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Pour les Iraniens, le cyprès est l’emblème de l’Iran. Symbolisant la liberté, il a même été le motif principal des couronnes royales. Il constitue un symbole de ce pays en raison de sa droiture qui suggère le rejet de la servitude et l’aspiration à la liberté. Le cyprès dont la pointe est courbée symbolise la modestie, et c’est la raison pour laquelle on appelait souvent l’Iran "le pays des modestes" (belâd al- khazâ’in).
La simplicité de la forme et les possibilités géométriques du cyprès ont sans doute été l’une des raisons pour lesquelles les artistes l’ont beaucoup utilisé pour orner leurs œuvres. Ainsi, outre les tapis, les coussins et les tissus, on peut le trouver dans les décorations en plâtre, sur les tuiles émaillées, dans la peinture sur papier, le cuir et le tissu, l’enluminure, les œuvres en métal, les incrustations, les bijoux, les flacons d’eau de rose, les sculptures et les pièces de monnaie, comme les pièces sassanides en argent du temps de Khosrô Ier en usage de 531 à 579.
Le cyprès est très présent dans l’architecture iranienne, que ce soit dans les maisons ou dans les cimetières, les mausolées et les jardins. De par ses branches touffues et sa taille élancée, cet arbre toujours vert occupe agréablement un vaste espace qui lui est souvent dédié devant le pavillon dans l’architecture traditionnelle iranienne. En éliminant le vide entre le pavillon et le jardin, il crée une continuité et met en valeur la taille de l’édifice. Ses ombres régulières créées par l’ordonnance généralement linéaire de sa plantation, souvent en parallèle avec les ruisseaux qui coulent dans le jardin, agrémentent les ruelles bordées de cyprès. En automne et en hiver, sa couleur verte contraste joliment avec celle d’autres arbres.
La présence de cet élément est si importante dans l’architecture qu’on peut se demander si la coupole du mausolée de Daniel à Suze et ses dômes en forme de pyramide, les voûtes pyramidales des églises, ou même les minarets des mosquées érigés comme des colonnes communicatives entre le ciel et la terre, n’ont pas été inspirés de ce même élément quasi-omniprésent dans l‘architecture iranienne.
Il est difficile de déterminer la date de l’apparition du cyprès dans la peinture et la sculpture, mais il existe déjà sur les bas-reliefs de Persépolis (Ve siècle av. J.-C.). Dans la miniature iranienne, ce motif est omniprésent dans tous les styles, surtout dans le domaine des miniatures qui ornent la marge des livres où, pour suggérer l’idée du paysage, il déborde de la page pour continuer dans la marge. On retrouve aussi beaucoup ce motif dans la peinture moderne. Ainsi, en automne 1978, des tableaux de Samilâ Amir-Ebrâhimi sont exposés à l’Institut Goethe de Téhéran. L’une de ces toiles met en scène un ensemble de cyprès étêtés, rappelant des corps humains décapités. Dans ce tableau qui relie la destruction des forêts aux génocides humains, la couleur rouge vermeil domine et capture l’attention de l’observateur. A l’époque de son exposition - quelques mois avant la victoire de la Révolution - cette toile visait à dénoncer le système de sécurité du régime. Et comme l’exposition se tenait à l’Institut Goethe, le régime du Shâh n’a pas réussi à l’interdire.
Dans cette même exposition, trois toiles de Bijan Djazâni reprenaient également le motif du cyprès. L’une d’elles représentait une forêt entière de cyprès. La déesse de la forêt se tenait fermement devant la scène pour défendre le territoire forestier. Dans le contexte de cette exposition et l’importance du politique dans l’expression artistique de l’époque, la défense de la forêt de cyprès était une métaphore de la protection que souhaitaient les artistes contre les répressions policières. Ces deux œuvres de Djazâni et Amir-Ebrâhimi insistaient également sur l’importance de la protection de la nature et de l’environnement pour que l’humanité puisse continuer à exister. Ici, la nature n’est pas seulement l’origine de l’humanité, mais une finalité qui la transforme en objectif de la création.
En littérature également, le cyprès est traditionnellement un motif très présent. Hâfez en parle 54 fois dans son fameux recueil (divân). Il lui prête des qualités comme le fait d’être libre, grand, gracieux, fluent, argentin, heureux, tendre, etc. La vision du poète est en conformité avec celle de son peuple, chez qui l’arbre a une importance symbolique et religieuse.
Le cyprès comme symbole de liberté apparaît aussi dans ce poème titré « She’r-e gomnâm » de Khosro Golsorkhi :
S’abattit sur ta poitrine le coup mortel de l’ennemi
Mais ô cyprès debout, tu ne tombes pas
C’est dans ton essence de mourir debout !
En conformité avec Golsorkhi (1944-1974), Houshang Ebtehâdj écrit un poème (1980) intitulé « Le souvenir du sang du cyprès » pour mettre l’accent sur le symbolisme du cyprès, qui incarne l’immortalité de l’aspiration à la liberté et l’efficacité du sacrifice dans la lutte libertaire des peuples. Encore une fois en 1973, à travers une série de poèmes intitulée « Sâghi-Nâmeh », Ebtehâdj reprend la symbolique du cyprès comme thème principal. Cette série poétique conduit à la fermeture par la censure de la revue Sokhan. Un des poèmes de cette série, intitulé « Le sang du rossignol » et caractérisé par ses distiques en rimes plates, essaie de déchiffrer les symboles de l’ancien cyprès pour commémorer Khosro Rouzbeh (1915-1958) notamment à travers ces poèmes :
Ô printemps, rappelle-toi la jeune fleur
De l’ancien cyprès Khosro Rouzbeh
Mais au lieu d’écrire un poème, Ebtehâdj se met malheureusement à donner des conseils et à exhorter les jeunes à suivre le même chemin politique que le sien. Ceci est cependant une autre histoire.
Le Goshtâsb Nâmeh d’Abou-Mansour Daghighi (935-976) met en scène la venue de Zoroastre avec une branche de cyprès et le compare à « un arbre aux racines profondes et aux branches innombrables/dont les feuilles sont des leçons et les fruits la sagesse ». Selon la version avancée par ce poète compilateur des mythes iraniens, Zoroastre se rend auprès de Goshtâsb pour lui présenter sa religion avec une jeune pousse de cyprès qui sera plantée près d’un temple du feu et qui deviendra un arbre épais et robuste. Ce cyprès s’appellera le Cyprès de Kâshmar que des pèlerins viendront voir, venant de loin, à pied. Ferdowsi écrit à cette occasion dans son Shâhnâmeh (Livre des Rois), au chapitre intitulé Goshtâsb-Nâmeh :
Tous les monarques se soumirent à son ordre
Celui de se rendre vers le Cyprès de Kâshmar
L’arbre devint un lieu de culte car/Zoroastre y attacha le démon
Nomme-le « paradis » si tu l’ignores
Pourquoi le nommes-tu Cyprès de Kâshmar ?
Pourquoi ne l’appelles-tu pas la pousse du paradis
Celle que le roi a plantée à Kashmar
Tout comme Ferdowsi, Daghighi considère le cyprès comme une pousse de paradis, basé sur la croyance ancienne selon laquelle on croyait que le paradis était orné de cet arbre sous l’ombre duquel les bienheureux accédant à la vie céleste pouvaient éternellement se reposer.
D’après la littérature zoroastrienne, c’est Bahman Izad Kherad (équivalent de l’Archange Gabriel dans les religions abrahamiques) qui a offert cette fameuse pousse de cyprès à Zoroastre. Lors de sa rencontre avec Zoroastre, l’archange tient une branche de cyprès blanc à la main. Selon le Dinkard, « la branche de cyprès symbolise la paix et enseigne qu’il faut ménager son prochain pour que la paix puisse perdurer sur terre. » Même avant l’apparition du zoroastrisme et dans le mithraïsme, le cyprès était considéré comme un symbole d’immortalité et de vie éternelle. Sur les monuments mithraïstes, les sept cyprès renvoient aux sept planètes où l’âme éternelle voyagera après la mort dans son ascension vers le Paradis.
L’un des plus grands spécialistes des dessins et esquisses du tapis persan, Mahmoud Etemâdzâdeh, dit Beh-Azine (1915-2006), remarque dans son livre Farsh-e Irân (Le Tapis Persan) que « le motif du botteh boteh (Paisley) est le même cyprès qui apparaît régulièrement dans les figures antiques de l’Iran ». Parmi les centres artisanaux de Tabriz, Kâshân, Qom, Sanandadj et Kermân, il apprécie notamment cette dernière région : « Les artisans tapissiers de Kermân ont créé les meilleurs modèles de botteh et on peut estimer que ce savoir-faire tire ses origines de l’antique industrie du châle et des tissus en soie. » Concernant les tapis du Khorâssân, il écrit : « Dans le Khorâssân, traditionnellement, le dessin d’un gros botteh vert pistache sur un fond rouge foncé était davantage en usage. »
Nous pouvons voir des exemples du motif du palmier dans l’art sassanide. Les créneaux de Bishâpour contiennent des spatules avec un palmier décoratif ayant deux paires d’ailes dont l’une est au-dessus de l’autre. Les ailes en feuilles de palmier peuvent être également vues sur les sceaux sassanides, aux côtés de deux animaux cornus se tenant de chaque côté de l’arbre.
Le grenadier figure parmi les arbres les plus sacrés d’Iran, et a conservé jusqu’à nos jours sa place spirituelle chez les Iraniens. Un grenadier solitaire sorti de terre à proximité de mausolées sur les collines et les monts est considéré comme sacré, et on y attache des morceaux de tissu en demandant une faveur à Dieu. Le grenadier a notamment été vénéré dans l’Iran zoroastrien pour le vert foncé de ses feuilles, ainsi que pour la couleur et la forme de ses fleurs très orange qui rappellent le feu sacré. Le grand nombre de ses grains symbolise la fertilité, le reliant à la fécondité d’Anâhitâ. Le grenadier est aussi un arbre décoratif dans l’art oriental. Mais son fruit dessiné dans une feuille de palmier est caractéristique de l’art sassanide. A la fin de l’ère sassanide, les feuilles de palmier fendues en viennent à ressembler à une paire d’ailes qui symbolise la productivité et la spiritualité.
L’arbuste est un élément décoratif très important dans l’art iranien et permet de symboliser d’autres motifs comme la flamme du feu, le fruit, le pin, un cyprès courbé, un oiseau avec la tête enfoncée dans sa poitrine, l’utérus d’une mère ou une femme voilée et retirée du monde.
Pour certains spécialistes, l’arbuste est la manifestation symbolique de la flamme dans les âtres zoroastriens, l’image allégorique de l’amande, de la poire, de la figue, de la rivière ou d’une perruche vénérée par les Iraniens autant que par les Indiens.
Tous ces motifs liés à la mythologie de l’Iran antique ont connu des changements de forme avec le temps et avec l’évolution des conditions historiques et sociales. Le motif du cyprès courbé représente un cyprès incliné sous le vent et contrairement à l’opinion courante,
son origine est l’Iran et non l’Inde ! En français, ce motif est connu sous le nom de Paisley, que l’on retrouve souvent en imprimé sur les châles en cachemire. Dans l’art iranien préislamique, le cyprès n’a pas encore de charge religieuse et mystique. La présence du cyprès dans les mausolées et les monuments religieux prend une signification très différente après l’islam. D’aucuns ont suggéré qu’il fallait chercher l’origine du motif dans les hiéroglyphes égyptiens. D’autres ont assimilé un cyprès dont la pointe est courbée à la flamme du feu zoroastrien. Le motif de l’arbuste que l’on retrouve dans l’art iranien depuis le VIIIe av. J.-C. jusqu’à l’époque achéménide est celui de l’amandier, dont un petit nombre est courbé. On peut trouver sur les sculptures achéménides ainsi que les habits en or, les ustensiles de guerre, les vases et les ornements, des motifs de cyprès dont la pointe s’incline graduellement et tend à s’arquer. Il reste peu d’objets d’art de l’époque arsacide, mais on peut observer dans ceux ayant été découverts des dessins d’une feuille très fine similaires au Paisley. On peut aussi trouver dans l’art sassanide une diversité étonnante du motif dans les vases en argent et en or, les épées, les tissus, l’architecture, les spatules et les bijoux. Le botteh accompagné de dessins d’ailes d’oiseaux et de motifs de cédrat est omniprésent dans les sculptures et les bas-reliefs du site préislamique de Tâgh-e Bostân érigé vers l’an 600.
Avec la chute de l’empire sassanide et l’arrivée de l’islam, l’arbuste apparaît sur les tapis à partir du califat abbasside. Il se débarrasse de la charge religieuse et devient un simple motif d’ornement, avec deux lignes courbées et continuelles qui vont vers la pointe de l’arbre. C’est alors que le motif basique du Paisley est créé. On peut en voir des exemples sur des céramiques du Xe siècle découvertes notamment à Kâshân, Gorgân, Neyshâbour, Sâveh et Rey. Les objets d’art décorés de ce motif se raréfient durant le XIIe et le XIVe siècle, probablement en raison de l’invasion mongole, et il est malheureusement impossible d’en suivre l’évolution durant cette période.
Sous les Safavides, le motif réapparaît sur les tissus en or mais sa représentation devient de plus en plus simplifiée : il n’en reste qu’un contour vide près duquel un autre arbuste orné fait son apparition. On voit cependant le motif du cyprès sur les tapis du roi Abbâs II (soit à la moitié du XVIIe siècle). Ces motifs sont accompagnés d’ornements très fins et de calligraphies.
Sous les Afsharides et les Zands, les œuvres sont rares en raison de l’instabilité régnant à ces époques. On ne retrouve le motif de l’arbre que sur les tapis, la couverture des selles et des sacoches. Avec les Qâdjârs, l’usage du motif devient plus complexe, et il est possible notamment d’y étudier le rapport réciproque entre le cyprès et les dessins où le cyprès contient en son sein un jardin mis en abyme.
Bibliographie :
Beh-Azin, M., Farsh-e Irân (Le Tapis Persan), éd. Amir Kabir, Téhéran, 1978.
Hall, James, Dictionnaire illustré des symboles en art oriental et occidental, traduit par Roghayeh Behzâdi, éd. Farhang Mo’âser, Téhéran, 2005.
Ebtehadj, Hushang, Siâh Mashgh (Exercices de calligraphie), éd. Tous, Téhéran, 1985.