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Niki de Saint Phalle
Exposition au Grand Palais, Paris
17 septembre 2014 - 2 février 2015
Un art thérapie entre Pop’art et Nouveau réalisme
Niki de Saint Phalle est l’une des rares artistes femmes à avoir émergé dès les années soixante dans un monde de l’art encore largement monopolisé par les artistes masculins. Cette émergence, outre la nature de son travail artistique, est due pour partie aux bonnes fées qui l’ont accueillie dans un contexte favorable et à certaines rencontres déterminantes, dont celle de l’artiste Jean Tinguely et celles de figures majeures du Pop’art américain, comme Warhol et Lichtenstein, la vie de cette artiste s’étant déroulée entre les Etats-Unis et la France. Quant à situer l’œuvre, dans sa globalité, elle appartient autant au Pop’art américain qu’au Nouveau réalisme qui lui est contemporain, à l’échelle locale de la France, le Nouveau réalisme ayant été largement défendu par Pierre Restany, le critique d’art, qui sous ce label, rassembla une poignée d’artistes dont Arman, César, Spoerri, artistes plutôt soucieux de proposer une alternative aux abstractions encore dominantes à la fin des années cinquante et au début des années soixante. Pour autant, ces artistes du Nouveau réalisme n’œuvrent pas selon des dispositifs théoriques préalables, et si programme il y a, ce serait celui d’un art pour tous, un art populaire, « Pop », ou davantage populaire que ne l’étaient les abstractions géométriques ou lyriques, expressionnistes et gestuelles de la scène artistique locale des deux décennies de l’après-Seconde Guerre mondiale.
Niki de Saint Phalle va commencer par être mannequin de mode avant d’entamer une carrière artistique où la pratique de l’art se joue comme une thérapie, lui offrant l’opportunité de gérer un certain nombre de ses problèmes intimes et existentiels. Sa biographie laisse apparaître un père incestueux, une volonté de s’éloigner, de s’affranchir d’une famille encombrante issue de la très vieille noblesse française et, d’autre part, un engagement social, notamment dans le féminisme. Globalement, Niki de Saint Phalle explique elle-même son œuvre comme un moyen d’exorciser son mal-être, ses phobies, peurs et douleurs. Ainsi cette œuvre qui semble si joyeuse et tonitruante avec les fameuses Nanas et les tableaux reliefs réalisés à coups de fusil, a pour fonctions la conjuration de bien des difficultés propres à l’artiste. La pratique artistique moderne et contemporaine revêt assez fréquemment ces fonctions, ainsi en fut-il notamment de l’expressionnisme ou plutôt des expressionnismes, figuratifs ou abstraits, dans la continuation de l’image de l’artiste romantique.
A voir cette vaste exposition rétrospective et assez exhaustive qui se tient au Grand Palais, on peut s’interroger sur la classification opérée par Pierre Restany en associant Niki de Saint Phalle au Nouveau réalisme. Pour autant, cette association a sa logique puisque les artistes du Nouveau réalisme ont œuvré avec le réel de notre quotidien comme matériau et matériel : accumulation d’objets d’usage courant chez Arman, emploi de voitures compressées chez César, reliefs de repas figés en œuvres chez Spoerri, affiches lacérées-recollées chez Hains et Villéglé. Niki de Saint Phalle s’empare également du réel, pas tant pour le représenter que pour le mettre en scène et en action. Car avec cette artiste comme avec certains artistes du Nouveau réalisme tel Yves Klein, on assiste à l’émergence de la performance, une performance qui ne s’appelle pas encore ainsi, issue des events tels que les pratiquent Fluxus et notamment Georges Brecht, ou tels qu’ils se présentent avec les concerts de John Cage, dans la foulée de Dada.
Il n’est pas possible de seulement qualifier Niki de Saint Phalle d’artiste du Nouveau réalisme car son œuvre et notamment le Jardin des tarots, en Toscane reflète assez clairement une association à d’autres mouvances de l’art, à celle de Gaudi dont elle admirait l’œuvre et plus particulièrement le Park Guëll de Barcelone. Mais Niki de Saint Phalle admirait également le Facteur Cheval, cet artiste de l’Art brut qui, des années durant, réalisa le Palais idéal. A cela se mêlent et surgissent d’autres artistes, dont évidemment Dubuffet et son Hourloupe, donc peu ou prou le matiérisme, mais aussi Pollock dont les modalités d’usage de la peinture, versée sur la toile depuis le pot, en une danse cérémonielle, surgissent de temps à autre. C’est que Niki de Saint Phalle est autodidacte en matière d’art. Elle commence vraiment à œuvrer en 1958, et finalement cette œuvre oscille quant aux postures qu’elle implique et quant aux formes qu’elle revêt, entre action/performance avec les tirs au fusil, Pop’art ou Nouveau réalisme avec l’emploi en abondance d’objets du quotidien et enfin Art brut avec ces figures féminines, les Nanas, et ces monstres en trois dimensions, tout cela réalisé selon une volonté d’insoumission à un art de l’imitation. Art brut encore, ce que montre judicieusement l’exposition avec l’œuvre graphique, abondante, où se mêlent figures humaines, monstres mythologiques et une écriture omniprésente. Ecriture narrative, automatique et auto narrative qui par sa présence envahissante tire encore davantage l’œuvre de Niki de Saint Phalle vers l’Art brut, plus en tout cas que vers le surréalisme.
Partager sa vie avec Tinguely, praticien d’une sculpture alternative, auteur de machines bricolées qui occasionnellement s’autodétruisent et explosent, engagé contre le nucléaire, conforta et encouragea très certainement Niki de Saint Phalle à développer elle-même une forme d’art contestataire à la fois des formes de l’art et de la société contemporaines. L’œuvre recèle indéniablement une violence qui reflète sa révolte contre un certain nombre de choses de la vie, de sa vie : les tirs au fusil sont évidemment une manière bien singulière de faire de l’art, même quelques décennies après Dada et Marcel Duchamp.
Il y a donc ces tirs au fusil avec ces poches de peinture insérées dans le plâtre et ces écoulements qui font penser au sang. Il y a ces retables au bestiaire monstrueux, plus fantasmatiques que blasphématoires, il y a ces Mariées, - 1963/1964 -, souvent collées au plan du tableau relief et plus ou moins monochromes, blanchâtres, blessées aussi, envahies de bestioles, cadavériques : les fleurs qui les recouvrent sont peut-être aussi des fleurs d’obsèques, elles accouchent de misérables poupées ; une vision du mariage et de la maternité selon Niki de Saint Phalle ! …et sans doute selon son enfance et ce qu’elle a connu avec sa famille. Les Nanas, dès 1965, apparaissent en grosses femmes joyeuses, bariolées et dévorantes, mais sans visage caractérisé - des femmes sans tête ? - et impliquent l’effacement de la domination machiste au profit d’une société rêvée et matriarcale. Niki de Saint Phalle est féministe et ces Nanas, surtout lorsqu’elles sont figurées en position de parturientes, deviennent d’immenses sculptures pénétrables, comme celle de Stockholm en 1966, « Hon en katedral », de 27 mètres de long, qui contient une salle de cinéma, un planétarium et un toboggan. Lourde symbolique évidemment que ces Nanas qui, joyeuses, dansantes, suspendues occupent l’espace habituellement dédié aux mâles. Le visiteur, lorsqu’il est un homme, se sent tout petit, entouré de ces femmes qui semblent instituer une société de femmes - sans lui, ou du moins qui n’est plus au centre ! Autre lecture que celle des Nanas en mères castratrices. Nanas et œuvres faites au fusil disent clairement ces postures de Niki de Saint Phalle, cette artiste qui s’empare d’une arme à feu pour faire de l’art, celle qui envahit l’espace avec ces femmes géantes. Niki de Saint Phalle, comme il se fait beaucoup dans les milieux artistiques d’avant-garde, souhaite ouvrir l’accès à l’art à tout un chacun. Pieux projet puisque l’art et le sien, bien que Pop’, même lorsqu’il est aux dimensions de l’art public, même lorsqu’il est praticable comme « Hon » ou comme dans le cas du « Jardin des tarots » - 1979-1995 -, reste un art qui ne concerne qu’une élite sociale constituant le public de l’art et des musées.
La rencontre de Niki et de Tinguely, l’un des acteurs du Nouveau réalisme, en 1955, a été déterminante pour celle-ci, mais aussi pour lui. Dès lors ils vont collaborer, au-delà des ruptures comme au-delà de la mort de Tinguely en 1991 ; ainsi vont-ils créer des œuvres monumentales communes, exposer ensemble. Ainsi peut-on évoquer « Le paradis fantastique » de Montréal, réalisé en 1967. Leur union sera quelque peu houleuse mais perdurera et au-delà de la mort de Tinguely, Niki se consacrera à la promotion de l’œuvre de celui-ci. Coexistence fructueuse où l’un apporte à l’autre, lui un savoir-faire technique en matière de sculpture, comme avec le Jardin des tarots dans lequel les structures des pièces monumentales de Niki sont bâties par Tinguely : ossature métallique et grillages destinés à recevoir le béton avant que Niki ne le recouvre de miroirs et de céramique peinte.
A proximité du centre Pompidou, le plan d’eau qui jouxte l’IRCAM comporte plusieurs machines de Tinguely et des pièces de Niki de Saint Phalle qui déclenchent le mitraillage des appareils photo des touristes, un art un peu populaire, un peu ludique où les formes tiennent lieu de théorie.
Niki de Saint Phalle est décédée en Californie en 2002, laissant une œuvre abondante développée durant plusieurs décennies, tant aux Etats-Unis où elle exposa aux côtés de Lichtenstein et Warhol, où elle vécut, qu’en France. Sa carrière et sa visibilité ont certainement souffert de cette double identité, américaine et française, et son œuvre si bruyante, sincère, émotionnelle et cathartique a été un peu occultée, peut-être trop orientée vers l’art brut qui est toujours resté un peu marginal par rapport à ce qu’ont choisi de privilégier les institutions de l’art. Et puis pour la génération à laquelle elle appartenait, en tant qu’artiste femme, l’heure n’était pas venue de faire place à part entière à ce « Deuxième sexe ». Le musée d’art moderne et contemporain de Nice (MAMCO) montre en permanence un ensemble, un legs, de belles pièces de Niki de Saint Phalle.
L’exposition du grand palais révèle l’essentiel de l’œuvre de Niki de Saint Phalle, autant par les pièces exposées que par les divers moyens de représenter ce qui est monumental et donc intransportable, autant, également par la documentation ici rassemblée. Comme souvent en ce lieu à l’architecture très grandiloquente, trop grandiloquente, même dans les salles, les œuvres ont quelque peine à se percevoir en toute sérénité, ce qui est le cas ici et on peut aisément imaginer un contexte plus sobre permettant de mieux focaliser le regard sur les pièces exposées. Et comme il se fait en ce Grand Palais, compte tenu d’espaces tellement vastes, l’exposition dépasse un peu la mesure du nécessaire pour montrer, révéler, expliquer Niki de Saint Phalle. Comme pour les expositions Braque ou Dynamo, le choix des œuvres gagnerait sans doute à être plus judicieusement sélectif.