N° 126, mai 2016

Exposition
ANSELM KIEFER
Centre Pompidou, Paris,
16 décembre 2015 - 18 avril 2016
Une œuvre expiatoire ?


Jean-Pierre Brigaudiot


Kiefer est un artiste allemand qui vit en France. Il est né en 1945, dans une Allemagne vaincue, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, période littéralement apocalyptique où les bombardements permanents rasaient le pays, où les troupes alliées progressaient vers Berlin, déjà en ruines, où les camps de concentration révélaient officiellement l’horreur indescriptible des crimes et des exterminations massives programmées par le régime nazi.

Affiche de l’exposition d’Anselm Kiefer

Ainsi, Kiefer a grandi dans une Allemagne divisée en deux Etats en même temps qu’en reconstruction, mais surtout dans une Allemagne de la culpabilité et d’un questionnement douloureux sur la responsabilité des uns et des autres dans ce qui est advenu d’une société au fil de quelques décennies pour en arriver à cette Seconde Guerre mondiale et à l’innommable, au nom de ce qu’on ne peut même pas appeler une idéologie.

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« La mémoire n’est pas en paix et l’air est sale dans la catacombe de la mémoire… » Lee Seong-bok « La mémoire n’est pas en paix »

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Kiefer est de ceux des artistes dont l’œuvre, dans sa quasi-totalité, interroge cet innommable, son pourquoi et son comment. Bien avant lui, Goya avait minutieusement décrit-gravé les horreurs d’une guerre napoléonienne somme toute banale dans l’histoire de l’humanité, une guerre où l’on écorche, suspend, ampute, décapite les populations se trouvant sur le parcours de la soldatesque. Il s’agit donc, avec Kiefer, d’une œuvre en quelque sorte infinie car nulle réponse satisfaisante ne peut être formulée quant aux raisons de ce qui s’est passé avec et durant cette guerre. D’autre part Kiefer, s’il est né pendant cette guerre, n’y a nullement contribué en tant que citoyen et individu ; ce qui signifie ici que la question de la culpabilité outrepasse la génération des auteurs actifs ou passifs des crimes commis, cette responsabilité est déjà dite dans la Bible.

Homme dans la forêt, 1971, d’Anselm Kiefer. Photo Ian Reeves

Une œuvre titanesque et polymorphe

 

Ce qui a frappé littéralement le visiteur d’une exposition comme celle-ci, c’est avant tout la dimension des tableaux ; ils sont pour beaucoup d’entre eux immenses. Certains approchent huit mètres de longueur et la plupart, présentés ici, mesurent plusieurs mètres dans leur grande dimension. Evidemment, on peut s’interroger sur les raisons de ces dimensions, lire ce qu’a pu dire Kiefer lui-même et ce qu’ont pu écrire les critiques et analystes de l’œuvre. Pour autant surgissent des réponses tant inscrites dans l’histoire de la peinture que dans celle de l’Allemagne de l’après-guerre. Quant à ce qui est des formats il y a certes, en amont de l’œuvre de Kiefer, l’aventure américaine globalement nommée « expressionnisme abstrait », des années précédant et suivant la Seconde Guerre mondiale, avec pour acteurs une génération d’artistes comme Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko, Franz Kline ou Willem de Kooning. Il est notoire que les artistes européens découvrant, in situ, les formats de ces œuvres américaines ont reçu un véritable choc, car à cette époque, l’Europe dans sa globalité connaissait une pauvreté qui touchait notamment les artistes, bien souvent contraints à vivre dans des mansardes et à peindre des œuvres de petits formats ; cette question de l’espace de travail, des ateliers, n’est pas du tout anodine et le fameux quartier de SoHo, à New-York, n’est pas pour rien dans la domination mondiale de l’art américain à partir des années 60. Cette connaissance de l’expressionnisme abstrait américain qu’a eu Kiefer s’ajoute à celle du premier expressionnisme allemand, celui d’artistes comme Franz Marc ou Ernst Ludwig Kirchner. Mais ici ce n’est pas la question des formats qui est en jeu, puisqu’ils sont tout à fait modestes. Ces artistes, pour la plupart allemands ou issus des pays nordiques, avaient opté pour une création fondée sur l’expression spontanée, privilégiant le contenu sur la (belle et bonne) forme, ceci en révolte contre l’art académique tel qu’il s’enseignait et se pratiquait encore. A visiter cette exposition, et quelles que puissent être les réserves émises par Kiefer quant à se voir enfermé dans des catégories, surgit cette appellation qui a couru dans les années 70 et 80 concernant un certain nombre d’artistes allemands plus ou moins installés à New-York, celle de « néo-expressionnisme ». Concrètement, cela désigne un art de l’expression de soi, du ressenti du monde, voire de l’univers, art qui s’oppose à un art préalablement et longuement pensé, élaboré ou construit. Globalement, on peut considérer que les expressionnismes abstraits ou figuratifs témoignent d’une posture romantique où l’artiste se mesure à la démesure du monde ou même de l’univers. Un art où l’égo est l’épicentre. Les tableaux de Kiefer répondent directement à cela et plus précisément lorsque l’on y voit l’artiste couché, la nuit, au milieu d’un champ, à contempler des myriades d’étoiles.

Champs labourés, atelier Anselm Kiefer

 

« Bonjour tristesse »

 

Le titre de ce premier roman de Françoise Sagan convient fort bien à l’œuvre de Kiefer, tant dans ce qui relève de la peinture, que dans ce qui fait partie des objets et constructions présentés sous vitrines, et que dans la collection des livres d’artiste ou encore avec l’installation réalisée sans cette exposition parisienne. Si l’on ne parle que des tableaux qui constituent l’essentiel de l’exposition, il y a indéniablement en ceux-ci et en raison de leurs immenses formats une dimension immersive : ils enveloppent, avalent, écrasent le visiteur dans l’univers figuré par Kiefer, un univers indéniablement post-apocalyptique et accablant de tristesse : champs de ruines, bâtiments délabrés typiques de l’architecture grandiloquente du régime nazi (et au-delà de celui-ci cela concerne quasiment tous les régimes totalitaires de l’Europe de l’entre-deux-guerres qui se sont dotés de ce type d’architecture).

Resurrexit, 1973, Sanders Collection, Amsterdam © Atelier Anselm Kiefer

Et lorsque les œuvres figurent des champs labourés, immenses eux aussi, ces champs montrent une terre brûlée, stérile pour des décennies, et on ne peut que les relier littéralement à la pratique de la terre brûlée effectuée par les armées allemandes, notamment lors de la campagne de Russie, on ne peut que les relier au désastre physique et psychologique programmé partout où sont passées ces hordes allemandes. Car l’image des armes, des chars, des fusils est également omniprésente dans ces tableaux, les figures humaines sont parfois présentes le bras tendu selon le salut hitlérien. C’est donc bien la guerre qui est au cœur de l’œuvre et la hante, la guerre et le désespoir. A ce désespoir ambiant contribuent symboliquement les perspectives, par exemple celle induites lors de la représentation des champs labourés : avec leurs sillons parallèles qui, s’éloignant du spectateur, se resserrent peu à peu jusqu’au point de fuite tel qu’il est défini par les règles usuelles des artifices de la perspective. Ce point de fuite sous-entend le lieu de la fin : là où les lignes se rejoignent en ce point fictif, se finit le monde visible, le monde connu. Et dans le contexte d’une telle œuvre, il est difficile de ne point ressentir cela comme un terrible ajout au désespoir ambiant : point de fuite, fin du visible, fin de la connaissance, fin du monde et venue du temps de l’apocalypse. De tels symboles, plus ou moins aisément interprétables hantent l’œuvre de Kiefer, œuvre certes expressionniste mais ô combien cultivée.

Tristesse encore de ces bâtiments gigantesques, de ces champs où plus rien ne semble plus jamais pouvoir fleurir, de ces lieux comme l’un des ateliers de Kiefer, avec pour seul habitant le serpent, symbole biblique de la faute originelle. Tristesse également de ces livres énormes où la page est souvent de plomb, livres sombres rendus impraticables et illisibles : après cette guerre savoir et connaissance sont devenus inaccessibles (destructions et autodafés), perdus et vains. Le livre, chez Kiefer est aussi lié à sa proximité de certains auteurs, pas des moindres, car Kiefer est bien davantage qu’un « simple peintre », et parmi ces auteurs dont il s’est emparé, qu’il a interrogés, qui apparaissent peu ou prou dans son œuvre, on trouve par exemple Paul Celan, Céline, Barthes, Genet, Ingeborg Bachmann. Cela signifie bien que Kiefer, en tant que néo-expressionniste, œuvre peut-être selon le régime de la spontanéité et de la réactivité mais aussi sur la base d’une riche culture interrogative de l’art, de l’homme et plus globalement de ce que nous appelons le monde.

Ouroboros, 2014, d’Anselm Kiefer. Photo Georges Poncet

Tristesse donc de ces œuvres immenses où la peinture est davantage que cette lourde et épaisse matière, une glaise primaire peut-être, dans l’épaisseur de laquelle s’ajoutent fréquemment des végétaux desséchés, jusqu’à des tournesols entiers. Aux camaïeux terreux des champs arides ou des bâtiments abandonnés s’ajoutent donc ces teintes noirâtres des végétaux morts, noirâtres ou brulés ? La couleur, chez Kiefer, a disparu, comme calcinée, comme sont les sites bombardés et incendiés, la couleur est celle de la cendre.

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Un court poème de Hwang Ji-u, « Mont Massu, arrow-root sur pente 2 », me semble coïncider avec la peinture de Kiefer, redire que l’abominable, l’horreur indicible, la haine, sont finalement universels en termes d’humanité. La Corée a, peu ou prou, connu un sort proche de celui de l’Allemagne : une longue et féroce occupation japonaise (40 ans), avant d’être en grande partie détruite par la guerre américano-soviétique, puis divisée, elle aussi, en deux pays distincts avant de subir les exterminations et les sévices d’une terrible dictature militaire.

Les Ordres de la nuit, 1996, d’Anselm Kiefer.Photo : Atelier Anselm Kiefer
  • va
  • ici, ne sème plus de graines
  • ici, ne fais plus de petits
  • ici, n’enterre plus personne
  • ne chante plus, ô terre stérilisée
  • on n’entend plus le chant d’insectes
  • alors, ne pleure plus, et sans pleurer
  • va-t-en, abandonne la terre brûlée

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Les œuvres sous vitrines, réalisées par Kiefer, relèvent de l’assemblage où des objets d’usage courant s’associent par exemple à des végétaux séchés, sont couverts de poussière ou en émergent. Objets fonctionnels et utilitaires devenus vains, issus d’une époque révolue, celle de l’apogée de l’ère industrielle, d’une mémoire dans laquelle ils ont perdu leur sens, ce dont il est ici question, c’est-à-dire cette guerre, fut en effet une perte de sens, un absolu non-sens. Installations sous vitrines, objets anesthétiques, bruts, déchets et témoignages cauchemardesques de ce temps qui hante l’œuvre de Kiefer.

Un printemps enfin ?

 

Ce n’est qu’à la fin du parcours de visite qu’une de ces vastes salles d’exposition apportait quelque chose de l’ordre de la résurrection, comme si Kiefer, enfin, était sorti de cette interminable période d’accablement et de désespoir causée par les désastres de la guerre. Enfin les champs (re)fleurissent, un printemps se fait jour et comme après chaque catastrophe naturelle ou causée par l’homme, la vie reprend, et reste la mémoire qu’efface le temps.

Varus, 1971, d’Anselm Kiefer. Photo : Jochen Littkemann, Berlin

 

Au-delà de la peinture

 

Si l’essentiel du propos de Kiefer se situe dans l’œuvre picturale, les livres, les installations, ont davantage qu’un rôle accessoire. Il y a lieu de rappeler qu’il fut invité à Monumenta, en 2007, en cette manifestation très institutionnelle où sont présentées les œuvres réalisées in situ par les artistes officiels (Buren, Serra, Kapoor, Kabakov...). Lors de chaque manifestation, l’artiste invité a pour mission de réaliser une œuvre exceptionnelle en cet espace qu’est l’immense nef du Grand Palais. Kiefer y avait présenté une œuvre complexe bâtie spécifiquement et jouant entre construction et destruction ; bref, une reconstitution de scènes de guerre, de ruines et de désastre. Dans un bâtiment (encore debout), une série de tableaux relevait de la série des champs. Cependant, si dans cette nef, la sortie du contexte traditionnel du White Cube (l’espace standardisé des galeries et musées d’art contemporain) avec les ruines fabriquées par Kiefer était plutôt convaincante, la force habituelle des grandes œuvres picturales était amoindrie par cette cohabitation entre réel et figuré, entre la ruine construite, donc artificielle, et ce que présente-représente le tableau ; ceci d’autant plus que malgré la force de ce qui touchait à l’architectural, l’œuvre était perceptible comme étant fictionnelle. Et le visiteur ne pouvait guère y percevoir une « vraie » ruine mais plutôt un décor de cinéma ou de théâtre. Pour autant, d’autres constructions effectuées par Kiefer soutiennent son propos dans sa globalité : fausses ruines post industrielles, bâtiments désaffectés. Ainsi en est-il de la construction (praticable) présentée au Centre Pompidou dans le puits central.

 

Margarethe 1981 Huile, acrylique, émulsion et paille sur toile

Une œuvre engagée ?

 

Peut-on parler d’une œuvre engagée, en termes sartriens par exemple ? Probablement n’y a-t-il pas de réponse claire : le propos majeur porte sur la guerre, la destruction et ce qu’il prend en charge est déjà en soi un engagement, celui de ne point oublier. Si l’iconographie de Kiefer montre armes et autres engins de destruction, bâtiments ruinés, terres stériles, elle est avant tout d’une validité universelle et au-delà de cette Seconde Guerre mondiale, elle parle de ce que peuvent avoir commis ou commettront malheureusement encore et toujours les hommes, telle étant leur nature. Kiefer : une œuvre contre l’oubli qui pour autant n’empêchera que cela se reproduise, ailleurs, autrement et n’empêche que cela se soit reproduit.

L’exposition Kiefer montrait bien autre chose que ce qui souvent correspond à l’attente du visiteur du musée : du distractif, du beau, de l’enchantement et le cas échéant de la connaissance. Ici l’œuvre véhicule violence, désespoir, tristesse et culpabilité : expiation de ce que l’auteur lui-même n’a pas commis mais que les siens ont commis : sentiment d’appartenance à l’humanité, volonté de regarder cette sinistre réalité en face.

L’exposition organisée par cette grande usine culturelle qu’est le Centre Pompidou, a été accompagnée de bon nombre de publications circonstancielles ou d’ouvrages plus analytiques, ce qui peut-être l’opportunité de mieux connaître un immense artiste qui fut mal compris et perçu par une certaine critique d’art américaine, peut être parce qu’il figurait ce qui avait été décrété définitivement irreprésentable.


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