N° 123, février 2016

Je veux être un roi
Un documentaire de Mehdi Ganji


Babak Ershadi


Né en 1978, Mehdi Ganji entame des études de cinéma à l’Université des Arts de Téhéran, obtenant son diplôme en 2002. Spécialisé dans la prise d’images, Ganji commence sa carrière comme caméraman et monteur de films de fiction et documentaires dans divers projets, souvent à destination des chaînes de télévision iraniennes. Parallèlement, il effectue des recherches approfondies sur une méthode de travail du cinéma documentaire appelé « one-man-made film ». Depuis près de 15 ans, Mehdi Ganji a réalisé plusieurs documentaires dont Avec toi, clair de lune, L’emploi, l’industrie, Ma mère, Manijeh, travaille dans une mine, Tous mes papiers et mon identité… Son dernier documentaire Je veux être un roi a été projeté sur écran pour la première fois en 2014.

A présent, il enseigne aux jeunes et aux cinéastes en provenance d’Iran. Selon lui, ce genre de documentaire permet de gagner la confiance du public. Mehdi Ganji est un passionné du cyclisme, adore cultiver des fleurs, et voyage beaucoup.

« J’aime réaliser des documentaires, dit le cinéaste, à propos des gens ordinaires qui affirment et développent leur personnalité, ou qui mènent un mode de vie particulier. J’aime réaliser des documentaires à propos des individus qui ont une influence positive sur leur environnement naturel ou humain. C’est peut-être le thème principal de la plupart de mes films depuis plusieurs années. Avant de réaliser Je veux être un roi, j’ai mené une longue recherche, et j’ai choisi mon personnage parmi 600 individus. » [1]

Fiche technique :

Je veux être un roi

Titre original :من می خوام شاه بشم

(Man mikhâm shâh beshâm)

Réalisation : Mehdi Ganji

Directeur de la photographie : Mehdi Ganji

Son : Mehdi Ganji, Hassan Mahdavi, Rezâ Godazgar

Montage : Esmâ’il Monsef

Production : Sahar Razavi pour le Centre du Film Documentaire et Expérimental

Langue : persan

Durée : 70 min.

Genre : documentaire

Date de production : 2014

Pays : Iran

Affiche du documentaire Je veux être un roi

Je veux être un roi (2014) de Mehdi Ganji est une production du Centre iranien du Film Documentaire et Expérimental. Ce film a gagné le Simorgh de cristal du meilleur documentaire iranien de 2014 au 33e Festival du film de Fajr, le plus grand événement cinématographique annuel en Iran.

Je veux être un roi a conféré à Mehdi Ganji une notoriété internationale. En 2015, le documentaire a gagné le prix du jury au Festival du documentaire Flahertiana en Russie, le prix spécial du public au Festival de films documentaires Chagrin aux Etats-Unis, le prix du meilleur documentaire du Festival des films iraniens à San Francisco, et a participé à plusieurs autres festivals internationaux dont le Festival de film Docs Against Gravity en Pologne, le Festival international du film documentaire d’Amsterdam (IDFA) et le Festival du documentaire de TRT en Turquie.

Je veux être un roi est un documentaire de 70 minutes, et sa production a duré près de trois ans. Le personnage principal du documentaire est M. Abbâs Barzegar, qui vit dans un village près de Shirâz. Le documentaire nous relate certains épisodes, parfois tourmentés, de sa vie.

Mehdi Ganji

Synopsis :

Quand il était enfant, Abbâs Barzegar rêvait de devenir un roi. Mais le destin en a décidé autrement. Il vit maintenant avec sa famille dans une modeste ferme près de Shirâz. Un jour, deux touristes allemands frappent à sa porte. Abbâs Barzegar les accueille, leur offrant un repas traditionnel préparé par sa femme. Ses hôtes trouvent l’expérience incroyable. Cela donne à l’humble fermier une idée : offrir un Iran authentique aux touristes venus de partout dans le monde. Ce film de Mehdi Ganji nous montre comment par cette ambition, cet homme met sa famille au travail afin de répondre aux attentes de ses clients à la découverte d’expériences iraniennes authentiques. Mais Abbâs Barzegar n’est pas satisfait. Son rêve d’enfance refait surface, et il décide d’investir tout ce qu’il a dans la création d’une tribu nomade archaïque qui permettrait de développer son travail d’écotourisme, mais serait pour lui d’occasion de devenir le roi de sa « tribu »…

Je veux être un roi peut être considéré comme un documentaire dramatique, car le film respecte pratiquement les règles principales du drame, comme dans une fiction. Après une présentation générale du personnage principal, Abbâs Barzegar, de sa famille et de ses activités, les conditions semblent peu à peu être réunies pour qu’Abbâs commence à préparer la réalisation de son rêve d’enfance.

Le film commence comme un conte de fées : deux touristes allemands qui n’ont aucun endroit pour passer la nuit, frappent à la porte d’Abbâs. Ce dernier les accueille et accepte de les loger pour une nuit. La simplicité de la maison, le thé et le dîner qu’Abbâs et sa famille leur offrent les séduisent à tel point qu’ils disent avoir passé la nuit la plus iranienne de leur voyage.

Après cette nuit, d’autres touristes étrangers, informés par les deux touristes allemands, viennent au village pour s’installer chez Abbâs Barzegar qui fait maintenant carrière dans le tourisme. Avec l’argent qu’il gagne de l’augmentation du nombre des touristes étrangers, il agrandit sa maison/auberge.

Mais le documentaire de Mehdi Ganji ne veut pas raconter l’histoire d’un bon hôte pour les touristes étrangers, mais l’évolution de la vie d’une personne ambitieuse dont les efforts pour réaliser son rêve d’enfance (devenir roi) transformé en la fondation d’une sorte de tribu traditionnelle qu’il veut montrer aux touristes, le met en conflit avec sa famille. L’épouse et les trois enfants d’Abbâs Barzegar s’opposent à son projet. La scène de la querelle entre Abbâs et sa fille est sans doute l’un des épisodes les plus importants du film. Elle en est la plus amère aussi. Même à la fin du film, quand Abbâs se dit heureux d’avoir créé son « paradis », il y a dans sa voix un profond chagrin et une inquiétude des conséquences éventuelles de son comportement vis-à-vis des membres de sa famille.

Photos du tournage du documentaire

Je veux être un roi est un documentaire à plusieurs niveaux narratifs. Dans la première séquence du film, Abbâs Barzegar raconte l’histoire de son enfance dont le titre du film est tiré : quand il était enfant, il rêvait d’être un roi. Plus tard, il commence à accueillir les touristes étrangers dans son village, il fait fortune, et un prix de 200 000 euros qu’il gagne d’une agence de tourisme étrangère fait remonter à la surface son rêve d’enfance. Il souhaite créer un petit village comme il y a deux cents ans pour accueillir les touristes étrangers désireux de voir l’Iran authentique, mais surtout pour en devenir le « roi ».

L’idée d’une machine à voyager dans le temps semble envahir l’esprit d’Abbâs, et cela permet au documentariste de décrire les différends aspects de la volonté et de l’orgueil de cet homme qui serait prêt à tout sacrifier. Sa femme s’épuise à la tâche. Sa fille et son fils se donnent entièrement au projet de leur père. Abbâs lui-même souffre de plusieurs maladies dont le diabète. Mais plusieurs fois dans le film, il répète qu’il ne veut pas abandonner son rêve et redevenir « un homme ordinaire ».

Il a décidé de se marier avec une fille issue d’une tribu nomade de la région. Quand le réalisateur lui demande d’expliquer ses raisons, il dit que c’est pour garantir la réussite de son projet de village touristique, car, selon lui, les nomades ne collaborent qu’avec un individu qui est marié avec l’une des leurs. Abbâs exagère et prétend que son remariage est nécessaire parce qu’il estime que son fils ne mérite pas sa descendance, et qu’il serait mieux qu’il ait un autre fils d’une autre femme.

Dans Je veux être un roi, Mehdi Ganji a réussi à briser toutes les barrières entre le réalisateur et le sujet (Abbâs Barzegar), en gagnant entièrement sa confiance pendant un long tournage qui a duré trois ans. Cette confiance permet à Abbâs d’admettre la présence de la caméra dans les scènes les plus personnelles de sa vie, comme celle où il demande à son fils d’être à la hauteur pour mériter d’être son fils, la scène de sa querelle avec sa fille, ou encore celle où il revoie sa première femme après son deuxième mariage, etc.

Pour ce projet, une liste de 600 candidats est dressée. Finalement, Mehdi Ganji et Sahar Razavi se mettent d’accord sur une liste réduite de treize individus dont Abbâs Barzagar. A ce stade, Mehdi Ganji et son collègue Ali Hamrâz en font une série de treize documentaires de 30 minutes pour la télévision iranienne, intitulés Pulsation.

Mais parmi ces treize personnages, Abbâs Barzegar a des particularités qui conduisent Ganji à le choisir pour un documentaire long-métrage, en dehors de son projet pour la télévision. Ce qui avait retenu l’attention du documentariste était un souvenir d’enfance d’Abbâs Barzegar : quand il avait huit ans, un jour, le maître d’école a demandé aux enfants d’écrire une rédaction : « Que voulez-vous devenir plus tard ? » « Dans sa rédaction, Abbâs a écrit qu’il voulait être un roi. Quand je l’ai rencontré, il avait 38 ans, et il menait sa vie de sorte que l’on pouvait voir clairement qu’il espérait encore que son rêve se réalise », décrit le documentariste dans une interview. [2]

Le tournage a duré trois ans. Le documentariste a profité de cette longue période pour se rapprocher de plus en plus de son personnage et de son monde mental. Et Ganji a eu le soin de n’y rien ajouter et surtout de ne pas commenter ou juger son sujet. C’est pourquoi, il n’a pas établi un scénario et a laissé au personnage principal et aux autres le soin de faire avancer le projet au jour le jour. Après deux ans et demi de tournage, Ganji a demandé à son collaborateur, Esmâ’il Monsef, de commencer le montage qui a duré 6 mois. Là, Ganji, qui admet lui-même qu’il est trop conservateur pendant le montage d’un documentaire en raison de sa volonté de ne rien ajouter ou enlever au film, confie le travail à Esmâ’il Monsef pour qu’il s’occupe du montage avec une vision plus artistique et plus dramatique.

Quel est le secret de Ganji pour gagner la confiance de son sujet ? Mehdi Ganji a étudié pendant des années sur une technique du cinéma documentaire appelée « one-man-made film ». Il a étudié la prise d’images et le métier de caméraman à l’université. Puis il a aussi appris le montage et la prise de son. Cela lui a permis de travailler sur le projet de Je veux être un roi avec un seul assistant. Dans cette méthode de tournage, il est nécessaire que les personnes qui se trouvent devant la caméra du documentariste aient confiance en l’équipe de tournage. Cette confiance est plus facilement acquise quand les membres de l’équipe sont moins nombreux. Ganji admet que dans ce type de travail, le risque existe pour le réalisateur de commettre de nombreuses erreurs, mais c’est le prix qu’il doit payer pour gagner la confiance de ses personnages.

En outre, ce qui rendait le travail du documentariste encore plus difficile était qu’Abbâs Barzegar est un homme très intelligent. Pour gagner sa confiance, Ganji avait besoin d’une autre arme : la sincérité. Et cette stratégie a été payante. En ce qui concerne les scènes clés, comme la querelle d’Abbâs et sa fille, le réalisateur n’a rien reconstitué. La querelle a eu réellement lieu devant la caméra.

La méthode de « one-man-made film » est angoissante pour le documentariste, parce qu’il est seul derrière la caméra, et il n’a pas la possibilité de consulter ses assistants pour savoir si tout va bien ou non. Le documentariste doit donc maîtriser le tournage tout seul, il doit à la fois veiller sur la mise en scène, tourner le film, vérifier le cadrage, le son et l’éclairage.

« Dans la société iranienne marquée par un sens fort des convenances, cette méthode de réalisation permet de mettre à jour les couches profondes de la personnalité des individus filmés, mais le réalisateur doit s’en servir avec beaucoup de précautions, en résistant à ce que j’appelle l’ironie gratuite. Cette ironie superficielle peut peut-être amuser le public, mais quand les spectateurs sortent de la salle, ils oublieront vite cette approche superficielle et le film perdra de sa force » [3], estime Ganji.

L’intérêt de Je veux être un roi réside dans sa façon de souligner la complexité d’une personnalité.

Après le tournage de la scène de la querelle entre Abbâs et sa fille, Abbâs demande au documentariste s’il veut utiliser cette scène telle quelle. Ganji lui répond que tout dépend du montage du film. Plus tard, quand le réalisateur lui dit qu’il utilisera cette scène dans son film, Abbâs Barzegar n’apprécie pas cette idée, mais le documentariste lui explique que sans cette scène, le public ne connaîtra pas bien la femme d’Abbâs, leur relation, et une partie des réalités de sa vie. Ganji lui explique que s’il la supprimait, le spectateur penserait que la fille d’Abbâs est une villageoise ordinaire. Ce qui gênait surtout Abbâs Berzegar, c’est qu’il n’avait jamais parlé sur ce ton avec sa fille. Autrement dit, ce qui a peut-être provoqué cette scène était justement la présence de la caméra devant laquelle Abbâs voulait absolument défendre ses idées et son projet. Devant la caméra, Abbâs explique à sa fille qu’il a des rêves qu’il n’a pas réussi à réaliser.

« La personnalité d’Abbâs est en quelque sorte une partie de ma personnalité. Il m’est aussi arrivé de vouloir sacrifier les autres et le monde qui m’entoure pour réaliser ce que j’aime. Mais Abbâs a un caractère très complexe. Finalement, il décide de renoncer au prix de 200 000 euros. Or, si on me propose cette somme pour réaliser un film, je ferais tout pour gagner cet argent » [4], dit Mehdi Gangi.

Je veux être un roi raconte l’histoire d’Abbâs Barzegar, mais le documentaire va au-delà de la vie de son personnage principal et appelle le spectateur à se tourner vers l’homme en général et les préoccupations de tout le genre humain. De ce point de vue, l’homme qui veut avoir un rôle fait aussi partie de notre personnage à tous, tant bien même que nous ne puissions actualiser cette partie de notre être. Nous ne sommes ni anges ni démons. L’avantage du documentaire de Mehdi Ganji est qu’il montre ce contraste.

Notes

[3Ibid.

[4Ibid.


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