Diba, Layla S., "Glass and Glassmaking in the Eastern Islamic Lands, 17th to 19th Centuries", Journal of Glass Studies 25, 1983, pp. 188-91.