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"Notre maison se trouvait au bord du désert ; tous mes rêves portaient sur le désert. Mon père et mes oncles étaient chasseurs ; je les accompagnais à la chasse. Cette activité ne me plut jamais, mais ce fut elle qui m’attira vers la plaine avant l’aube et qui insuffla dans mon cœur mille sensations diverses. C’est en chassant que je découvris le corps nu de la nature. J’ai glissé mes mains sur la peau des arbres ; je me suis lavé les mains et le visage dans l’eau courante ; je me suis laissé aller dans le vent ;
je brulais de la passion de contempler…"
Extrait du livre Hanouz dar safaram (Je voyage encore)
Sepehri passa son enfance dans l’un des plus grands jardins de Kâshân, laissé en héritage par sa famille de grands propriétaires, dans le quartier Ata. Ce jardin, avec sa nature intacte et originelle, devint toute la vie de Sohrâb et joua un rôle très important dans sa vie artistique, que ce soit dans ses poèmes ou ses peintures.
La maison était grande. Il y avait un jardin avec toutes sortes d’arbres. C’était un endroit idéal pour apprendre.
C’est dans ce jardin que Sohrâb apprend à penser, mais surtout à regarder : non pas d’un regard simple et transitoire, mais d‘un regard profond, méditatif. Ce jardin devint le terreau de ses premières inspirations poétiques, et le sujet de plusieurs œuvres picturales.
La réputation poétique de Sohrâb Sepehri tient aussi à l’omniprésence de la nature dans son œuvre, à l’importance qu’il lui accorde, à sa passion exceptionnelle pour elle. L’arbre constitue l’élément naturel le plus représentatif de cette passion.
A ce sujet, nous pouvons lire cet extrait d’une lettre de Sohrâb à son amie Nâzi, tiré du livre Hanouz dar Safaram (Je voyage encore) : "…Une fois arrivée à l’arbre, contemple-le bien. La contemplation t’emmènera au ciel. Aujourd’hui, on n’apprend plus à contempler, et l’arbre ne sert qu’à embellir la maison… Les arbres sont aujourd’hui plus verts que les hommes. Un jour viendra où j’irai arroser la maison du voisin et toi, tu salueras son sapin, et les hommes seront plus aimables que les arbres." Tout au long de l’œuvre de Sepehri, nous retrouvons la présence de l’arbre sous différentes formes : jeune arbre, vieil arbre, ou encore différentes espèces comme l’acacia, l’érable, le grenadier, le figuier, le saule, le framboisier, le mûrier, le platane, le cyprès, le peuplier blanc, le cèdre, l’olivier de Bohème, le sapin, le pin, etc. qui apparaissent à de nombreuses reprises.
Chez Sepehri, l’arbre est un être très cher, sacré, ce qui peut notamment s’expliquer par le fait qu’il est originaire de Kâshân, une ville désertique où l’arbre et son ombre sont des choses précieuses. Pour lui, la valeur de l’arbre dépasse celle de la culture et de la religion :
"Je m’attriste comme un nuage
quand je vois par la fenêtre
Houri, la fille du voisin
lire de la jurisprudence théologique
sous l’orme le plus rare du monde.
Tiré du poème « Cheh kassi boud sedâ zad Sohrâb » (Qui appela « Sohrâb ? »)
Le poète compare l’arbre avec tout ce qui est cher à ses yeux :
J’ai des amis
Meilleurs que la feuille de l’arbre
Tiré du poème « Radd-e pây-e âb » (Trace du pas de l’eau)
Dans son poème « Shâsousâ », la feuille de l’acacia est décrite de manière très douce et délicate :
Une feuille tombe sur l’oubli de ma main : une feuille d’acacia
Elle a l’odeur d’une chanson perdue,
l’odeur de la berceuse frémissant sur
le visage de ma mère.
Dans « Vaght-e latif-e shen » (Le moment délicat du sable), l’arbre semble devenir un prétexte à vivre lorsqu’il dit :
Dans le jardin s’étendait une table familière
Au centre de la table, quelque chose,
Comme une compréhension lumineuse
Une grappe de raisin recouvrit toute incertitude
La constance du silence m’étourdit.
Je vis que l‘arbre était,
Son existence de l’ordre de l’évidence,
Il faut être et poursuivre l’histoire jusqu’aux textes blancs.
Sepehri croit à une sorte d’interdépendance entre l’arbre et Dieu ; il estime qu’à travers l’arbre, il est possible de se rapprocher de Dieu. En d’autres termes, l’arbre est le signe le plus représentatif de Dieu, dont la contemplation profonde vaut largement les leçons de catéchisme et la culture livresque :
Nous étions sous un saule
J’ai cueilli une feuille de la branche au-dessus de ma tête et j’ai dit :
Ouvrez les yeux, quel meilleur signe voudriez-vous ?
Tiré du poème « Soureh-ye tamâshâ » (Sourate de la contemplation)
Selon lui :
Il faut fermer le livre. Il faut se lever.
Il faut se promener le long du temps, contempler la fleur. Entendre l’ambiguïté.
Il faut courir jusqu’à l’extrémité de l’existence.
Il faut mourir au parfum de la terre.
Il faut arriver au confluent de l’arbre et de Dieu.
Extrait du poème « Ham satr, ham sefid » (Et ligne et blanc)
Dans « Sedâye pâye âb » (Le bruit du pas de l’eau), il dit :
J’ai une mère meilleure qu’une feuille d’arbre,
des amis meilleurs que l’eau courante,
et un Dieu qui est près d’ici
au milieu de ces giroflées,
au-dessous de ce grand pin
Dans ses poèmes, Sepehri introduit et valorise les formes les plus simples de communion et de communication avec Dieu et attire l’attention sur l’omniprésence du divin, à chaque instant et dans chaque élément de ce monde. L’arbre aussi devient un symbole poétique sur lequel le poète s’appuie pour présenter son univers intérieur et sa perception phénoménologique des choses.
Dans les enseignements religieux et mystiques, l’arbre est d’un haut symbolisme ; et Sepehri, influencé par le soufisme iranien et bon connaisseur des enseignements mystiques orientaux et asiatiques, hindous et bouddhistes, maîtrise parfaitement cette symbolique qu’il applique subtilement dans ses poèmes :
Je suis de Kâshân
et peut-être que ma généalogie remonte
à une plante indienne, ou une poterie de Sialk.
Tiré du poème « Sedâ-ye pâ-ye âb » (Le bruit du pas de l’eau)
Lors de ses voyages à l’étranger, en particulier en Asie de l’Est, Sohrâb découvre le bouddhisme zen, et notamment un enseignement zen fondamental, que l’on retrouve dans les grands courants mystiques selon lesquels le monde et ses composants ne sont pas des choses séparées mais constituent tous ensemble une réalité unique.
Dans les enseignements bouddhistes, c’est sous un arbre que Bouddha a atteint l’illumination (en persan : Derakht-e Tanvir). Il est dit que Sidhartha Gautama, celui qui devint plus tard connu sous le nom de Bouddha, suit diverses voies d’ascèse et d’austérité sans trouver les réponses qu’il recherche, et c’est ainsi qu’il s’installe sous un banyan, faisant le vœu d’y rester jusqu’à découvrir la vérité ultime. Durant sa méditation, les démons viennent le tenter sans cesse, mais échouent. Finalement, Sidhartha atteint l’Illumination et devient Bouddha.
Sohrâb, influencé par le bouddhisme, croit en un lien entre l’arbre et la philosophie persane de l’Illumination (eshrâghi) :
Au soir, quelques étourneaux s’éloignèrent
de l’orbite de la mémoire du pin,
Il en resta la bonté physique de l’arbre,
J’ai senti la bonté de l’illumination
m’éclabousser l’épaule
Extrait du poème « Hamisheh » (Toujours) du recueil Hajm-e sabz (Le vert volume)
Dans sa poésie, il relie les plantes et surtout les arbres aux éléments naturels lumineux comme la lune ou le soleil, symbole de clarté, pour mettre en relief leur fraîcheur.
C’était une nuit débordante,
La rivière alla du pied des pins jusqu’au lointain
La vallée teinte de clair de lune,
Et la montagne tant lumineuse,
Que Dieu était visible.
Tiré du recueil Hajm-e Sabz (Le vert volume)
Et dans un autre poème :
Les reptiles dorment.
Les portes de l’éternité sont ouvertes.
Ensoleillons-nous.
Confions nos yeux, car la lune de la lumière est descendue.
Laissons-nous boire dans le sommeil des arbres, car la majesté de la croissance végétale nous traverse.
Tiré du poème « Shab-e hamâhangui » (La nuit de l’harmonie)
Dans son poème célèbre « Neshâni » (L’adresse), cette relation est très précise :
« Où est la maison de l’ami ? », c’était l’aube lorsque le cavalier posa cette question.
Le ciel fit une pause.
Le passant fit don à l’obscurité des sables du rameau de lumière qu’il avait aux lèvres
Et indiqua du doigt un peuplier blanc, disant :
« Avant l’arbre
Il y a une allée plus verte que le sommeil de Dieu
[…]
Tu y vois un enfant grimpé sur un haut pin pour
y chercher un poussin dans le nid de lumière
et tu lui demandes
« Où est la maison de l’ami ? »
"Peuplier blanc", "arbre" et "grand pin", suggestion de la lumière par "l’aube", la "lumière" et le "nid de lumière", conduisent bien à l’idée de "Dieu".
Dans ce poème, le premier indice pour atteindre l’Ami (Dieu) est le peuplier blanc, un arbre haut au tronc blanc, et aux feuilles blanc coton, qui symbolise ici l’association de l’homme avec la lumière. Ensuite, le pin, qui est le symbole de vitalité, d’éternité et de vérité, peut devenir le support de cette ascension.
Dans le poème « Sedâ-ye pâ-ye âb » (Le bruit du pas de l’eau) ce lien apparait plus fort : "giroflée", "pin", "plante", "rose", "cyprès" et "acacia" sont tous en relation avec la sagesse et l’illumination :
Je prie quand c’est le vent qui y appelle du haut du minaret du cyprès
[…]
Ma Kaaba est sous les acacias […]
Ma Kaaba va d’un jardin à l’autre
Comme une brise
D’une ville à l’autre […]
Notre jardin était dans le quartier de l’ombre de la connaissance […]
Notre jardin, confluent du sens et de la plante
L’esprit naturaliste et l’intérêt de Sohrâb pour dépeindre les arbres comme l’élément le plus représentatif de la nature apparaissent aussi bien dans ses peintures que dans ses poèmes ; les deux œuvres étant étroitement liées, comme il le précise lui-même : « Ma poésie est ma peinture. » L’objectif principal de Sohrâb est de partager sa vision du monde au travers de symboles, que ce soit en peinture ou en poésie.
Les toiles de Sepehri mettent en scène des détails de la nature iranienne, parfois très simples. Ces toiles rappellent des notes prises dans des moments de joie intense, de perception harmonieuse du monde. Et dans ses toiles également, l’arbre bien-aimé occupe une place centrale.
Parfois, Sohrâb trace un arbre montant jusqu’au ciel ; parfois une rivière avec une rangée de saules qui descendent la pente d’une colline ; parfois les branches d’un arbre derrière les murs d’une maison ou même, parfois, simplement les troncs des arbres.
Parmi les toiles les plus connues de Sohrâb, citons Shaghâyegh-hâ (Les Coquelicots), Jouybâr (Le ruisseau), Taneh-ye derakht (Le tronc de l’arbre), Alaf-hâ va taneh-ye derakht (Les herbes et le tronc d’arbre), Taneh-ye derkhtân-e movvarab (Le tronc des arbres obliques).
Les spécialistes considèrent que les plus réussies de ses œuvres font partie de la série Derakht-hâ, et estiment que la vision esthétique de Sohrâb y atteint un point culminant. Dans ces toiles, les arbres ont peu de feuilles et peu de branches ; il s’agit plutôt d’arbres vus comme des troncs grands, épais et très serrés les uns vis-à-vis des autres. Parfois, les arbres sont de simples lignes sombres et longues qui dépassent le cadre du tableau. Ces arbres sont également dénués de racines ou non-identifiables, caractéristique que les spécialistes analysent comme un passage de la totalité au détail.