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Il est minuit. Géhel ne sait pas dormir sur un siège d’avion. Le nez collé à son hublot, il scrute le vide. Le désert peint en noir par l’encre de la nuit. Le noir total.
Une clarté, soudain ! Une galaxie perdue, scintillant au cœur du désert. Ispahan s’étale, généreuse, abondante… Un trou noir l’interpelle, au sud de la cité. Un tunnel vertical, menant de la mort à la vie, ou vice-versa, et où le temps n’existe pas. Golestân-e Shohadâ, hors la lumière nocturne, en exception discrète.
… Au seuil de ce tunnel, sur un banc public, Géhel a levé la tête. Il observe le ciel, les étoiles, en recherche d’un signe. Un avion l’interpelle. Il agite une main, lui souhaite bon voyage.
Ce soir, Emelle et Géhel sont invités dans une famille iranienne. Ils ont rencontré la mère, charmante, dans le vol Paris-Téhéran, il y a presque un mois. Emelle a décidé de s’acheter un sac en cuir, de nouvelles chaussures, pour l’occasion. Une occasion qui la ravit. Géhel la laisse au nord de l’avenue Vali Asr, dans le secteur des belles boutiques. Avec trois mots d’anglais, deux de français, beaucoup de gestes et un grand sourire, il sait qu’elle fera merveille.
Lui cherche un photographe, pour faire développer les pellicules du voyage. Il a déjà tenté l’expérience, à Tabriz, a été satisfait du résultat. A deux jours du départ, il y a urgence… Géhel ne sait pas encore qu’il prend des risques, beaucoup de risques. Comme à Boushehr. Il n’a pas encore regardé l’émission consacrée à l’Iran, à "Envoyé Spécial", en mars prochain.
…Le grand reporter, une femme, ne peut pas sortir ses films du pays. Elle se déplace incognito, dans un voyage organisé - les individuels sont interdits, paraît-il. Elle doit les faire passer par la Turquie, en contrebande, en évitant tous les dangers.
Géhel a laissé ses bobines dans un grand magasin spécialisé. Il aura les photos dans deux heures, c’est promis ! Mardi, dans l’aéroport Mehrabâd, il passera tranquillement la douane, comme d’habitude, avec ses souvenirs de vacances.
… Notre aventurière n’a pas le droit à ces belles vacances ! Elle rencontre des barrages sur les routes, toutes les heures, est fouillée, interrogée… Bizarre ! اa ne leur est jamais arrivé une seule fois !… A Ispahan, elle risque sa vie pour rencontrer un opposant, le soir tombé, pendant le couvre-feu… Il ne s’en était pas aperçu du couvre-feu, Géhel, pendant son étrange dialogue sous le pont Si-o-Seh ! Plus tard, elle arrivera à joindre un prisonnier politique, dans sa cellule. Elle lui aura fourni un téléphone portable, avec l’aide d’un complice. Entre le téléphone et elle, une grosse ficelle, bien sûr !
Mon pauvre ami Géhel, quand tu verras la suite !… Elle filmera des murs couverts de sang, aussitôt des massacres d’étudiants. Il connaît quelques étudiants, Géhel, à Téhéran, à Ispahan, à Tabriz ; ils ne sont pas au courant des faits. Elle montrera un homme, torturé à mort ; sa religion était différente… Il a rencontré des chrétiens, des zoroastriens, un sikh, quelques juifs. Ils aimaient leur pays, ils étaient citoyens à part entière. Ils avaient donné leur sang, certes… C’était il y a vingt ans, pour défendre leur liberté contre un tyran armé par l’Occident.
La redresseuse de torts est vêtue en noir, ce qui n’est pas une obligation dans le pays… C’est sûrement la femme de Zorro !
La montagne est nue, sans un arbre, sans un buisson. Elle ondule en lourdes croupes, à l’infini. Paysage d’une planète égarée, trop loin de son soleil, ou trop près.
Géhel se retourne, soudain, revient sur terre. A ses pieds, mille mètres en contrebas, Téhéran se noie dans des vapeurs d’hydrocarbures. C’est bien la Terre, oui ! Il lui préfère la planète inconnue, se retourne à nouveau, continue à grimper… Le ciel le tente, un peu plus haut, en nuées grises frôlant les cimes.
Il n’ira pas au ciel, pas aujourd’hui en tout cas. Il s’arrête sur un contrefort, se cale contre un rocher. Contemple. La montagne nue, la grande métropole. L’aube et le déclin du jour. Un jour, plusieurs millions d’années. Qu’en ont-ils fait, ces sauvages, de leur Terre Promise ?… Géhel connaît les maux, l’Animal qui les nourrit. Mais l’Animal est bête, il dévore tout son garde-manger.
Va-t-il le crever, son ballon rebelle, l’Enfant-Poète ? Un point noir qui s’effacerait sur la spirale d’Ormouz… Peut-être attend-il tranquillement. Dans quelques secondes, à peine…
Au départ, Bing Bang !... Boum ! à l’arrivée. « Circulez, il n’y a rien à voir ! »… Voilà pour l’hypothèse pessimiste. L’optimiste ? N’en parlons plus, c’est trop tard !… Entre les deux, la Terre balance. La pollution, le réchauffement, la bombe atomique… Quel scénario possible ?
…La Bête a tout mangé, puis s’est mangée elle-même. La Terre digère les excréments, laborieusement, siècle après siècle… Quelques taches bleues fleurissent, de-ci de-là, sur la planète meurtrie. Sur la terre de Zorro, seuls les plus durs ont résisté. Les plus purs aussi. Quelques tribus apaches, cheyennes, pieds-noirs… Elles gardent en mémoire l’épopée furieuse ; jamais plus elle ne doit resurgir ! Sur le rivage des deux océans, elles guettent l’horizon, jour et nuit. Dans leurs carquois, des flèches empoisonnées… Sait-on jamais ?
Il dégringole la montagne, en piquant par des raccourcis. Saute dans un taxi. Il doit rejoindre Emelle à l’hôtel vers six heures, prendre une douche, se changer. Une autre famille les attend dans son appartement confortable. Famille charmante, comme la veille au soir. L’hospitalité iranienne !
Soirée originale, en écoutant de vieux airs d’Aznavour. Un peu nostalgique, à quelques heures de leur vol pour Paris. "Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans…" Puis en route pour Darband, sur les hauteurs de la ville. Le rendez-vous des jeunes, des amoureux, des insomniaques. Le Montmartre de Téhéran, en quelque sorte. Avec théières et pipes à eau, sur des coussins moelleux. Amusant, sans plus. Géhel aurait souhaité une autre fin au voyage.
…L’homme l’observe depuis un moment, lui fait signe d’approcher. Il est marchand ambulant, propose des betteraves chaudes. Il n’est pas tout jeune, la soixantaine au moins. Il a un visage comique, avec un long nez, de grandes oreilles. Un regard paisible. Sur son crâne, le bonnet en laine des derviches.
Les amis sont avancés, il n’y aura pas d’interprète pour l’étrange monologue… L’homme le fixe, intensément. Il y a du feu dans ses petits yeux, si doux un instant plus tôt. Il marmonne quelques litanies – le nom ’Ali revient souvent – tout en dessinant devant lui d’invisibles figures. Puis s’arrête une minute, sans baisser les yeux, recommence une seconde fois. Lui souffle sur le visage, en guise d’adieu, comme son confrère de Massouleh…
Voyage trois fois béni, cette année, en Iran. Au début, à la fin. Double bénédiction, la seconde fois : une pour clore le voyage, l’autre pour la suite de l’aventure.
*Ces chapitres sont mis à la disposition de La Revue de Téhéran par son auteur.