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Jean-Pierre Brigaudiot et Gérard-Jacques Mélis
Un ouvrage publié aux éditions de l’Harmattan, collection Esthétiques, Espaces dess(e)ins
Entretien entre
Gérard-Jacques Mélis et Jean-Pierre Brigaudiot
GJM- Une incertaine poésie… (de l’écriture plasticienne) est le produit d’une rencontre entre Germain Roesz, le directeur de la collection Espaces Dess(e)ins, elle-même faisant partie de la collection Esthétiques et les auteurs, nous-mêmes : Jean-Pierre Brigaudiot artiste, poète, plasticien, et Gérard-Jacques Mélis, linguiste. Afin que le lecteur puisse visualiser certaines œuvres évoquées dans notre livre, nous articulons ce texte avec le site « jpbrigaudiot.com ».
Dès le début, nous avons décidé de mettre en avant la question de l’écriture d’une poésie plasticienne, définie comme le projet de donner aux textes écrits (qu’ils soient mis en peinture, en photographie ou en vidéo) un caractère indéfiniment et infiniment modelable, soulignant ainsi ta double activité d’artiste plasticien et de poète, acte de transgression de ce qui est généralement attendu de ces différents rôles : le poète écrit, le peintre dessine et peint, alors que tu peins et photographies des textes.
A partir de certaines de tes œuvres et de tes commentaires sur ta propre activité artistique, j’ai développé les différences entre forme et substance, entre le signe (doté d’un sens à définir) et la ligne (la forme matérielle du signe), ainsi que certaines notions telles que l’instabilité du sens de l’énoncé, la langue et l’écriture, les traces de l’énonciation (le dire) dans l’énoncé (le dit), le débordement de la parole par la langue et inversement, qui fait de toute langue une langue étrangère qui, dans une certaine mesure, échappe aux intentions déclarées ou non des sujets parlants. C’est dans un esprit de dialogue entre artiste et linguiste que nous avons élaboré ce texte qui comprend des commentaires théoriques, des entretiens, des poèmes et des photographies d’œuvres. Selon cette manière de procéder, arts plastiques, poésie, et linguistique interagissent dans ce livre.
GJM- Quel cheminement t’a mené vers l’idée de travailler avec un linguiste pour parler de certains aspects de ta production plasticienne ? Comment réagis-tu à cet entrecroisement ?
JPB- Cela s’est fait presque naturellement car mon environnement socioculturel est avant tout peuplé d’universitaires et d’artistes. Nous nous connaissions pour nous être maintes fois rencontrés lors d’expositions, nous étions l’un et l’autre enseignants à l’université et l’un et l’autre nous écrivions sur l’art. Les Arts Plastiques et Sciences de l’Art, que j’ai longtemps enseignés, articulent création artistique et analyse de cette création selon différentes approches, prioritairement en sciences humaines : philosophie, esthétique, sociologie, psychanalyse, anthropologie et linguistique. Mon parcours personnel m’avait permis de côtoyer des linguistes et le fait que Gérard Mélis cumule un réel intérêt pour l’art contemporain et un point de vue de linguiste avait déterminé ce choix, ceci d’autant plus que je souhaitais moi-même me doter d’outils de compréhension des modalités de fonctionnement de cette poésie plasticienne. Mon travail, celui dont il est ici question, ne se limitait pas à écrire/peindre ou peindre/écrire, il nécessitait impérativement une mise ne perspective théorique de ce qu’il mettait en jeu. Donc cette collaboration me semblait pouvoir correspondre à un certain nombre de questions posées par mon travail avec et sur la langue.
GJM- L’entretien avec un artiste est un genre relativement codifié de communication souvent construite sous forme de questions et de réponses. J’ai le sentiment que nos échanges n’obéissent pas pleinement à ces conventions. J’ai davantage l’impression d’un tissage entre nos interventions, car je n’ai pas eu l’intention d’enfermer ton discours sur ta pratique dans une grille analytique préétablie, mais, au contraire, de prolonger, avec certaines notions linguistiques, les problématiques que tu poses en tant qu’artiste. Comment caractériserais-tu nos échanges tels qu’ils apparaissent dans le livre ?
JPB- Tout d’abord, je voudrais dire que notre travail d’élaboration du livre a globalement duré un an et s’est fait sous la forme de circulations de textes plus ou moins longs : allers et retours, modifications, ajouts, compression de certains passages et ajustements. Ce à quoi s’ajoutaient ponctuellement des réunions de travail dans des cafés. Ainsi se sont établis un dialogue et une indéniable complicité. A aucun moment je n’ai eu le sentiment d’être peu ou prou contraint, enfermé, défini, par tel ou tel aspect de la linguistique, par l’une de ses écoles, par l’un de ses maîtres. Gérard œuvrait le plus souvent sur le mode d’interrogations portées à ma démarche artistique.
GJM- De mon côté, j’ai voulu que le commentaire théorique ne soit pas en position de surplomb ou d’explication définitive par rapport à ton travail, mais, au contraire, qu’il se situe au même niveau, qu’il devienne une sorte de résonnance, au sens où il constitue un espace conceptuel dans lequel se déploie différemment la signification de tes pratiques plasticiennes. Je m’interroge sur ce que la linguistique peut dire de tes œuvres, et, aussi, ce qu’elles disent du langage, et, par ricochet, comment elles peuvent questionner en retour la linguistique. Dans cette optique, à ton sens, que disent tes travaux du langage, des conceptions que nous pouvons nous en faire, et comment cela s’inscrit-il dans le cadre de notre livre, dans ce qu’il dit, dans sa forme ?
JPB- Résonance est ici le mot-clé ; avec un peu de recul je crois que la modalité fondatrice de notre dialogue reposait sur l’écho, une succession d’échos qui obligent à une succession de retours. Pour moi, il s’agissait de retours sur l’œuvre dont nous parlions et nos propos, en tant qu’échos, éclairaient à la fois cette œuvre et son advenir, puisqu’il s’agit d’une œuvre in-finie et à jamais malléable. L’un des aspects de cette poésie plasticienne est son mode interrogatif, elle s’interroge elle-même en tant qu’écriture, en tant qu’objet plastique, en tant que remise en question de ce qu’il est convenu d’appeler poésie.
GJM- Notre livre est associé à un site qui présente tes œuvres, le texte est rythmé par des œuvres-poèmes et des images de tes travaux. Selon toi, quels rapports créent-ils avec le texte de nos entretiens et les passages théoriques ?
JPB- Dès après la commande du livre, je me suis rendu compte de la difficulté que nous aurions à parler des œuvres puisque la collection Espaces Dess(e)ins est imprimée en noir et blanc. Le livre comporte quelques images en tant que jalons de mon parcours artistique hors écriture et le site lui-même est destiné à donner au lecteur un minimum de repères au sujet des œuvres que nous évoquons afin d’expliquer une démarche artistique de plusieurs décennies. Néanmoins, nous avons décidé de tirer le meilleur parti possible du noir et blanc de l’impression, en jouant des typographies et des mises en espace du texte ainsi que je le fais avec mes poèmes.
GJM- Dans tes œuvres qui intègrent des textes, l’écrit devient une image peinte, il est transposé sur un autre support que la page (qu’elle soit de papier ou sur l’écran d’ordinateur) ou le livre : il s’inscrit en creux dans la toile à travers la technique du pochoir, il défile dans la vidéo, il reste silencieux ou, au contraire, il s’oralise, il est dit et la voix humaine lui prête ses inflexions, en français, en coréen ou bien en farsi, il côtoie des photographies d’objets et de lieux dont tu dis qu’ils sont désaffectés. Il se situe entre production de langage et objet visuel, et devient autre, étranger à lui-même : le poème en peinture ou en vidéo est autre chose qu’un poème déclamé ou écrit sur une page. De même, le livre est autre chose qu’un livre d’entretien, même s’il contient des entretiens, il est autre chose qu’un beau livre d’art. Revendiques-tu cette altérité ? Relies-tu cette altérité à l’usage que tu fais de langues étrangères comme le coréen ou le farsi ? Qu’apporte l’usage de langues étrangères dans ton parcours artistique ? Comment s’effectue ce travail de traduction, de transposition, d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre ?
JPB- Tu accumules ici une quantité de questions concernant mon travail. Cette poésie plasticienne est à la fois complexe et marginale : poèmes écrits mais rendus à peine lisibles, pour, d’abord, être vus, pratique de la photo où le texte n’a jamais été photographié, vidéos ou l’essentiel n’a pas été filmé. Ecriture dans des langues que je ne pratique qu’à peine : à la fois une expérience, un partage et une offrande.
Transposer mes poèmes en une langue étrangère les dote de cette merveilleuse étrangeté qui me permet de seulement les voir, d’en voir les formes, la plasticité, de déguster ma poésie pour ses rythmes visuels et sonores –le chant. Cela est dans mon programme : être poétiquement à l’écoute des choses du monde, en deçà et au-delà du langage. Cet atterrissage de ma poésie en une langue autre me permet de comprendre comment la poésie outrepasse le seul langage et hante notre monde, toujours là pour qui sait la débusquer. Quant au passage d’une langue à l’autre, je le vois comme une transposition, une re-création.
GJM- La forme même du livre illustre la notion de plasticité. Tes œuvres-poèmes prennent une nouvelle forme dans ce recueil, le texte progresse en reprenant certaines notions (l’écriture, l’intermédialité, la matière, la substance, ta démarche ‘in process’) vues sous différents angles, et la typographie joue sur plusieurs nuances d’encrage et sur des fontes différentes. Nous l’avons voulu ainsi : non linéaire et ouvert. Comment réagis-tu à ce mode d’écriture maintenant que ce livre existe sous forme publiée ? Comment résonne-t-il avec ton travail plasticien ?
JPB- J’aurais souhaité aller beaucoup plus loin que nous n’avons pu le faire sur ce plan d’un livre en tant qu’objet plastique, tels que sont mes vidéos, mes tirages photo ou mes peintures de cette poésie plasticienne. Cependant, je crois que nous avons su tirer parti des contraintes imposées par cette collection : ce livre est un objet agréable à pratiquer.
Autant, lorsque nous avons commencé notre travail d’élaboration du livre, j’avais peu de représentations de ce qu’il pouvait être, autant a posteriori, ce livre apparaît comme le tremplin pour la publication d’autres livres faisant davantage écho à cette poésie que j’écris et à ce qu’elle advient en tant qu’œuvre plastique. Et puis, lorsque j’ai commencé à travailler cette poésie plasticienne, je ne souhaitais pas du tout l’orienter vers une publication, au contraire. Chaque œuvre, même inscrite dans une technique d’infinie reproductibilité me semblait devoir rester unique ; ceci non point par crainte de la perte d’aura développée par le philosophe Walter Benjamin, mais par volonté de situer cette poésie dans le territoire de l’œuvre d’art comme objet plastique. Aujourd’hui, après la parution de ce livre, je suis davantage travaillé par l’idée de l’édition de livres où la plasticité pourrait se développer comme je le souhaite, en un espace où la poésie et l’objet plastique confondus œuvrent de pair à exprimer une pluralité de dimensions, sensibles, théoriques, visuelles. Cependant, cette poésie plasticienne implique un impérieux besoin de se situer, de s’interroger, de se théoriser selon des approches multiples et si j’ose rêver d’un livre en tant qu’objet plastique, je rêve aussi d’un livre qui parle de la poésie dont il est question, au-delà d’elle-même, en ce qu’elle est au monde.