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"La fille du marchand, le savant, le vizir et le berger" est un conte traditionnel iranien qui insiste sur l’importance des valeurs morales fondant la société. Plusieurs versions en ont été rapportées, dont celle de Mohsen Mihândoust intitulée "Dokhtar-e tanhâ" (La fille seule) [1]. On y décrit la solitude d’une jeune fille à la suite de la mort de sa mère à Shirâz, et le destin d’un homme malhonnête qui veut abuser d’elle. La morale est la suivante : les traîtres connaissent une fin funeste, et les innocents sont lavés de tout soupçon. Une autre version est celle de Kouhi Kermâni [2] dont nous présentons ici la traduction, avec une morale similaire.
Il était une fois à Pasargades un marchand nommé Bâbak. C’était un homme très riche et heureux qui avait une fille unique, Yâsamin, qu’il aimait de tout son cœur. Il avait aussi adopté un orphelin qu’il avait baptisé Khodâ Bakhsh, ce qui signifie "Don de Dieu".
Son amour pour sa fille était si fort que, bien qu’il ne fût pas d’usage de donner de l’instruction aux filles, il avait engagé pour elle un homme savant pour qu’il éduque la belle Yâsamin. Hélas, ce savant était malhonnête et chercha à séduire la jeune fille au lieu de l’instruire.
Un jour que le marchand partit pour un long voyage, le savant crut tenir sa chance et dès qu’il se vit seul avec la jeune fille, lui parla de ses désirs. Mais Yâsamin le repoussa et refusa ses propositions avec indignation. Alors le scélérat lui dit :
« Si tu ne me satisfais pas, j’écrirai à ton père et lui ferai croire à ton absence de vertu. »
La jeune fille ne se troubla point et lui répondit de faire ce qu’il voulait. Le mollah mit donc sa menace à exécution et écrivit une lettre calomnieuse à Bâbak.
Le riche marchand, croyant à la véracité des propos du savant et blessé dans son honneur, répondit à cette lettre en ordonnant à son fils adoptif Khodâ Bakhsh d’emmener Yâsamin dans la forêt, de la tuer et de lui envoyer sa robe ensanglantée comme preuve de la mort de la jeune fille.
Khodâ Bakhsh partit donc dès l’aube avec la jeune fille. Celle-ci, pressentant le danger, pleurait et suppliait. Cependant, le jeune homme était certain qu’elle était innocente. Il tua donc d’un coup d’arbalète un pigeon, imprégna du sang de l’oiseau la robe de la jeune fille et lui dit : « Je sais que tu es une jeune fille vertueuse, mais je dois obéir à l’ordre de mon père. Par cette ruse, tu garderas la vie et je n’aurai pas désobéi. Nous n’avons pas le choix. Pars, éloigne-toi de Pasargades et n’y reviens jamais. »
Yâsamin marcha des jours durant, s’alimentant des fruits qu’elle trouvait dans la forêt, et dormant la nuit dans les arbres. Des jours et des nuits s’écoulèrent.
Un soir, elle arriva au bord d’une fontaine. L’eau était fraîche et à quelques pas de là, un arbre très ancien étendait ses branches protectrices. Elle décida de rester là quelques jours pour se reposer de sa marche sans but.
Dans la contrée voisine, un matin, le jeune prince Bahrâm rassembla ses amis et ses serviteurs pour une partie de chasse. Durant la chasse, il remarqua soudain une gazelle à l’orée d’un bois. Il se lança à sa poursuite mais l’animal, rapide comme le vent, disparut parmi les arbres.
A sa suite, Bahrâm galopa jusqu’à ce qu’il arrive près d’une fontaine. Il était assoiffé et son cheval était épuisé. Il posa donc pied à terre pour quelques moments de repos. Alors qu’il se penchait pour prendre de l’eau dans le creux de ses mains, il vit le reflet d’une ravissante jeune fille. Il leva la tête et vit Yâsamin à moitié nue qui tentait de se cacher derrière le feuillage de l’arbre. Il lui dit :
« Qui es-tu, une houri descendue du paradis, ou un être humain ? »
La jeune fille répondit : "Les ronces et le mauvais temps ont déchiré mes vêtements, donne-moi un voile pour me couvrir et après, je pourrai descendre te parler."
Bahrâm lui lança son manteau. La jeune fille était belle et charmante ; Bahrâm fut séduit. Quand Yâsamin lui eut conté sa malheureuse aventure, il décida de la ramener à son palais. Il installa la jeune fille sur la selle devant lui et ils prirent le chemin du retour.
En arrivant dans son royaume, le prince Bahrâm se présenta au roi, son père, et lui narra l’histoire de la jeune fille. Le roi déclara alors :
« C’est un signe du ciel, c’est avec cette jeune fille que tu partageras ton destin. »
Le lendemain, on organisa à la cour une grande cérémonie au cours de laquelle le prince Bahrâm épousa la belle Yâsamin.
Plus les jours passaient, plus leur amour grandissait et après quelques mois, ils eurent leur premier fils. Deux ans plus tard, un autre garçon naquit de cette heureuse union.
Un soir, que le prince retournait à son palais, il vit sa femme bien-aimée soucieuse et triste. Il lui en demanda la raison :
- Très chère épouse, pourquoi pleures-tu et quel souci te rend triste ?
- Mon amour, mon père me manque, cela fait longtemps que je n’ai pas de ses nouvelles… Je voudrais tant le voir !
- Chasse la tristesse de tes beaux yeux. Demain, tu te prépareras pour une visite à ton père, et tu y resteras autant que tu voudras. Je vais ordonner à mon vizir et quelques serviteurs de t’accompagner.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le prince organisa le voyage et sa femme s’en alla avec ses deux enfants et ses serviteurs. Quelques lieues faites, la caravane s’arrêta pour se reposer. ہ la nuit tombée, le vizir entra dans la tente de la belle Yâsamin et lui déclara son amour. Celle-ci, indignée, le renvoya avec ces paroles sévères :
« Honte à toi, tu es le serviteur du plus grand des princes et tu oses le trahir ! »
Mais le vizir déloyal affirma que si elle ne satisfaisait pas ses désirs, il tuerait ses enfants. La pauvre femme refusa encore et le vizir coupa la tête des deux enfants. Il menaça de la tuer elle aussi si elle persistait dans son refus. Yâsamin, qui ne voulait pas trahir son mari, l’apaisa et réussit à s’isoler quelques minutes.
Elle en profita pour prendre autant de pièces d’or et de bijoux qu’elle le pouvait et s’enfuit en courant sur le chemin du désert, sans savoir où elle allait. Le vizir attendit quelques minutes, et quand il comprit que la jeune femme s’était sauvée, il déchira ses vêtements et rentra au palais royal pour annoncer sa disparition au prince. Travestissant la vérité, il raconta que dans la nuit, des brigands avaient attaqué leur caravane, tuant les enfants et emportant avec eux l’épouse du prince. En entendant ces nouvelles, le prince Bahrâm sombra dans le chagrin et la colère et jura de retrouver sa femme et de punir férocement ces malfaiteurs.
Il proposa à son vizir de revêtir des vêtements de derviche pour ne pas être reconnus, et de prendre la route. Le vizir rusé acquiesça. Se mettant en chemin, ils marchèrent jour et nuit et arrivèrent à un caravansérail pour se reposer.
Pendant ce temps-là, Yâsamin continuait à fuir. Au coucher du soleil, elle arriva près d’un troupeau et demanda au jeune berger de lui préparer un repas. Le berger hésita d’abord, mais quand la jeune femme, qui portait des vêtements somptueux, lui offrit des pièces d’or, il y consentit. Après avoir mangé, la princesse proposa au berger d’échanger ses vêtements contre les siens. Elle enfouit ses longs cheveux sous le grand chapeau du berger et sous ce déguisement, elle retourna dans sa ville natale Pasargades. Elle alla frapper à la porte réservée aux domestiques de Bâbak, son père, et demanda du travail. On l’engagea. La jeune femme se sentait désormais en sécurité, vivant incognito dans la demeure paternelle. Elle n’échangeait que quelques mots avec son père lorsqu’elle lui servait les plats. En voyant son visage pâle et ses cheveux blanchis, son cœur se serrait, mais partager le même toit que son cher père lui donnait de l’espoir.
De son côté, le jeune berger, incapable d’oublier sa rencontre avec la plus belle femme qu’il n’avait jamais vu, abandonna son troupeau et se mit à la recherche de l’inconnue. Il marcha longtemps, et finit par arriver à un caravansérail où il décida de passer la nuit. Les deux faux derviches, qui étaient eux aussi dans le caravansérail, invitèrent le jeune berger et tous trois passèrent la soirée à raconter leur histoire. Chacun narra son aventure et le prince, trouvant l’histoire du jeune berger bien intéressante, lui proposa de les accompagner. Le berger accepta et tôt le matin, les trois hommes prirent la route de Pasargades, la ville natale de la jeune femme.
Ils arrivèrent sur la grande place de la ville et commencèrent à raconter des histoires et à réciter des poèmes. Par chance, Yâsamin, qui passait par là pour aller au bazar, les vit et les reconnut tous les trois. Aussitôt, elle dit au serviteur qui l’accompagnait d’aller demander au maître la permission de les accueillir dans la maison. Bâbak en fut heureux et ordonna de les inviter chez lui.
Enchantés de l’invitation, les deux faux derviches et le berger prirent le chemin de la maison du riche marchand. La jeune femme, Yâsamin, que nul ne pouvait reconnaître sous ses habits de servante, servait les invités. Timidement, elle leur proposa de raconter à tour de rôle leur histoire. Tous acceptèrent. Elle s’assit dans un coin du salon pour les écouter. Le savant malhonnête, resté vivre dans la grande maison après la disparition de la jeune fille, faisait partie des auditeurs. Le premier soir, ce fut Bâbak, l’hôte de la maison, qui raconta son histoire. Il narra tout ce qui s’était passé et ajouta qu’il était toujours désolé et triste à cause de la mort de sa chère fille Yâsamin. Le deuxième soir, ce fut le tour du savant qui se contenta de dire qu’il avait été le précepteur de la pauvre Yâsamin. Le troisième soir, ce fut le tour du prince. Il révéla qu’il était en réalité le fils cadet du roi d’Orient et relata sa rencontre avec une jeune fille très belle ainsi que leur mariage. La quatrième soirée, le vizir prit la parole et raconta son histoire mensongère. Puis, le cinquième soir, ce fut le tour du jeune berger. Enfin, le sixième soir, ce fut à Yâsamin de parler. Il faut aussi préciser que durant ces soirées, le juge et le gouverneur de la ville étaient présents et fort attentifs à tous ces récits, et Yâsamin le savait. Elle raconta alors tout depuis le début, son histoire avec le savant malhonnête, son séjour dans le désert et sa rencontre avec le prince, la tromperie et la cruauté du vizir et l’aide du jeune berger. Plus elle avançait dans son récit, plus le marchand et le prince l’encourageaient à donner tous les détails, tandis que le vizir et le savant tentaient de l’en empêcher.
Enfin, la jeune fille ôta le chapeau et le châle qui lui couvraient à moitié le visage et leur dévoila son identité. Frappés de stupeur, tous restèrent un instant sans voix. Le prince, le premier, retrouva la parole et, s’adressant au juge et au gouverneur, dit :
« Quelle est la sanction pour une personne qui trahit son maître ? »
Tous les deux optèrent pour l’exécution des criminels.
Le riche marchand, heureux et ravi d’avoir retrouvé sa fille, l’embrassa et remercia Dieu-Tout-Puissant de lui avoir rendu son enfant. Il ordonna que l’on couvre de pièces d’or et de cadeaux le jeune berger. Quant à Khodâ Bakhsh qui, en désobéissant, avait sauvé la vie de sa sœur adoptive, il fut déclaré bras droit et héritier de Bâbak.
A la fin des fins, le prince prit la main de son épouse et ils retournèrent dans leur palais pour vivre heureux pendant des années. }}}
[1] Mihândoust, Mohsen, "Dokhtar-e tanhâ" (La fille seule), Encyclopédie des Contes Populaires, éditions Ketâb va farhang, 1381 (2003).
[2] Kouhi Kermâni, Hossein, Quatorze contes persans, Téhéran, éditions Majles, 1314 (1936).