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Regard de géopoétique sur l’or noir
L’Or noir des steppes, Sylvain Tesson
Périple de l’Aral à la Méditerranée, par la Caspienne et le Caucase
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C’est en écoutant une radio nationale cracher des informations dans une station-service de la banlieue parisienne que l’écrivain français Sylvain Tesson a eu l’idée du livre intitulé L’Or Noir des Steppes. Il était question, sur les ondes, de crise énergétique, montée du prix du baril, et réchauffement climatique. Dans la vie de tous les jours en France, on aborde la thématique du pétrole essentiellement sous l’angle économique et géopolitique, "les pipelines, axes de tensions entre les nations" ; et très généralement, on est assis sur une chaise ministérielle. Mais d’autres personnes y réfléchissent assises sur un baril de brut à l’autre bout du monde. C’est cette deuxième solution pour le moins originale qui aura été privilégiée par Sylvain Tesson : l’écrivain tissera, sur le parcours d’une goutte égarée de pétrole, son voyage et son livre.
Ce livre, L’Or noir des Steppes, est l’occasion de découvrir l’art d’une poétique qui recèle les clés pour comprendre la richesse de la géographie que traversent de vulgaires tubes. Une manière de regarder d’un peu plus près "ce sang du monde" sous l’œil bienveillant d’un poète vagabond.
"D’où venait [le pétrole] et qui l’extrayait ? Qui l’avait acheminé jusqu’à la pompe rouge et or de cette station d’autoroute ? De quels tréfonds anticlinaux avait-il jailli, et quels paysages avait-il traversés ? Quels hommes avaient présidé à son forage, à son raffinage ? A qui appartenait-il, et qui s’enrichissait des 23 euros dont je m’acquittais avec ma carte bleue ?" C’est pour répondre à ces questions que l’écrivain s’est lancé sur les pipelines de l’Aral à la Caspienne. Atteindre l’Azerbaïdjan à bord d’un ferry, trottiner de Bakou aux plaines anatoliennes : "abattre le même trajet que celui d’une larme d’or noir de la haute Asie convoyée à travers steppes et monts pour que le monde poursuive sa marche folle". Il s’agit de faire, à pied et en solitaire, la jonction entre les régions productives de pétrole d’Asie centrale à la région consommatrice de pétrole qu’est l’Europe.
Drôle de motifs, à première vue, pour inciter le voyage que l’origine géographique du pétrole consommé à Paris. Et pourtant, rien d’idyllique à contempler le cheminement de ces pipelines. Simples gros tubes striant des reliefs variés ou vecteurs des perpétuels trajets des hommes au travers du temps, l’espace dans lequel évoluent les pipelines n’est pas sans bagage historique. Sur ces mêmes sentiers, sur ces mêmes monts sur lesquels s’acheminent les pipelines, sont passés nomades turco-mongols, ethnies turciques, peuples caucasiens, kurdes, russes. Les postes de sécurité remplacent désormais les ensablés caravansérails de Boukhara, les oubliés avant-postes de Kalmoukie. Marches de l’Empire russe, itinéraire d’Ibn Battuta, cheminements de la Bactriane : tous ont emprunté ces mêmes chemins taillés dans la géographie perpétuelle. La géopoétique est ainsi faite pour retranscrire le passage d’êtres humains, en caravane ou en solitaire, dans un éternel paysage, au grès des âges.
L’écrivain lui aussi marche. Inlassablement, il marche. Aucun kilomètre sur terre ne se fait en véhicule motorisé, pour Sylvain Tesson. Tout se rythme à l’allure du pas de l’homme. Une allure qui lui permet de s’interroger sur cette effroyable course à l’énergie ou fuite en avant que se livrent certains pays à l’échelle du globe. Kalmoukie, Vladivostok, lac Baïkal, les monts Kun-Lun, Karakalpakistan : autant de noms géographiques qui font l’effet de psalmodies rythmant le pas du promeneur solitaire.