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Aperçu sur les relations sino-iraniennes de l’Antiquité jusqu’au califat abbasside
Pour se faire une idée claire des débuts de l’histoire des relations entre l’Iran et la Chine, il est bon de se référer aux premiers documents rédigés par les spécialistes, notamment les annuaires grâce auxquels on pourra constater l’ancienneté de ces relations datant du 23e siècle av. J.-C. : « La Chine est même nommée le paradis des historiens car depuis des centaines d’années, les historiens officiels du pays se sont efforcés à rédiger et à sauvegarder tous les menus détails des événements qui avaient lieu dans le pays. » [1] A en croire certains documents retrouvés au cours du 23e siècle av. J.-C., une série de tribus chinoises aurait parcouru les territoires méridionaux de la mer Caspienne afin de se rendre à l’est de la Perse. Les parallèles religieux, sociaux et techniques établis ainsi que les affinités perçues entre la langue akkadienne et chinoise attestent cette vérité. Selon les mêmes sources, l’empereur de la Chine Yao [2] aurait partagé son territoire en douze parties, ce qui correspond exactement au partage du territoire effectué à l’époque Elamite dans les régions du Khouzestân d’aujourd’hui. Le fameux culte de Shang Di [3] et des « six dieux » est également inspiré du grand dieu vénéré à Suse [4] ou Shushan [5]. On a également perçu des affinités entre le nom de Huangdi [6] et de Kutir Nakhkhunte [7] qui renforce l’hypothèse selon laquelle les deux peuples auraient entretenu de véritables (et importants) liens à cette époque [8].
Malgré sa richesse historique et culturelle, la Chine resta pendant de longues années peu connue auprès des Etats asiatiques et européens. La cause de cette ignorance est en grande partie due au fait que les empereurs chinois tenaient d’avantage à agrandir leurs territoires du sud et du sud-est plutôt qu’à s’intéresser aux contrées nordiques et orientales où vivaient des tribus "sauvages" ; d’autant plus qu’ils avaient tendance à considérer leurs voisins comme autant de peuplades sauvages peu dignes d’intérêt. [9] Cette idée reçue s’avéra bien vite mal fondée une fois que certains groupes chinois curieux entreprirent de voyager dans le but de mieux connaître les coutumes et le mode de vie des habitants des différentes régions de l’Asie du sud et du sud-ouest. Après l’installation de l’Etat grec, la Chine se décida à établir avec ces derniers de nouvelles relations économiques et politiques. A l’époque, l’établissement d’éventuelles relations avec bakhtar (Occident) ne constituait pas en soi un projet attractif. Et pour cause : l’insécurité des trajets et la longue distance séparant les deux territoires. Les chemins étaient d’ailleurs régulièrement pillés par les tribus jaunes d’Uechi ou bien attaqués par les tristement célèbres hordes Huns.
C’est finalement au IIe siècle av. J.-C. qu’un sursaut remarquable transforma la situation économique de la Chine. Vouti, empereur de Chine, prit à cœur de développer ses contacts avec le monde de l’Ouest. [10] D’après l’historien persan Yaghoubi, « l’empereur de Chine qui siégea sur le trône dès sa prime jeunesse, gagna en sagesse avec l’âge et une fois mûr, commença à envoyer des émissaires à Babel, munis de tissus de soie en guise de présent, afin qu’ils s’initient à l’art et aux métiers de l’Occident. » [11] C’était la première fois qu’un objet chinois était exporté hors du pays.
Située entre l’Orient et l’Occident de l’époque, la Perse occupait une position médiane entre les civilisations grecque et romaine de l’Ouest d’une part, et les civilisations chinoise et indienne de l’Est de l’autre. On conçoit ainsi aisément l’importance du rôle joué par l’Iran (situation géographique oblige) en tant qu’intermédiaire entre l’Est et l’Ouest dans le développement des civilisations mondiales de l’époque. [12] Les commerçants dont la destination était la Méditerranée et la Chine, empruntaient la fameuse route, connue plus tard sous le nom de « Route de la soie », qui traversait l’Iran et l’Asie Mineure. [13]
En ce qui concerne les relations qu’entretenaient les Mèdes et les Achéménides avec les Chinois, on n’en trouve presque aucune mention, ni dans les sources iraniennes, ni dans les documents chinois. Les Grecs, quant à eux, n’ont fait aucune allusion à la Chine ou bien à un pays dont le signalement correspondrait à ce grand territoire de notre actuel Extrême-Orient. Cependant, compte tenu du fait que les frontières iraniennes s’étendaient jusqu’en Chine, il est peu probable qu’aucun lien n’ait pu s’établir entre ces deux pays voisins.
D’ailleurs comme on vient de le dire, la Chine entretenait de bonnes relations avec Babel et, notons-le également, les acquis en astronomie attribués à la Chine étaient tributaires de l’avancée scientifique de Babel, notamment la formulation des « mondes célestes » (le grand monde) et du « monde terrestre » (le petit monde). [14] Sous les Achéménides, les importantes transactions qui eurent lieu entre l’Iran et certains pays lointains comme la Chine, l’Inde, la Grèce et l’Afrique furent assumées par des commerçants puissants et actifs qui appartenaient aux cercles les plus en vue de la société de l’époque. [15] En 524 av. J.-C., à la suite de l’expédition de Cambyse Ier [16] en Ethiopie, le commerce du « raisin » se développa de manière significative. Ce fruit commença à être exporté en 126 av. J.-C. d’Iran vers la Chine par les soins d’un gouverneur et explorateur chinois du nom de Zhang Qian [17] et donna naissance à un important commerce de vin en Chine.
A partir du IIème siècle av. J.-C., Rome joua un rôle actif dans l’économie des pays se situant sur le pourtour du bassin méditerranéen. Les expéditions romaines firent entrer les richesses des pays orientaux en Occident, notamment le textile (en particulier la soie), les épices, l’ivoire, les parfums et les pierres précieuses en provenance de Chine et d’Inde. Elles favorisèrent l’échange de produits tels que le bronze, le verre, le vin, l’huile et l’or. L’Iran, quant à lui, occupa une position d’intermédiaire en facilitant les transactions et en permettant aux commerçants d’emprunter les routes les plus directes et les moins périlleuses. [18] Des centres destinés aux commerçants et aux caravanes furent par conséquent édifiés, et on mit à disposition des marins et du commerce maritime [19] des fournitures et des équipements de toutes sortes.
A partir du Ier siècle av. J.-C., c’est par l’intermédiaire de l’Iran que transitent les marchandises chinoises à destination de l’empire Kouchan [20]. Rome projeta donc de s’approprier ces routes et pour ce faire, ses armées entrèrent en guerre avec les Parthes. [21] Selon les rapports des ambassadeurs chinois de l’époque, le « roi italien » à la recherche d’une stabilisation des liens commerciaux avec la Chine, fit face aux pouvoirs parthes qui tenaient absolument à garder le contrôle des transactions de la soie avec la Chine. [22] Zhang Qian prit donc le chemin de l’Iran afin de procéder à des études de terrain dans le territoire parthe. C’est à ce moment-là qu’il emporta avec lui les graines de rose et de luzerne en Chine. L’horizon politique et commercial de l’Etat parthe était vaste en ce temps-là, et les perspectives de liens commerciaux avec les contrées orientales et occidentales étaient particulièrement favorables. [23]
Selon les sources écrites, les Parthes, fervents amateurs du commerce avec la Chine, faisaient sans cesse parvenir à l’Empire des présents dans le but d’encourager l’empereur chinois à maintenir et à consolider ses liens commerciaux avec l’Iran. Les Chinois, quant à eux, s’étaient parfaitement familiarisés avec la monnaie persane et s’en servaient même pour orner les récipients décoratifs, notamment en bronze. [24] Les chevaux persans aussi, très connus en Orient, furent importés en Chine sous le règne d’Artaban II [25] et de son fils Mithridate II [26] par Chung Ki Yin. C’est d’ailleurs ce même officier qui ramena en Chine la graine de luzerne, élément important du régime alimentaire des chevaux. Les Chinois, enchantés par le charme et la beauté des montures persanes, les préféraient aux leurs, petites et laides, et appelaient ces nouveaux venus « chevaux célestes ». [27] Mithridate II fut le premier roi qui parvint à établir des relations de bonne entente avec l’Occident et à conserver en parallèle des liens commerciaux étroits avec la Chine. [28] En l’an 115 av. J.-C., Mithridate II signa un traité avec l’empereur chinois stipulant l’amélioration, pour le futur, des relations entre les deux pays.
A la suite de la signature de ce traité, des produits tels que la grenade, la luzerne, les épinards, le raisin, le concombre, l’oignon, le safran et la graine de jasmin, ainsi que la pistache, les herbes fines, les fleurs emportés en Chine firent l’objet de cultures à grande échelle. [29] En revanche, l’Iran eut droit à importer le fer, l’abricot et la pêche.
Les relations entre l’Iran et la Chine prospérèrent sous les Sassanides. Ardéshir Ier [30], premier roi sassanide, expédia ses hommes en Chine et en Inde dans l’espoir de réunir ou de copier tous les exemplaires du livre sacré Avesta. Dans le livre d’histoire chinois Wei-Shu, les visites rendues par des émissaires ou des comités de voyageurs persans en Chine sont évoquées à plusieurs reprises. [31] A la suite du couronnement d’Ardéshir, Fagfour, l’empereur chinois, s’adressant à son frère Khosro Ier, avait eu le geste délicat de lui faire parvenir en guise de cadeau un cheval serti de perles dont les yeux étaient des rubis et dont le cavalier portait une épée avec un manche en émeraude.
Avec l’arrivée de l’Islam et son déploiement sur le territoire iranien, Yazdgerd III qui se trouvait pour le moins dans une mauvaise posture, dépêcha un comité diplomatique en Chine (en l’an 639 du calendrier iranien) avec pour but de demander assistance à Fagfour, empereur de chine. Mais celui-ci, prétextant le danger des chemins et des voies praticables, refusa son concours aux Iraniens. [32] Les demandes d’aide de la part de l’Iran se poursuivirent sans résultats. Ne pouvant bénéficier de l’assistance d’aucun allié contre les musulmans, les Iraniens cédèrent et adoptèrent l’islam. En 673, Péroz Ier [33] se rendit personnellement à la cour de l’empereur chinois. Sur le chemin de retour, il se heurta aux Arabes qui venaient fraichement de conquérir l’Iran. Il s’en alla donc et demeura vingt ans en exil. [34] Il est à noter qu’après la chute de la dynastie sassanide, un grand nombre d’Iraniens se réfugièrent en Chine et y restèrent jusqu’à la fin de leur vie.
A l’instar de la chrétienté et du manichéisme, l’islam réussit à pénétrer en Chine par l’intermédiaire des commerçants et des villes frontalières d’abord, et par la suite, par l’envoi de missionnaires à l’époque des rois abbassides. Il s’agissait en particulier d’habitants du golfe Persique qui avaient pour tâche d’attirer toujours plus de musulmans vers la Chine. Les Iraniens sont donc en grande partie responsables de l’introduction de la religion musulmane en Chine, notamment sous la dynastie Song. [35] A cette époque, parmi les onze provinces de la Chine, huit avaient déjà adopté l’islam. Au début du XIIIe siècle, l’incursion des Mongols en Iran entraîna l’immigration de milliers d’Iraniens vers la Chine. Ils commencèrent alors à se mêler aux Chinois et en peu de temps, une tribu chiite se constitua pour devenir la seule tribu chiite de Chine. Il est à noter que les membres de cette tribu utilisaient des prénoms iraniens et arabes pour nommer leurs enfants.
Un survol de l’histoire des relations sino-iraniennes illustre donc la teneur des liens étroits que les deux pays surent établir dans les domaines politique, commercial, artistique et religieux. Bien que sous les Achéménides, les relations entre les deux pays aient été incertaines, sous les Parthes et les Sassanides, le rôle tenu par l’Iran, surtout en tant qu’intermédiaire entre l’Orient
et l’Occident, est particulièrement clair.
[1] Azari, A., "Ravâbet-e Irân bâ Tchin pish az eslâm" (Les relations sino-iraniennes avant l’islam), revue Barresi-hâye Târikhi, 5ème année, Azar et Dey, 1970, p. 193.
[2] L’Empereur Yao est un souverain mythique de l’antiquité chinoise (2085-2004 av. J.-C.).
[3] Shangdi est un dieu suprême, peu connu de la dynastie Shang.
[4] Suse ou Shushan est une ancienne cité appartenant à la civilisation élamite au ve siècle av. J.-C., et la capitale des Achéménides.
[5] Douglas, R., Târikh-e Tchin (Histoire de la Chine), trad. Djoudat, H. éd. Binâ, 1971, pp. 10-11.
[6] L’Empereur Jaune est un souverain civilisateur de la haute antiquité (2697-2597 av. J.-C.).
[7] Roi élamite ayant régné entre 693-692 av. J.-C.
[8] Rezâ, E., Irân va torkân dar rouzegâr-e sâssâni (Les Iraniens et les Turcs à l’époque sassanide), éd. Elmi va farhangi, 1386, p. 6.
[9] Tashakori, A., Irân be revâyat-e Tchin-e bâstân (L’Iran raconté par la Chine antique), éd. Institut des relations internationales, 1977, p. 56.
[10] Diakov et Al., Târikh-e jahân-e bastân (Histoire du monde antique), 1er tome, trad. S. Ansâri et B. Mo’meni, éd. Andisheh, 1971, p. 292.
[11] Azari, A., "Ravâbet-e Irân bâ Tchin pish az eslâm" (Les relations sino-iraniennes avant l’islam), revue Barresi-hâye Târikhi, 5ème année, Azar et Dey, 1970, p. 193.
[12] Girshman, R., Irân az âghâz ta eslâm (L’Iran des débuts jusqu’à l’arrivée de l’islam), trad. M. Moïn, éd. Elmi va farhangi, 1985, p. 16.
[13] Malcom, C., Pârtiâns (Les Parthes), trad. M. Rajabniâ, éd. Sahar, 1978, p. 13.
[14] Azari, A., "Ravâbet-e Irân bâ Tchin pish az eslâm" (Les relations sino-iraniennes avant l’islam), revue Barresi-hâye Târikhi, 5ème année, Azar et Dey, 1970, p. 194.
[15] Ensâfpour, Gh., Târikh-e zendegi-e eghtesâdi-e roustâian (Histoire de la vie économique des paysans), éd. Andisheh, 1976, p. 256
[16] Cambyse Ier (v. 6000-559 av. J.-C.), de la dynastie achéménide.
[17] Zhang Qian, explorateur et émissaire impérial chinois.
[18] Girshman, R., Honar-e Irân (L’art de l’Iran), trad. de B. Farahbakhshi, éd. Bongâh-e tarjomeh va nashr-e ketâb, 1971, p. 337.
[19] Ibid., p. 338.
[20] L’Empire kouchan a existé au IIIe siècle av. J.-C.
[21] Pigoloskaya, N.V. et al., Târikh-e Irân (Histoire de l’Iran), trad. K. Keshâvarz, éd. Payâm, 1975, p. 54.
[22] Tashakori, A., Irân be revâyat-e Tchin-e bâstân (L’Iran raconté par la Chine antique), éd. Institut des relations internationales, 1977, p. 72.
[23] Gotshmidt, Târikh-e Irân va mamâlek-e hamjavâr-e ân (Histoire de l’Iran et de ses contrées avoisinantes), trad. K. Jahândâri, éd. Nashr-e Collège, 1977, p. 205.
[24] Ibid.
[25] Artaban II fut roi des Parthes (128-124 av. J.-C.)
[26] Mithridate II Arsace VIII (le Grand) fut un roi de Parthie (123-88 av. J.-C). C’est sous son règne que la Parthie atteint sa plus vaste étendue.
[27] Sâmi, A., Tamadon-e Sâssâni (La civilisation sassanide), éd. Foulâdvand, 1962, p. 209.
[28] Deboise, N., Târikh-e siâsi-e Pârt (Histoire politique des Parthes), trad. A. Asghar Hemmat, éd. Ebn-e Sinâ, p. 31.
[29] Girshman, R., Honar-e Irân (L’art de l’Iran), trad. de B. Farahbakhshi, éd. Bongâh-e tarjomeh va nashr-e ketâb, 1971, p. 340.
[30] Ardéchir est le fondateur de la dynastie iranienne des Sassanides.
[31] Kouashi, H., "Ravâbet-e siâsi-e Irân va Tchin dar doreh-ye sâssâni" (Les relations politiques de l’Iran et de la Chine sous les Sassanides), revue Barresi-hâye Târikhi, 6e année, 1971, p. 160.
[32] Mashkour, J., Irân dar ahd-e bâstân (Iran à l’époque antique), éd. Amir Kabir, 1968, p. 487.
[33] Péroz Ier, empereur sassanide (457-484 av. J.-C.)
[34] Kouashi, H., "Ravâbet-e siâsi-e Irân va Tchin dar doreh-ye sâssâni" (Les relations politiques de l’Iran et de la Chine sous les Sassanides), revue Barresi-hâye Târikhi, 6e année, 1971, p. 170.
[35] Dynastie Song (960 -1279). Elle a été suivie par la dynastie Yuan.