|
Appelez-moi par mon prénom
Ahmad-Rézâ !
Au soleil mes yeux brillent tellement
Que j’oublie un instant
La vieillesse et la maladie
Les pins de mon voisinage
Ont séché par manque d’eau
Réveillez-moi s’il vous plaît !
Pour les arroser
Et donner du grain aux vieux pigeons
Assis sur les branches vieilles
Du pin de chez moi !
A l’âge de 66 ans, Ahmad-Rézâ Ahmadi représente encore la génération des poètes ayant contribué, il y a presque quarante ans, à enrichir la poésie d’une dimension prosaïque. Sa poésie bénéficie en effet de certaines caractéristiques de la prose : simultanément narrative et descriptive, elle rend compte des divers aspects de la vie quotidienne, surmontée d’un léger voile de poésie. Le poète cherche en effet ses mots dans les dédales de la vie de tous les jours, dans les bribes de nature de son environnement immédiat : la cerise, l’orange, une pomme rouge, un panier, du pain et du thé chaud, viennent ainsi colorer son langage. Ce dernier n’est pourtant ni simple ni simpliste, car l’auteur maîtrise l’art de susciter d’étranges images, des "créations pures de l’esprit" comme dirait Reverdy. Ce qui rend quelque peu ardu l’accès à son œuvre. Certains vers, par leur longueur, compliquent encore plus la lecture, en débordant parfois l’espace d’une page entière.
Cela fait maintenant quarante-cinq ans qu’Ahmadi participe sans interruption à l’enrichissement de notre patrimoine poétique. Il a déjà donné jour à de nombreux ouvrages, dont Les journaux de verre, Le bon moment des passions, Il était dix heures du matin et son dernier texte : Le thé refroidit sur la table le soir du vendredi. Il semble cependant redouter la vieillesse, d’où sa nostalgie pour les temps révolus :
Autrefois
Un morceau de pain
Calmait ma faim
Et je rentrais chez moi
Toujours souriant
J’aimais tant les bus pleins
Je n’attendais point
Qu’au soleil
L’on me cède sa place
Je n’attendais qu’une rose
C’est vrai
Je t’aime
Sous cette pluie
Et au bout de la rue
Je te voulais assise
Pour mon passage
Et pour te dire bonjour
Je voulais
Que sous la pluie tu souries
Pour toi
Je voudrais
Jeter à la mer
Les mots que je connais
Renaître
Revoir le monde
Et ne plus savoir la couleur du pin
Oublier mon nom
Regarder encore dans le miroir
Ignorer ma chemise
Ne plus répéter aujourd’hui
Les mots d’hier
Je voudrais
Pour toi
Arranger la maison
T’acheter une valise
Je voudrais
Que tu me demandes le sens du voyage
Pêcher dans la mer des mots frais
Les laver
Je voudrais mourir
Au point de devenir vivant
L’automne se dissipe sur les branches
J’ai besoin d’un couteau
Pour déchirer cette pomme d’automne
Et libérer le rêve qu’elle contient en dedans
De peur du couteau
L’oiseau partit
S’envolant
Je ne demandais pas à qui
Le bonheur fut imparti
Les passagers couraient
A tel point confus
Après un morceau de pain
Après un panier de fruits
Qu’ils évitaient de me répondre
L’automne se dissipe sur les branches
Les fruits en sont les pelotes colorées de laine
Dans nos vies
Il n’y a point de paradis
Nous avons seulement essayé
De garder chaud le thé en hiver
D’empêcher le ciel de noircir un peu plus
D’éviter aux enfants
A leur premier pas
De basculer des marches
Combien il fut blessé
Le rêve que j’ai fait !
Au bout d’une rue
On t’avait cognée contre un mur de ciment
Les klaxons de voitures
M’ont réveillé
Mais tu ne partageais plus
Nos nuits et nos jours
Le thé va refroidir
Permets-moi de le boire !
Inguérissable je suis
Inguérissable je suis
Les feuilles jaunissent
Les morts
Se dessinent d’abord
Sur les pages blanches
Refroidissent ensuite les corps
Qui s’en vont lentement dans la rue
Par la fenêtre
Heureux son souvenir !
A l’aéroport
Elle me regarda seulement
Puis
Au milieu des bagages
Et dans la foule
Elle se perdit
Nous sommes allés vers l’oubli du printemps
Tu n’étais pas là
Nous sommes allés vers l’oubli des tables pleines de pain
Tu n’étais pas là
Tous se noyaient
Dans les feuilles et l’automne
A dire vrai
Ils ne cherchaient que toi
A propos
Où étais-tu ?
Même au cimetière
Où nous nous rendîmes un vendredi
Aucune trace de toi
Je suis allé à l’aéroport
Par un jour de pluie
Aucune adresse non plus
Pour chercher en vain
Le jour de ta naissance
De ta mort
Nous avons acheté beaucoup de calendriers
Aux flots nous les avons donnés
Nous rentrâmes chez nous
Tu étais assise
Sur le seuil
Mais
Sans nous reconnaître
Tu ne fis qu’appeler trois fois
Ton nom
Les feuilles tombèrent alors des arbres
Je ne peux dire de ce jour
Qu’il fût triste
Un jour de la vie tout au plus
Comme les autres jours
Mais qui ne se répéterait plus.
La différence entre la nuit et le jour
Dans l’ennui et le vertige
Des lampadaires de la rue
Tu vins chez moi
Nous nous enfonçâmes
Dans le fond de la terre
Avec une graine de pomme
Et un morceau de pain
J’ignorais pour combien de temps
Nous allions rester là
La terre ne révéla à personne
Notre ennui ni notre amour
Quelquefois la terre
Partageait avec nous sa douleur
Notre vie passait hâtivement
Nous ignorions
La différence entre la nuit et le jour
Nous avions oublié
Les étoiles
L’enfance
La mort
De temps en temps nous sentions
La pomme que nous avions sur nous
Et dont l’odeur nous apprenait
Que nous étions encore jeunes
Parfois nous souhaitions
L’arrivée d’un train, d’un navire, d’un avion
Parfois nous nous appelions
L’humidité de la terre
Faisait un lierre
Autour de nos corps
De temps en temps une fleur
Jaillissait de nos bouches
Je répétais ton nom
Trois fois par jour
Pour arrêter les plantes
De sans cesse pousser
Dans un miroir
Avec un nénuphar croissant
Nous avons émergé de la terre
Nous avons vu sur la terre
Les enfants jouer
Il était dix heures du matin.
Souriant
Je demandais ton adresse
Tes voisins m’ont dit
Qu’il y avait des années
Tu étais partie pour la mer
Personne n’avait trouvé depuis
De tes nouvelles
Je m’approche de chez toi
Je t’appelle
Je frappe à la porte
Il pleut
Il pleut encore.