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Les plus anciens et les plus grands tapis artisanaux du monde sont iraniens. De nos jours encore, les bazars des villes et des villages d’Iran en proposent un grand nombre, permettant aux voyageurs du monde entier d’emporter quelques belles pièces dans leurs bagages. Il y a quelques années, le tissage d’un tapis de 5 625 m2 destiné à une mosquée d’Abu Dhabi avait représenté dix-huit mois de travail pour 1 200 tisserands de trois villages du Nord-Est de l’Iran, à partir de 38 tonnes de laine et de coton.
On peut considérer que le tapis persan est l’objet le plus lié à la culture et aux traditions iraniennes. Plus qu’un élément de décor, c’est en effet un mode de vie qu’il perpétue. Il occupe une grande place dans le quotidien de la population iranienne, qu’elle soit citadine, rurale ou nomade. Les familles iraniennes traditionnelles vivent, dorment, prient et prennent leur repas sur un tapis, bien souvent seul élément mobilier du séjour, exception faite de quelques coussins et du poste de télévision, que ce soit à la ville ou à la campagne.
Au cours de nos quelques années de résidence à Téhéran, la gardienne de notre maison avait mis au monde une petite fille. Mon époux lui avait apporté alors un lit, sa sensibilité d’Occidental refusant de la laisser dormir à même le sol avec son bébé, alors qu’elle venait de subir une césarienne. Elle avait, dans un premier temps, poliment accepté mais avait rendu le matelas quelques jours plus tard, puis, laissant passer encore quelques jours pour ne pas paraître discourtoise, elle avait fait remonter le lit, pour s’installer définitivement avec son bébé sur le tapis. Quand la famille venait à Téhéran leur rendre visite, tout le monde dormait sur les tapis, selon la tradition de la campagne.
Le tissage peut être réalisé dans des ateliers de professionnels, mais il l’est le plus souvent au domicile des tisserands. Le travail du tapis représente un apport important pour les familles rurales, même si cette activité n’est que très faiblement rétribuée. On considère que deux millions d’Iraniens ont une activité liée au tapis, dont 1 200 000 tisserands. Si on considère une moyenne de quatre personnes par famille, huit millions vivent du tapis, soit environ 10% de la population. Pour le pays, les exportations de tapis entrent pour 4 %, avec l’artisanat, dans le montant des produits exportés.
Toutes les tribus d’Iran tissent des tapis, les producteurs les plus réputés sont les Bakhtiâri de la chaîne de montagnes du Zagros, les Qashqâ’ï installés près de Shirâz, les Baloutches près de la frontière afghane, les Shâhsavân au nord-ouest, les Senneh, tribu du Kurdistan iranien, les Kurdes et les Lors à l’ouest près de l’Irak, les Afshari près de Bâm dans le sud.
Chaque région d’Iran, chaque ville, grande ou petite, a ses propres modèles, identifiables à leurs dessins. Les spécialistes sont capables en un coup d’œil d’identifier l’origine du tapis qui est obligatoirement tissé dans la région même où son dessin a été créé, car il est lié à une culture régionale. Les commanditaires pourraient être tentés de faire tisser les tapis dans les régions où les salaires sont les plus bas, mais alors le tisserand serait incapable de faire un tapis dont le dessin ne lui serait pas familier. Cela tient au fait que, dans la plupart des cas, le dessin de la tribu est créé au fur et à mesure du tissage, selon une tradition bien établie. Même si un dessin a été préalablement tracé, le tisserand pourra l’adapter en fonction de son imagination. Seuls les tapis de ville suivent scrupuleusement un dessin savamment tracé.
Les très nombreux motifs utilisés ont une charge symbolique très forte, ce peut être des arbres, des fleurs, des animaux divers, des figures géométriques. Ils représentent la puissance et l’autorité, l’éternité, la vie, le destin, l’abondance, l’amour et le bonheur, la naissance et la fertilité.
Les métiers à tisser sont de deux types, choisis en fonction du mode de vie du tisserand. Dans les villes, ils sont verticaux. Les métiers horizontaux, facilement démontables, sont utilisés dans les campements nomades ou dans la cour des maisons de village.
La plupart des tapis sont en laine. Les tapis de soie, comme ceux d’Ispahan ou de Tabriz, sont les plus prestigieux. La laine tissée en Iran provient des moutons, des chèvres ou des chameaux. Elle peut venir d’Iran, mais aussi d’Inde, du Pakistan, d’Afghanistan et même de Nouvelle-Zélande. La meilleure est celle prélevée sur l’agneau au printemps, la moins bonne sur un mouton après sa mort. La laine de montagne est plus résistante, ses fils sont plus longs que celle du désert, la qualité variant avec la nourriture des bêtes.
Traditionnellement, la teinture de la laine est naturelle mais la teinture synthétique apparaît de plus en plus. Sur le même tapis, on peut trouver à la fois des coloris naturels et synthétiques. Les couleurs synthétiques restent stables alors que les coloris naturels peuvent évoluer au cours du temps, en adoptant de belles teintes. Ces coloris peuvent être d’origine végétale, animale ou minérale.
Le bleu est extrait de l’indigo, toutes les nuances de brun sont tirées de la grenade, de la noix ou de la feuille de pomme, le beige, quand il ne vient pas de la couleur naturelle de la laine, peut être tiré du blé, le noir et le jaune, d’essences d’arbres qui poussent localement. La feuille de vigne fournit le jaune et le vert. Selon la région, le rouge sera obtenu à partir d’un insecte, la cochenille, ou de la grenade, ou encore de la racine de garance, plante du désert. Les autres coloris sont obtenus par mélange des couleurs premières. On peut aussi utiliser du yaourt pour obtenir du rose à partir du rouge.
Le temps de cuisson de ces éléments détermine la nuance obtenue. Ainsi, on obtient un jaune curcuma au bout de deux heures de cuisson, un jaune d’or au bout de quatre heures, un jaune moutarde au bout de seize heures. C’est pourquoi on observe fréquemment des différences de nuances sur les tapis, indiquant plusieurs cuissons pour une même couleur.
Le tissage proprement dit commence par l’installation d’un fil de chaîne de couleur brute, tendu entre le haut et le bas du métier, puis par quelques rangs de trame qui assureront la rigidité du travail. S’il s’agit d’un tapis noué, le tisserand crée ensuite un rang de nœuds – le velours - qui tracera le dessin, puis passe au-dessus de ce rang, entre chaque fil de chaîne, une trame qui peut être composée d’un, deux ou trois fils. Il continue ainsi son tissage en alternant rangs de nœuds et rangs de trame, en tassant à chaque fois ces rangs les uns contre les autres avec un peigne.
S’il tisse un kilim, il ne tissera que des rangs de trame sur la chaîne, c’est la trame qui donnera les couleurs au tapis et fera apparaître le dessin. Contrairement au tapis noué, le kilim n’a pas d’épaisseur, c’est un tapis plat.
Les nœuds utilisés en Iran peuvent être persans ou turcs. La différence entre les nœuds réside dans la manière dont on passe les extrémités du fil de laine sur la chaîne. Le nœud persan donne une souplesse au tapis alors que le nœud turc le rend plus rigide.
Le nouage peut se faire avec les doigts ou à l’aide d’un crochet situé à l’extrémité du couteau qui permet de couper les brins de laine. Chaque rangée de nœuds est coupée avec des ciseaux pour égaliser son épaisseur. Une fois terminé, le tapis peut être rasé au rasoir électrique pour uniformiser sa surface. Ce rasage peut être pratiqué soit chez des artisans spécialisés dans ce travail (comme ici chez un « raseur » de Kermân), soit chez les laveurs de tapis.
Quelques beaux spécimens :
Les tapis noués
Les kilims
Les gabbehs
Une fois le tissage terminé, les tapis subissent une série de lavages en règle. On les envoie dans un établissement spécialisé, comme celui que j’ai eu l’occasion de visiter, il y a quelques années, à Varâmin, ville située au sud de Téhéran.
A ses débuts, Monsieur Zollanvari, le patron, a appris à tisser les tapis dans l’atelier de son père à Shirâz. A présent, il est à la tête d’une entreprise familiale très prospère qui possède des succursales en Europe, aux Etats-Unis et en Afrique du Sud. C’est là qu’il exporte les pièces qu’il fait tisser par les villageois ou les nomades du sud de l’Iran.
Il est amené à traiter des milliers de tapis, tant ceux qu’il commercialise que ceux de ses clients négociants de tapis comme lui.
Le traitement subi par ces beaux tapis est plutôt surprenant : certains sont rasés, brûlés jusqu’à ce que leur surface devienne complètement noire, puis remués dans tous les sens dans des tambours géants pour les débarrasser de leur laine brûlée. Ils subissent tous trois lavages successifs à grande eau, chargée de lessive et d’eau de javel. Essorés, brossés, ils sont enfin étalés quelques heures au soleil.
Et c’est seulement après toutes ces opérations barbares qu’on admire la souplesse et les couleurs chatoyantes de leur laine dans les immenses entrepôts de l’établissement, avant leur expédition sur les lieux de vente.