|
La littérature persane a subi un remaniement au XXe siècle, notamment en s’intéressant à de nouvelles figures et catégories sociales. A partir du XXe siècle, cette vieille littérature a commencé à remarquer l’individu en tant que personne spécifique dans la société, différenciée de la "masse" du peuple.
Jalâl Al-e Ahmad peut être considéré comme l’un des pionniers de la littérature moderne iranienne. Il a créé son propre style. S’investissant profondément dans les problèmes de sa société, il s’est défini en tant qu’écrivain engagé ; un écrivain qui a commencé sa carrière sous l’influence de Sâdegh Hedâyat, mais qui a, tôt, trouvé son indépendance et a même laissé sa marque sur la littérature moderne iranienne.
Le style propre à Al-e Ahmad, vif, bref, familier, humaniste, précis, unilatéral et journalistique a tellement influencé la « prose nouvelle » que l’on a souvent essayé, en vain, d’imiter son style. De plus, ses positions politiques tout au long de sa relative courte vie, lui ont conféré le statut d’écrivain engagé au service du peuple.
Dans certaines de ses histoires comme Modir-e madreseh (Le directeur d’école) ou Khodâdâd Khân, les métiers des personnages, directeur d’école, leader politique, etc. sont tirés des expériences professionnelles réelles d’Al-e Ahmad. Il est aussi l’un des premiers écrivains iraniens à s’intéresser profondément à la situation de la femme dans la société iranienne de son époque. Sa connaissance de la condition féminine d’alors est unique en son genre. Ses ouvrages mettent en scène nombre de personnages féminins décrits minutieusement dans leurs moindres gestes, paroles et pensées, dans une société encore fortement traditionaliste.
Dans le recueil Zan-e ziâdi (La femme de trop), trois nouvelles sur neuf sont consacrées à la peu reluisante condition féminine de l’époque : "Samanou pazân" (La cuisson du samanou), "Khânom-e Nezhatoddowleh" (Madame Nezhatoddowleh) et "Zan-e ziâdi" (La femme de trop). Dans "Samanou pazân", Madame Maryam est une femme traditionnelle de la classe moyenne qui défend sa position vis-à-vis de la seconde femme de son mari bigame. Elle a une vie sociale intense dans la société traditionnelle iranienne de l’époque : elle passe ses journées à pratiquer la charité, à préparer des repas, des rassemblements votifs et des événements religieux en général. Mais elle ira jusqu’à pratiquer la magie noire, tant pour contrer sa rivale, que pour trouver un mari pour sa fille désormais en âge de se marier. Cette femme, en apparence fervente défenseuse de sa place de femme traditionnelle, apparaît pourtant en même temps consciente de la position défavorable de la femme dans la société de l’époque. Répondant lors d’une conversation à la question d’une invitée sur les fiançailles ou le mariage éventuels de sa fille, elle dit qu’elle aura son maquereau de mari un jour ou l’autre, comme celui de toutes les femmes, et qu’elle aura au moins envoyé sa fille à l’école pour quelques années, ce qui lui a été refusé par ses propres parents.
Nezhatoddowleh, le personnage principal de la deuxième nouvelle, appartient à la catégorie sociale la plus élevée du pays. Elle est belle, riche et cultivée. Elle est "fille de", "belle-sœur de", et cherche à plusieurs reprises à épouser un homme de la même classe sociale. Afin de réaliser ce rêve, elle se marie trois fois. « Madame Nezhatoddowleh est grande, et cela n’est pas sans importance. Même si elle a un nez fin, le bout parait légèrement penché vers la droite, mais ne croyez pas qu’il est tordu, si c’était le cas, elle aurait immédiatement fait une intervention chirurgicale, il faut dire juste qu’il est un peu, vraiment très peu, penché vers la droite » [1].
Madame Nezhatodowleh n’a pas vingt ans quand elle se marie pour la première fois. Son mari est fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, issu d’une famille célèbre et plus encore riche. En réalité, même s’il s’agit bien d’un mariage d’amour, les familles des mariés se sont renseignées l’une sur l’autre. Comme le frère du marié était l’assistant du ministre des Affaires étrangères et le père de la mariée, ministre de l’Intérieur, ils allaient bien ensemble. Cette première union se termine au bout de neuf ans de vie commune agitée. « Madame Nezhatoddowleh ne savait peut-être pas au début ce qu’un mari idéal devait avoir comme caractéristiques, mais elle savait désormais ce qu’il ne devait pas avoir. » [2]
Le deuxième mari de Nezhatoddowleh est un bel officier aux yeux clairs. Mais ce deuxième mariage se termine trois mois plus tard, au retour de la lune de miel, suite à la découverte de la bigamie de l’officier qui refuse de divorcer de sa première femme. Nezhatoddowleh renonce à sa dot pour divorcer de l’officier sur l’ordre de son père.
Même si ce mariage laisse de beaux souvenirs et de nouvelles expériences à raconter aux jeunes filles rêveuses de la famille, Nezhatoddowleh continue de rechercher le mari idéal. Mais la situation autour d’elle a évolué. Son père est mort, les gens de son entourage ont un autre langage et sont plus distants. Madame Nezhatoddowleh ne sait pas ce qui s’est passé « mais elle se rendait compte qu’ils étaient moins intéressés par ses histoires de recherche du mari idéal, ils étaient à la recherche de la liberté, ils parlaient du parlement, des journaux… » [3]
En troisièmes noces, son dévolu se porte sur un chef de tribu nomade élu au parlement avec qui elle convole pour un mariage qui ne dure pas longtemps, suite à des problèmes de fraude et d’escroquerie. Des affaires où il faut garder le secret pour protéger les intérêts de gens haut placés. Nezhatoddowleh décide de garder le secret, cette fois, avec la certitude de servir son pays et faire passer ses intérêts avant les siens, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi soucieuse de sa beauté et d’espérer toujours trouver le mari idéal. Elle commence aussi à penser refaire son nez qui, selon elle, pourrait être à l’origine de ses échecs.
Il y a aussi Fâtemeh, le personnage de la nouvelle "Zan-e ziâdi" (La femme de trop) dans le recueil du même nom. Fâtemeh est une jeune femme d’une catégorie sociale peu élevée. Elle n’est pas belle et ne sait ni lire ni écrire. Elle a même de grosses imperfections et est obligée de porter une perruque du fait de son peu de cheveux, et son visage est marqué par la vérole. On l’a mariée à un homme averti de ces défauts, qui est lui-même boiteux et laid. « On avait prévu qu’il vienne le vendredi d’après pour me voir, mon Dieu, je Vous prends à témoin, je tremble encore en me rappelant ce moment, quand il montait les marches avec son pas de boiteux et le bruit de sa canne sur le carrelage, mon cœur voulait sortir de ma poitrine, comme s’il y enfonçait sa canne, vous ne pouvez pas imaginer ce que je ressentais. » [4] L’homme la voit et donne son accord pour le mariage, un mariage qui prend fin au bout de quarante jours du fait de l’interférence de la belle famille. Une famille pour qui la mariée n’était qu’une servante en l’absence du mari. Fâtemeh est renvoyée par son mari de force et sans la moindre explication chez ses parents. « Nous sommes arrivés au milieu de la cour, le misérable a crié : « Voilà votre dame Fâtemeh, je vous la rends, ne la laissez pas revenir ! » Et quand j’ai voulu connaître sa raison et que j’ai crié « Pourquoi ? », il est sorti et a fermé la grande porte derrière lui. » [5] Fâtemeh est ramenée chez son père sans aucune considération ; une humiliation à ce point insupportable qu’elle quitte la maison paternelle sans savoir où aller.
Al-e Ahmad décrit les conditions de vie de ces trois types de femmes : traditionnelle et moderne, riche et pauvre, belle et laide, éloignées dans leur cadre de vie sociale, mais proches sous le regard impitoyable de la société. Il raconte la position de la femme iranienne en dénonçant l’illettrisme, la fraude et l’insécurité, et les présente comme les victimes de certaines traditions. Des femmes dépendantes des hommes dans une société patriarcale, qui ont du mal à s’affirmer sans la présence d’un homme, surtout d’un mari. Des femmes qui ne connaissent qu’une seule issue : être reconnue en tant que femme de… ou simplement en sécurité dans l’ombre d’une présence paternelle.
[6]
Bibliographie :
Al-e Ahmad, Jalâl, Zan-e ziâdi (La femme de trop), Téhéran, éd. Madjid, 6e édition, 2012.
[1] De fait, le Persépolis de Marjane Satrapi (2007) est vu par certains comme un « film iranien », même si la production est française.
[2] Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien de l’ayatollah Khomeyni au président Khatami, Paris CNRS, 2004, p. 129.
[3] Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien … op. cit., p. 133-137.
[4] François Fronty, « Shirin aux cent visages », dans Les Cahiers du cinéma, n° 642, février 2009, p. 80-81.
[5] Nicolas Bauche, « A propos d’Elly », dans Positif, n° 584, octobre 2009, p. 47.
[6] Yann Tobin, « Une séparation, magistrale réussite », dans Positif, n° 604, juin 2011, p. 15-16.