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La traversée des monts du Zagros, entre Shirâz et Boushehr, est une merveille, un étonnement perpétuel. Un défilé panoramique de sierras, de falaises, de précipices, se chevauchant, s’interpénétrant. Collés à la vitre de leur autocar, Emelle, Géhel n’en perdent pas une miette.
Le contraste est rude. L’empyrée des poètes, la nature absolue... Ils ont quitté Shirâz ce matin, un peu précipitamment. A peine trois jours dans la ville ! Un affront à Sa Majesté. Après Hâfez et la montagne au figuier, que restait-il à voir ?... Beaucoup trop ! Qu’ils connaissaient déjà, plus ou moins, qu’ils n’ont pas voulu emmêler dans un tourbillon d’images fortes. Pardon à vous, madrassés, mosquées, aux coupoles de soleil, aux étoiles en miroirs ; Jardins du Paradis, Saadi et son Jardin des Roses...
Une halte, passé Bishâpour. Les buvettes sont fermées, pour cause de ramadan. Et pas un brin d’ombre. Au-delà de la place du village, écrasée sous le soleil de midi, une ceinture de champs irrigués, puis le désert. En toile de fond, de grandes murailles rocheuses... Des regards les épient. Sur les remparts de Bishâpour, taillée à même la roche, la garde veille. Fantassins Sassanides immobiles, depuis deux millénaires. Rome s’y est frottée, a rebroussé chemin. Un autre empire est à la porte… Légionnaires des temps modernes, "go home !"
De nouveau rivés sur leurs sièges. La route zigzague entre les monts, se faufile dans des gorges, escalade un col, interminable. Au sommet du col, l’éblouissement ! Dans le jaillissement minéral des crêtes, une rivière translucide a entaillé la roche, grain par grain, au fil des millénaires. Elle creuse encore, obstinément, comme un forçat en quête de liberté... Dans le labyrinthe du Zagros, elle est le fil d’Ariane menant à l’océan. Demain, elle s’abreuvera à la source de ses eaux. Elle aussi aura bouclé sa boucle.
… L’océan est un golfe, arabique ou persique, selon les goûts. Invisible. Du sable, des marais salins, à perte de vue... Boushehr, enfin. La ville déçoit au premier abord. Des chantiers navals, des quartiers modernes, de grandes avenues rectilignes.
Le car les lâche à une intersection bruyante. Des taxis les accostent, les pressent. Ils hésitent... Ils sont encore sur les sommets du Zagros, la descente est rude. Une jeune fille vient à leur aide. Elle était du même voyage. Elle connaît un hôtel tranquille, près du bord de mer. Elle appelle un taxi, négocie la course, s’embarque avec eux. Situation courante dans les rues d’Iran, dès qu’on semble hésiter. Quelqu’un vous aborde, vous indique le chemin. Ou vous guide jusqu’à l’endroit voulu, puis s’éclipse sans rien réclamer. La jeune fille en fait autant, après avoir réglé la course à leur insu. Ils ont juste le temps de l’inviter au restaurant de l’hôtel, ce soir, au moment où le taxi démarre.
Ils sont à deux pas de la ville ancienne. Un emplacement idéal !... Ils se perdent avec joie dans le dédale des ruelles. Boushehr étonne, déroute, fascine. Boushehr est une vieille dame, repliée sur son passé, s’émiettant grain par grain sous l’assaut des embruns, du vent des sables. La beauté demeure malgré l’âge. Elle s’accroche à ses façades magnifiques, au désert, où chaque porte, chaque balcon, chaque fenêtre sont une œuvre d’art... Boushehr se meurt ; elle perd son sang. Ses citoyens la fuient, jour après jour, aimantés par la ville nouvelle.
… La jeune fille les attendait à la réception de leur hôtel, accompagnée de sa sœur, de sa petite nièce. Ils ont fait connaissance, ont dîné ensemble, tranquillement, puis sont retournés vers la vieille ville. Atena a vingt ans, étudie à Shirâz, est venue rendre visite à Rosita, sa grande sœur. Toutes les deux charmantes, agréables, discrètes. Une déesse, une fleur.
Ils sont restés à la charnière des deux Boushehr, dans la grande rue piétonne séparant passé et présent. L’ambiance était chaude, ce jeudi soir, la jeunesse occupait l’espace. Ils se sont mêlés aux filles, aux garçons, se suivant, se frôlant en bandes joyeuses. Ils ont dégusté un milk-shake au melon, sur la place de la Révolution, ont traîné un peu dans les galeries marchandes, sont retournés vers l’hôtel, se sont séparés.
…Géhel aime les répétitions. Il refait le parcours, seul, à grandes enjambées. A minuit, les rues sont presque vides ; la jeunesse s’est envolée. Il commande un milk-shake au melon, à nouveau, place de la Révolution, au milieu des commerçants tirant leur rideau, puis se perd dans le labyrinthe du vieux Boushehr... Il se retrouve sur le bord de mer, sans l’avoir cherché, non loin de leur hôtel. La jeunesse est là, sur la promenade panoramique, sur les bancs, les murets, aux terrasses des snack-bars. Il se fond dans la foule, achète des samosas, sympathise avec le marchand en savourant ses délicieux beignets aux pommes de terre. Ah, les samosas de Mohammad ! Les meilleurs du monde ! Puis se laisse aborder par un homme jeune, se laisse offrir un thé sur une terrasse. L’homme est élégant, raffiné, intelligent. Il est ingénieur dans l’industrie pétrolière, travaille pour une compagnie française. Lui aussi se nomme Mohammad.
Géhel se pose sur un banc, seul, face à l’océan sans fin. De Shirâz à Boushehr, que faut-il retenir ?... Le film est passé vite, à peine une journée... Sur les terres de l’Enfant-Poète, n’entre pas qui veut. Ou n’en sort pas qui veut. La garde veille sur les remparts du vieil empire ! Guerriers millénaires, aux cuirasses de roche, aux regards de flammes, nourris au feu sacré. Il doit franchir les labyrinthes, un en eau, un en terre ; cerveau gauche, cerveau droit. Au départ, ou à l’arrivée - la bobine est réversible, le film se lit dans les deux sens - la déesse l’accueille, dans son jardin des roses. Elle aussi était du voyage, il ne le savait pas. Elle était sa moitié, invisible, l’aiguillant, veillant sur lui. A la porte de l’Océan, le Passeur l’attend. Il a deux fonctions annexes, à l’aube du grand voyage : il fortifie le corps, il fortifie l’esprit. Il a deux visages, un seul nom.
A Boushehr, ce matin, tout est fait, tout est dit. Comme à Shirâz, deux jours plus tôt, il n’y a rien à rajouter. Ils décident de repartir cette nuit par avion, direction Téhéran. A l’horizon, la fin du voyage.
… Reverront-ils Boushehr ? De retour en France - un peu plus loin sur la coquille d’Ormouz - ils liront les journaux, colleront l’oreille à la radio... Au pays des méchants barbus, on prépare la bombe atomique, dans une ville du bord de mer, face à l’Arabie. Une ville interdite, sûrement, avec des militaires sur les toits, dans les rues, des miliciens féroces déguisés en marchands de samosas ou de milk-shake au melon... Ils l’ont échappé belle, à Boushehr, Emelle et Géhel !
Heureusement, on veille au grain, au pays des bons civilisés. On a Zorro, avec son grand chapeau, façon haut-de-forme. Il va leur mettre une raclée à ces vilains sauvages ! اa tombe bien, on a des bombes plein les hangars, on ne sait pas quoi en faire. Un bowling à Boushehr, pourquoi pas ? En direct à la télé.
…Il y a Atena. Il y a Rosita et sa petite Fâtemeh. Il y a deux Mohammad. Il y a des enfants jouant au football, ou à cache-cache, dans le labyrinthe de la vieille ville... Face aux porte-avions, aux Mirage, aux missiles. Face à la mort hideuse.
Face à Zorro, il y a l’Enfant-Poète. Il est nu, ceinturé d’une écharpe de brume. Par son Verbe, il commande aux planètes, aux étoiles. Dans sa danse cosmique, il crée, il détruit, il recrée. Sous sa main tournée vers la Terre, Zorro est un fétu de paille. S’il le veut, demain, il soufflera dessus.
… Boushehr vivra. Inch’Allah !
*Ces chapitres sont mis à la disposition de La Revue de Téhéran par son auteur.