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Historique du théâtre iranien traditionnel et d’inspiration européenne, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle
L’Europe fait son entrée en Iran peu ou prou à partir de l’ère safavide. A l’époque qâdjâre, la politique expansionniste des Européens les fait entrer massivement en Iran où leur culture suscite de l’intérêt.
C’est ainsi le cas du théâtre européen, notamment français, qui intéresse rapidement les Iraniens.
La première salle de spectacle iranienne à l’européenne ouvre ses portes à l’Ecole Dâr-ol-Fonoun, fondée en 1889. Le programme de cette école comprend alors l’enseignement du français, tenu pour la langue la plus riche parmi les autres langues enseignées dans cette école. ةtant donné l’importance des cours de français, les traducteurs iraniens accordaient une attention particulière aux œuvres littéraires françaises, en particulier aux pièces de Molière. La première pièce française traduite en persan est le Misanthrope [1], qui contribue à faire connaître aux Iraniens, Molière et ses pièces. Il est à noter que cette traduction, réalisée par Mirzâ Habib Esfahâni, est plutôt une adaptation de cette pièce de Molière : par exemple, les noms des personnages ont été changés en des noms iraniens, mais Mirzâ Habib Esfahâni reste fidèle au rythme, qui était en vers, et a permis ainsi de faire connaître Molière en Iran. Le médecin malgré lui est également traduit peu après. [2] En outre, Le Misanthrope est la première pièce ayant fait l’objet d’une représentation dans la salle de spectacle du Dâr-ol-Fonoun par une troupe européenne résidant à Téhéran. A partir de ces représentations, l’intérêt des Iraniens pour le théâtre tend à se développer, et ce tant pour sa dimension technique que pour son fond éducatif transmis au travers de représentations comiques. En général, les pièces de Molière sont parlantes pour les Iraniens, car ils se reconnaissent dans les intrigues, les personnages et les situations abordées. Le roi qâdjâr Nâssereddin Shâh, qui avait assisté à des représentations en Europe, décide de soutenir le développement du théâtre en Iran et ordonne la construction d’une salle de représentation d’une capacité de 20 000 places - la plus grande salle de théâtre jamais construite en Iran - sous le nom de Tekkyeh Dowlat. Mais certains religieux protestent, arguant que le théâtre européen ne respecte pas les préceptes islamiques, suite à cela la salle devient une scène de théâtre où sont uniquement présentés des spectacles à caractère religieux. Cependant, l’essor du théâtre continue, au point que les rois qâdjârs ont souvent des troupes de théâtre et des salles dans leur palais. Finalement, après des pourparlers, Nâssereddin Shâh réussit à consacrer une salle du Dâr-ol-Fonoun au théâtre, qui est la première salle de théâtre à l’européenne en Iran.
La première troupe donnant des représentations publiques en plein air se nomme Sherkat-e Farhang (La compagnie de la culture). Cette troupe engagée politiquement dans le contexte des prémisses de la Révolution constitutionnelle brave les interdits et monte des pièces très critiques à l’égard du roi despote Mohammad Ali Shâh. Le but de ces représentations, qui coïncident avec la fuite de ce roi, est de représenter une partie de la guerre d’Azerbaïdjan, la vie et les idées de Mohammad Ali Shâh, ainsi que d’initier le public aux idées politiques. Les activistes politiques de cette époque estiment que ces spectacles méritent une grande considération, de par le poids pédagogique et critique qu’ils ont auprès du public.
En 1910, une maison d’édition, Farous, ouvre ses portes et publie de nombreuses pièces de théâtre. Une salle de spectacle baptisée « Le théâtre national » d’une capacité de plus de 25 places est inaugurée au second étage de cette imprimerie en 1905. Les pièces représentées au Théâtre national chaque quinzaine sont jouées uniquement par des hommes qui tiennent également les rôles féminins. La majorité des pièces représentées sont celles de Molière, et la première pièce représentée est Le Revizor de Gogol. Cette pièce mettant en scène la corruption sociale et économique, à l’époque prédominante en Iran, rencontre un succès important. Le Théâtre national ferme ses portes en 1915 suite au décès de son directeur Mohaghegh-od-Dowleh après dix ans d’activité.
Après la fermeture du théâtre national, c’est au tour de la Comédie iranienne (Comedi-ye Irân) d’apparaître sur la scène théâtrale iranienne en 1915. Le vendredi, les gens sont invités à assister gratuitement aux représentations. Cependant, le succès de ce théâtre demeure mitigé. Pour remédier à cet état de fait, dorénavant, les femmes sont également autorisées à entrer sur la scène théâtrale en tant qu’actrices. Parmi ces premières actrices, citons Sârâ Yahoudi et Melouk Hosseyni. Le matériel de régie est alors importé d’Europe.
Les troupes caucasiennes et russes contribuent à faire connaître le genre de la comédie musicale en Iran. Au départ, accueillie avec froideur par le public la comédie musicale est rapidement adoptée par les gens du spectacle. Ainsi, une première comédie musicale est montée sur scène en 1881 sous la direction de Rezâ Kâmâ. Pour des raisons religieuses, ce sont d’abord des femmes des minorités religieuses en Iran - notamment les Arméniennes iraniennes - qui montent sur scène, puis elles entraînent en quelques années les musulmanes au théâtre. En 1922, le théâtre Jeune Iran (Irân-e djavân) commence son activité sous la direction de Monsieur Triyan. Ce théâtre est l’un des premiers à adopter la mixité. En 1933, ce théâtre invite le metteur en scène et acteur soviétique Ahram Payaziyan en Iran pour des représentations au profit des défavorisés. Othello, Le Maure de Venise, Hamlet ou encore Don Juan figurent parmi les pièces jouées à cette occasion. L’acteur principal ne connaissant pas le persan, il s’exprime en français sur scène tandis que les autres acteurs jouent en persan. ہ la suite de la fermeture du Jeune théâtre en 1932, le cinéma de Téhéran vient le remplacer.
En 1939, la construction d’un opéra à Téhéran est décidée par le ministère de la Culture, mais l’avènement de la Seconde Guerre mondiale empêche la réalisation de ce projet. Quelques années après, dans le cadre de la politique de laïcisation forcée, le gouvernement iranien intensifie son opposition au théâtre traditionnel du ta’zieh avec les outils de la censure et de l’interdiction de représentation. Ceci mène à la disparition des troupes théâtrales de ce type et à un oubli relatif de ce théâtre, d’autant plus que le cinéma profite du vide laissé par ce théâtre populaire pour s’implanter en Iran.
En 1939, une organisation, Parvaresh-e afkâr (Education des pensées) est fondée avec l’objectif de diffuser l’éducation au grand public. L’un des sept bureaux de cette organisation était dédié au théâtre, en tant que phénomène culturel. Ce bureau commence rapidement à enseigner le théâtre et ses métiers de façon méthodique et pratique. Dans ce même sillage, l’Ecole technique du théâtre ouvre ses portes en 1939 à Téhéran, sous la direction de Mehdi Nâmdâr.
Les changements sociaux et économiques induits par la Seconde Guerre mondiale ont une influence notable en Iran, notamment dans le domaine des arts et des lettres persans. Le plus important changement est alors la généralisation de la politisation des arts. L’État utilise également des instruments culturels pour propager son idéologie. Nous sommes donc témoins à l’époque de l’apparition de nombreuses troupes théâtrales et de l’ouverture de salles de représentations, parmi lesquelles le théâtre de la Culture, le théâtre Ferdowsi, le théâtre Saadi et le théâtre du Pays, fameux pour leur rivalité.
Au même moment, le théâtre est cependant rapidement supplanté par le cinéma. Réduit au chômage, le personnel de ces troupes intègre massivement les jeunes radios, télévisions et cinémas de l’époque, s’illustrant notamment dans le doublage des films. Précisons que la majorité des pièces d’alors ont peu de contenu, se limitant souvent à des chants et à de la danse.
Le théâtre iranien possède différents genres traditionnels nationaux ou régionaux, tels que le ta’zieh, kheymeh shab bâzi, siâh bâzi, rou takht-e howzi et le naqqâli. Nous allons donner une brève description des trois premiers, tenus pour les plus importants dans l’histoire du théâtre iranien.
Le ta’zieh est une tragédie religieuse ayant pour sujet les récits de la vie et particulièrement les épreuves subies par la famille du prophète Mohammad, mais il désigne plus particulièrement un spectacle religieux mettant en scène les événements tragiques de Karbalâ au mois de Moharram de l’an 61 de l’Hégire ayant touché le petit-fils du Prophète, l’Imâm Hossein ainsi que sa famille et ses compagnons. L’attachement des Iraniens aux Imâms et leur sensibilité par rapport aux événements cités ont permis de préserver jusqu’à aujourd’hui ces spectacles traditionnels très anciens que l’on peut encore voir régulièrement dans tout le pays durant le mois de Moharram.
Le ta’zieh n’a pas toujours été représenté sous forme de spectacle. Sa transformation en « théâtre » dans un sens moderne s’est faite assez récemment au XIXe siècle sur l’ordre de Moezz-od-Dowleh. Avant cela et pendant sept siècles, le ta’zieh est avant tout un spectacle qui requiert la participation du public à son déroulement. Ainsi, à l’origine, ce qui est nommé ta’zieh consiste en des processions de personnes, marchant en file ou faisant des rondes, qui chantent accompagnées de musique et de lamentations en mémoire de la tragédie de Karbalâ. Puis seules, deux personnes continuent à chanter et à décrire les événements de Karbalâ en jouant du tambour et des cymbales, ou au travers de lamentations religieuses. C’est sous le règne safavide que l’on voit apparaître des acteurs professionnels pour jouer les rôles dans les spectacles religieux. Et c’est ce même professionnalisme qui règne aujourd’hui sur les spectacles de ta’zieh, organisés par des troupes d’acteurs. Le rang social n’a pas d’importance dans ces spectacles, ce qui en fortifie la dimension populaire. En outre, leur dimension religieuse crée une communion de cœur parmi les spectateurs. Le ta’zieh ne décrit pas seulement une histoire religieuse, il traite également de la lutte contre l’injustice, de l’esprit de résistance et de la victoire divine définitive. Ses textes sont généralement versifiés dans un langage plutôt familier. Ainsi, les règles classiques de la versification ne sont pas toujours respectées et bien qu’il s’agisse de tragédie, la comédie n’y est pas absente. Précisons que le ta’zieh n’est plus un genre oral depuis le milieu du XVIIe siècle, date de rédaction des premiers recueils poétiques de ta’zieh.
En 1921, Rezâ Shâh Pahlavi, qui vient de prendre le pouvoir grâce à un coup d’Etat, applique une politique de répression vis-à-vis du ta’zieh, alors jugé anti-moderne. Ces spectacles sont donc interdits et les troupes théâtrales ne donnent plus de représentations que clandestinement ou dans des régions reculées. Après l’abdication forcée de Rezâ Shâh par les Anglais, les représentations de ta’zieh reprennent dans les villes, mais les changements culturels en font désormais un genre ancien. Ceci dit, les efforts menés pour la préservation de la culture traditionnelle ainsi que les études théâtrales en Iran, conjugués à l’intérêt des Iraniens pour ces spectacles à voir durant le mois de Moharram, ont permis la préservation et même l’évolution de ce théâtre proprement iranien. Depuis 2010, le ta’zieh est inscrit au registre de l’Unesco.
Ce spectacle antique et toujours vivant trouve probablement son origine en Iran et aurait vu le jour sous le règne du Sassanide Vahram V (420-439), sous l’impulsion d’acteurs indiens de la cour sassanide. Le kheymeh shab bâzi est un spectacle de marionnettes, spectacle joyeux que l’on représentait traditionnellement lors des fêtes et des cérémonies de mariage. Les marionnettes mises en scène mesurent de 25 à 30 cm. Les poupées féminines portent des vêtements locaux et un foulard, tandis que les poupées masculines sont habillées d’une chemise, d’un pantalon large et d’un chapeau de feutre propre aux bergers iraniens. Au cours de la représentation, on relie les différentes parties du corps de ces marionnettes à un support en bois.
Sur scène se trouve une grande boîte dont les spectateurs ne peuvent voir que la face, les marionnettistes se mettant derrière. Devant la boîte, sur la scène, deux acteurs, généralement un vieil homme et un jeune garçon, assis, narrent et commentent l’histoire. Le vieil homme, à la voix chaleureuse, joue d’un tambour en forme de calice et dialogue également avec les marionnettes et les spectateurs. Cet acteur doit bien maîtriser la littérature classique, la versification et surtout, Le livre des Rois ou Shâhnâmeh de Ferdowsi. S’adressant aux spectateurs autant qu’aux marionnettes, l’acteur doit ainsi pouvoir réciter de mémoire des centaines de vers qui émaillent son discours. Les marionnettistes, qui font se mouvoir les poupées, prononcent les dialogues avec une voix difficilement compréhensible puisqu’ils parlent au travers d’un sifflet au son caractéristique, et le vieil homme, surnommé « sheikh » répète leurs paroles à destination des spectateurs. Ce spectacle était courant non seulement chez les nobles, mais aussi sous la forme de représentations sur les places publiques. Sous l’ère pahlavi, le club Shâdmâni ("Joie") était consacré au kheymeh shab bâzi.
Bien que ces spectacles aient pour thème central les douleurs et les souffrances de la vie quotidienne du petit peuple, la joie, le rire et la bonne humeur y sont omniprésents. Le kheymeh shab bâzi, cet art du spectacle antique iranien, a toujours évolué en harmonie avec la société et c’est pourquoi il a toujours gardé une place importante dans la culture iranienne. Cependant, son caractère critique vis-à-vis du pouvoir et la force de sa satire en a souvent fait un genre surveillé et limité. Cette surveillance s’est en particulier accrue durant le vingtième siècle et ses immenses bouleversements sociaux et politiques, d’où la marginalisation du genre, qui appartient désormais à un registre plus historique et traditionnel que quotidien.
Les personnages de ce théâtre sont les personnages de la vie de tout un chacun, par exemple la belle-mère, la belle-fille, etc. L’une des marionnettes les plus célèbres de ce théâtre est Mobârak, esclave noir de son état, qui revient sur les problèmes sociaux avec un langage burlesque et très satirique. Une autre marionnette est le fameux Hassan le Chauve (Hassan Katchal), personnage comique à force d’être négatif. Hassan le Chauve, qui apparaît de prime abord un peu idiot, se révèle finalement très sournois. Un autre personnage temporaire est Petrouchka, une marionnette russe, créée pendant les guerres irano-russes et, plus tard, durant l’occupation russe du nord du pays. Elle sert alors à faire la critique de l’occupation, et n’est plus utilisée aujourd’hui. Un autre personnage politique et ancien est Shâh Salim, le roi ottoman. Compte tenu des relations entre la Perse et l’Empire ottoman, cette marionnette avait beaucoup de succès, en particulier durant l’ère safavide (XVIe-XVIIIe siècle). Selon les circonstances, elle monte sur scène pour être moquée ou honorée. Encore dans le registre politique, citons la marionnette du dernier roi qâdjâr, Ahmad Shâh, apparue à la fin du XIXe siècle. Cette marionnette développe les idées des courants de pensée libertaires datant du milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui, le kheymeh shab bâzi est surtout mis en scène pour des enfants dans un but pédagogique.
Le siâh bâzi est un spectacle traditionnel iranien qui apparaît sous sa forme actuelle sous le règne safavide au XVIe siècle, mais atteint son apogée au début du XXe siècle. Ce spectacle fait intervenir deux personnages, un homme puissant, par exemple le roi, qui représente le gouvernement, et un valet noir du nom de Mobârak, qui est stupide et symbolise les tourments du petit peuple. Ces deux personnages portent toute la charge comique du spectacle dans leurs dialogues et gestuelles. Le personnage de Mobârak joue un grand rôle dans l’analyse des thèmes de la vie quotidienne des Iraniens, tout en ne cessant de plaisanter. En proie aux mêmes difficultés que le commun du peuple, c’est à lui que s’identifie le public. Ce spectacle est marqué par une certaine vulgarité, qui n’est cependant pas exempte d’une certaine finesse. De plus, la critique sociale, économique, politique et historique qui fait tout le fond du spectacle nécessite cette dose de légèreté. Pendant des siècles, ce spectacle est donné uniquement en représentation privée, mais durant le XXe siècle, des représentations se généralisent sur les places publiques. Puis des salles dédiées à ce spectacle ouvrent leurs portes, notamment par exemple sur l’avenue Lâleh Zâr à Téhéran dans les années 1960 et 70. Mais après cette période, les textes de ce spectacle s’essoufflent et s’orientent vers des contenus n’attirant plus les spectateurs. Ainsi, peu à peu, le siâh bâzi perd une bonne partie de la place qu’il occupait et a aujourd’hui quasiment disparu de la scène.
Pour conclure, la simplicité du siâh bâzi cache en réalité une forte dose d’humour noir, de créativité et de jeux. Historiquement, des chants et des danses s’y ajoutaient, ce qui renforçait l’attractivité de ce spectacle aux yeux des spectateurs. Finalement, les représentations se terminaient par des leçons de morale.
Bibliographie :
Beyzâei, Bahram, Namâyesh dar Irân (Le spectacle en Iran), Téhéran, éd. Roshangarân va Motâleât-e Zanân, 2003.
Gourân, Hivâ, Koushesh-hâye nâfarjâm, seyri dar sad sâl teâtr-e Irân (Efforts sans résultats, retour sur cent ans de théâtre en Iran), Téhéran, éd. Agâh, 1982.
[1] La première traduction de cette pièce est parue dans le journal Akhtar.
[2] Cette pièce, traduite par Mohammad Hassan Khân en 1367/1888 et publiée en 1904, a été présentée par la troupe Ismâ’il Bazzâz.