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A l’époque safavide, un certain Khâdjeh Ebrâhim Ghavâmi, notable de Fârs, homme d’affaires, savant et fin politicien, était ministre du suzerain de Fârs, Mohammad Mirzâ, également connu sous le nom de Shâh Mohammad Khodâbandeh. Khâdjeh Ebrâhim n’avait pas d’enfant et en souffrait cruellement. Après bien des prières, il eut enfin un fils. Né en 1571 à Shirâz dans le quartier Ghavâm, Sadreddin Mohammad, plus tard surnommé Mollâ Sadrâ, est un philosophe iranien, chef de file de l’école philosophique de Hekmat-e moteâlieh ou "haute théosophie".
Enfant, il apprend à lire et à écrire dans une école traditionnelle (maktab khâneh) du quartier Ghavâm. Plus tard, un précepteur, Mollâ Abdorrazzâgh Abarghou’i, prend en charge sa formation. Mollâ Sadrâ a six ans quand ses parents s’installent à Ghazvin, alors capitale iranienne, où son père accompagne Shâh Mohammad Khodâbandeh. C’est dans cette ville qu’il poursuit son éducation et rencontre des années plus tard d’éminents penseurs de l’époque, dont Sheykh Bahâ’i et Mirdâmâd, qui deviennent ses maîtres. Sheykh Bahâ’i est non seulement un théologien de premier ordre, mais aussi astronome, mathématicien, ingénieur, architecte et médecin. Mirdâmâd appartient à la même catégorie de ces savants encyclopédiques qui connaissent l’ensemble des sciences de leur temps, mais se consacre avant tout à l’enseignement de la jurisprudence islamique, du hadith (paroles du prophète de l’islam et de ses descendants), et de la philosophie.
En 1598, le roi safavide Shâh Abbâs Ier transfère sa capitale de Ghazvin à Ispahan et fait de cette ville un véritable centre intellectuel. Sheykh Bahâ’i, Mirdâmâd et leurs étudiants s’y établissent. A l’école Khâdjeh d’Ispahan, Mollâ Sadrâ étudie la jurisprudence islamique, le hadith et l’exégèse auprès de Sheykh Bahâ’i, la philosophie auprès de Mirdâmâd, les différents peuples et religions avec Mir Fendereski. Alors âgé de 27 ans, il pose les prémisses de sa doctrine philosophique, la hekmat-e moteâlieh (la haute théologie). Sa pensée est basée sur la notion d’existence (vodjoud) comme constituant la réalité profonde de toute chose, et son rejet de la quiddité (mâhiyat) en une vue de l’esprit. Si l’existence, le fait qu’une chose "soit" et ait une réalité concrète est saisie de façon intuitive, l’esprit a ensuite tendance à considérer comme réelles les essences multiples des choses, en oubliant qu’un principe unique les réunit, et qu’elles se rejoignent toutes dans le fait qu’elles "sont". La pensée de Mollâ Sadrâ est fondée sur l’idée d’une Réalité unique (wahdat al-vodjoud) à la source et comme constituant l’ensemble du réel : les essences, les causes, etc. ne sont que différentes manifestations de l’Existence selon des degrés multiples de plus ou moins grande intensité.
Dans le sillage de sa théorie de l’authenticité de l’existence (esâlat al-vodjoud), Mollâ Sadrâ est également l’auteur d’une théorie du mouvement intra-substantiel (harekat-e djohari) posant le monde comme une réalité en mouvement constant, et permettant de justifier l’intensification de l’existence et l’idée d’une ascension dans l’échelle des différents degrés de l’être. Cette idée d’un mouvement et de changement perpétuel de chaque degré de l’être au-delà des apparences rejoint certains versets coraniques, comme le verset 88 de la sourate Les fourmis : « Et tu verras les montagnes - tu les crois figées - alors qu’elles passent comme des nuages (…) ».
Mollâ Sadrâ croyait également au destin divin (qazâ va qadar), le qazâ étant le décret et la sentence de Dieu, ce qui ne change jamais, alors que le qadar désigne ce que, dans le destin d’une créature, est susceptible de changer et dépend des actions de l’homme ; ce dernier pouvant, par sa volonté et ses actions, influer sur son destin.
Le mysticisme chiite (erfân-e shi’eh) se situe au cœur de la pensée de Mollâ Sadrâ. Selon lui, la religion à un aspect apparent (zâheri) et caché (bâteni) ; ce dernier constituant sa vérité profonde et la raison d’être de l’apparent. L’apparence de la religion, constituée de la loi et des pratiques religieuses quotidiennes, est nécessaire mais ne constitue qu’un moyen d’accéder à la vérité profonde du chiisme. En résumé, l’apparence et le caché, l’exotérique et l’ésotérique sont étroitement liés, l’un n’ayant pas de sens sans l’autre.
Mollâ Sadrâ a enseigné sa pensée auprès de nombreux étudiants, cependant, sous la pression de ses détracteurs et rivaux, il quitte Ispahan et se réfugie au village de Kahak situé près de la ville de Qom. Débute alors une période d’exil très intense sur les plans à la fois intellectuels et spirituels, où il aura des révélations lui permettant de compléter et d’approfondir sa pensée philosophique. Quelques années plus tard, il reprend la plume pour écrire son œuvre philosophique maîtresse, les Asfâr, où l’authenticité de l’existence est définitivement établie et prouvée. Il ouvre un centre d’enseignement de philosophie, formant de nombreux étudiants dont Fayyâz-e Lâhidji et Feyz-e Kâshâni, qui deviennent par la suite les gendres de Mollâ Sadrâ et diffusent sa doctrine. Suite à son implication dans la direction de ce centre, ce dernier devient un foyer scientifique plus important que l’école Khâdjeh d’Ispahan.
En 1632, Mollâ Sadrâ revient dans sa ville natale de Shirâz, sur l’invitation du gouverneur de Fârs, Allâhverdi-Khân, pour assurer la direction d’une école. Commence alors la période la plus fructueuse de sa vie, durant laquelle il enseigne à un auditoire de plus en plus vaste. Mollâ Sadrâ écrit une cinquantaine d’ouvrages au cours de sa vie sur divers sujets dont la philosophie, la théologie, l’exégèse coranique, la question de la liberté, etc.
Mollâ Sadrâ "vivait" sa doctrine et était lui-même animé par une foi profonde. Il a effectué à sept reprises le pèlerinage à La Mecque à pied. Il est d’ailleurs décédé sur le chemin du retour de ce septième pèlerinage, à Bassora, en 1640 selon certains, ou en 1635 selon les notes de son petit-fils Mohammad Alamolhodâ, savant de son temps et fils d’Allâmeh Feyz-e Kâshâni. Pour Mollâ Sadrâ, donc, la pensée spéculative n’a aucune valeur si elle ne conduit pas à un perfectionnement concret de l’âme. Pensée intellectuelle et travail sur soi sont deux aspects inséparables, car c’est par la connaissance de la vraie nature de la réalité que l’âme peut se purifier et s’élever à des degrés plus hauts de la vie spirituelle. Mollâ Sadrâ s’inscrit donc dans la lignée des savants encyclopédiques de son temps, à la fois philosophes et mathématiciens, astronomes, médecins et savants religieux. Il était également un mystique et un pieux ascète. Il est actuellement considéré comme le plus grand philosophe iranien chiite, et sa doctrine continue d’être largement enseignée en Iran et l’objet de nombreuses recherches de spécialistes iraniens et étrangers.
Sources :
Corbin, Henry, Mollâ Sadrâ : Filsouf va motefakker-e bozorg-e eslâmi (Mollâ Sadrâ, grand penseur musulman ; titre adapté à la traduction persane), tr. De Zabihollâh Mansouri, éd. Djâvidân, 1982.
Khâmene’i, Mohammad, "Negâhi be zendegi, shakhsiat va maktab-e Sadrolmoteâllehin" (Regard sur la vie, la personnalité et la doctrine de Mollâ Sadrâ), in Kheradnâmeh-ye Sadrâ, no 4, Tir 1375/juillet 1996.
Pezeshk, Manoutchehr, "Jarfâ-ye andisheh ; morouri bar zendegi va âsâr-e Mollâ Sadrâ" (La profondeur de la pensée ; aperçu de la vie et des œuvres de Mollâ Sadrâ), Hamshahri, Téhéran, 2010.