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Retour sur l’Histoire tourmentée de l’Iran
Bernard Hourcade - Conférence du 10 février 2016
à l’Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient, Paris
Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran, est agrégé et docteur en géographie. De 1978 à 2003, il occupa le poste de Directeur de l’Institut français de Recherche en Iran (IFRI). Fondé en 1947, cet institut est l’héritier de deux grandes institutions françaises : l’Institut d’Archéologie Française en Iran et l’Institut d’Iranologie de Téhéran. Après la Révolution islamique d’Iran, Bernard Hourcade assura la direction de l’Unité mixte de recherche Mondes iranien et indien, de 1993 à 2003.
L’Iran est passé par des crises. Toute sa longue vie d’Etat et les événements de ces longues années peuvent être considérés comme une renaissance, car il y a eu une Révolution très profonde en 1979 en Iran. Il faut se remémorer ce qu’ont été ces événements : la monarchie du Shah était la plus puissante, la plus ancienne, la plus stable du Moyen-Orient et brutalement, sans coup férir, une révolution populaire met en place une république. Cette révolution se fait contre les Etats-Unis, qui étaient très présents militairement en Iran. On était à ce moment-là en pleine guerre froide et les Américains craignaient que les Russes ne s’emparent des champs pétroliers.
L’événement important de ces années-là est le fait qu’en Iran la bourgeoisie moyenne, qui avait été créée à l’époque du Shah par la Révolution blanche dans les années 60, est devenue assez forte. Le Shah disparait, laissant la place à une ambition démocratique. L’Islam, associé à la bourgeoisie moyenne, fait tomber le système. On a pour la première fois en Iran une alliance entre les ambitions démocratiques et les ambitions islamiques. Et ce mariage a finalement vécu pendant trente-sept ans jusqu’à aujourd’hui.
Le système iranien actuel, sa politique, sa structure, sa société, tout cela est nouveau. A l’époque du Président Bush, les Américains et Israël souhaitaient la chute du régime iranien. La crise du nucléaire était un élément majeur pour motiver tout le monde afin que ce régime politique, la République Islamique, disparaisse. Aujourd’hui on se rend compte que cette analyse n’était pas la bonne. Le Président Obama a reconnu que cette politique était vaine, que la République Islamique d’Iran était là, qu’on l’accepte ou pas. Il a donc tendu la main à l’Iran dès le début de son mandat. Mais, on le sait très bien, Obama a gardé l’administration Bush pour l’essentiel et donc, Hillary Clinton, alors Secrétaire d’Etat, a peu changé la politique anti-iranienne. Ce n’est qu’à la fin de son mandat que les choses ont changé avec le départ de l’armée américaine d’Afghanistan, dans les conditions assez médiocres que l’on connait.
De ce chaos d’un changement de la politique américaine, qui est un élément nouveau, tout à fait fondamental, que reste-t-il ? L’Afghanistan n’a pas été reconstruit, l’Irak et la Syrie sont dans une situation dramatique, le Liban est déstabilisé, Israël se pose des questions, la Jordanie est toujours fragile avec un nombre de réfugiés impressionnant, l’Arabie Saoudite ne sait pas quoi faire de ses enfants « Frankenstein » qu’elle a créés, et Daech, et Al-Qaïda qui est fragilisé ? Et de ce chaos gigantesque, qui est là tranquille ? Avec des élections qui ont lieu tous les quatre ans, régulièrement ? L’Iran. On peut s’étonner que ce régime - qui était à la fois démocratie et Islam, indépendant mais laissant venir les Russes - soit toujours en place.
Actuellement, en raison des sanctions économiques et politiques, il y a peu d’entreprises étrangères en Iran. Si on veut connaître l’Iran, nous devons rester prudents et modestes dans notre approche de ce pays. Lorsque des ambassades occidentales y sont présentes, leur personnel est très réduit, à l’instar de l’ambassade britannique qui a ouvert au début 2016, sans le personnel diplomatique attendu dans un pays de la taille de l’Iran. On y voit également très peu d’universitaires et de touristes, cela commence à peine. Les Iraniens sont très peu à venir en France, où il n’y a pas d’entreprises iraniennes. Par contre, et c’est important, les Iraniens ont une expérience du monde, alors que nous n’avons pas l’expérience de l’Iran, or l’expérience est essentielle. Pour connaître ce pays, il faut y aller et travailler avec les Iraniens.
Autre point important avant d’aborder la géopolitique : dans les années 1970 - c’était le début de la mondialisation -, la Chine était encore un pays qui se développait. Aujourd’hui, tous les pays de l’Asie, Corée du Sud, Vietnam, Malaisie, etc. ont émergé. L’Afrique du Sud a changé de politique. Tous les pays du monde ont émergé, et l’Iran est resté bloqué à l’intérieur car on l’a bloqué de l’extérieur. Le régime iranien, lui aussi très méfiant à l’égard de l’étranger, a bloqué ses relations internationales. Ainsi, l’Iran, qui avait une immense capacité scientifique, technologique et industrielle, est passé à côté de la mondialisation. Au Moyen-Orient, la mondialisation, c’est Dubaï, le Qatar, l’Arabie saoudite, les Emirats, qui connaissent une réussite politique, économique, et technologique exceptionnelle, comme on n’en a jamais vu dans l’histoire de l’Humanité. Dubaï, qui n’existait pas il y a 40 ans, est le centre du Moyen Orient, on peut même dire le centre du monde. Et ses entreprises vont pouvoir, au Qatar notamment, organiser la coupe du monde de Football, les Jeux olympiques, et possède le Prix de l’Arc de Triomphe… et le grand club de football parisien du PSG. Il y a quelques années, c’est l’Iran qui aurait pu acheter le PSG. L’énergie nucléaire était un défi technologique extraordinaire pour l’Iran qui a été complètement exclu des développements technologiques et scientifiques.
Les progrès de l’Iran dans l’industrie nucléaire et des missiles sont tout à fait remarquables mais, hormis les progrès énormes réalisés dans ces deux domaines, l’Iran est, par ailleurs, un pays en devenir dans le domaine industriel. Ce pays a des savants remarquables mais les ingénieurs iraniens, pas assez nombreux, n’ont pas l’occasion de travailler dans des usines modernes. Cette situation pose un problème difficile à régler, alors que nos amis iraniens sont d’excellents résistants. En effet, l’Iran a résisté à l’Irak, malgré le soutien apporté à Saddam Hussein par une grande partie des pays du monde. Les Iraniens ont résisté pour l’indépendance nationale, défendant leur patrie agressée, l’islam, leur régime politique et leur révolution. Après la crise du nucléaire, il y a eu une résistance nationale. Le nationalisme iranien, associé à l’islam, a remarquablement défendu l’Iran.
Aujourd’hui, l’Iran se rend compte qu’il est vraiment passé à côté de la mondialisation et que la société iranienne a beaucoup changé. Les enfants de ceux qui ont fait la révolution il y a trente ans, qui ont eux-mêmes trente ans aujourd’hui, veulent entrer au vingt et unième siècle. Conscients que leurs parents sont passés à côté de l’histoire, ils ne veulent pas faire de même. En 2009, la contestation de l’élection du Président Ahmadinejad peut être considérée comme l’émergence d’une société nouvelle qui disait : « il n’est pas question de renverser le régime islamique, mais nous voulons travailler normalement dans un grand pays modèle. »
Le gouvernement iranien a compris cela et accepté la négociation, ce qui est nouveau. Mais l’Iran a résisté, refusant le gagnant-gagnant, philosophie d’un pays encerclé par des hostilités, qui veut résister sans proposer. Et c’est cela le défaut de l’Iran. L’Iran a très bien résisté, mais a rarement pu avancer. C’est pourquoi aujourd’hui, quand on dit à l’Iran : « La résistance est terminée, il faut s’organiser, sortir de la tranchée et aller en plein champ, avancer vers les Américains, les Français, les Chinois, les Brésiliens ou n’importe quel pays du monde, vous devez avancer », il oppose une économie de résistance à ce qu’il considère comme une agression culturelle occidentale, à l’instar du Guide qui pense que l’ouverture économique, qu’il accepte, n’implique pas forcément un changement économique et culturel. On le comprend, cela fait quarante ans qu’il résiste avec le succès que l’on connaît.
Aujourd’hui, l’un des grands problèmes politiques de l’Iran, c’est que les Iraniens pensent que l’Iran est un pays martyr, que le monde entier leur en veut. Les Grecs, les Arabes, les Turcs, les Mongols, les Américains les ont envahis. Peut-être, mais l’Iran est un pays extrêmement fort, extrêmement dynamique, doté d’un potentiel remarquable.
Une anecdote à ce sujet : un de mes amis iraniens, ancien général Gardien de la Révolution, est devenu étudiant en urbanisme et a obtenu un doctorat. Nous avons travaillé ensemble sur des questions de géographie urbaine. Un jour, alors que nous partions visiter un musée de la guerre, il a pris un micro dans le bus qui nous transportait et a prononcé ce discours : « Je respecte les gens qui meurent pour leur patrie, pour leurs idées mais moi je suis vivant. J’ai été blessé à la guerre, je veux vivre. Un jour par an, le jour d’Ashourâ, je pleure la mort de l’Imam Hossein, comme vous pleurez la mort du Christ le Vendredi saint. Mais les autres jours de l’année, je suis un combattant ».
Il y a en Iran beaucoup de gens comme lui. Mais ils ont dans l’esprit l’Iran vaincu, alors que l’Iran n’est ni vaincu, ni vainqueur, l’Iran est là. Ce que je voudrais dire de ce point-de-vue, c’est que beaucoup de pays donnent à l’Iran une image beaucoup plus forte qu’il n’a, une image qui n’est pas la sienne. On évoque volontiers une ancienne image, du temps des Achéménides, datant du Ve siècle avant J.-C. Or, aujourd’hui, les Iraniens sont très divers : ils sont Pachtounes, Persans, Daris, Kurdes, Baloutches, ou encore Bakhtiari, Lori, etc. Il y a dans le monde iranien, comme en Europe, des peuples différents. Ces peuples vivent sur leurs territoires du plateau iranien depuis six mille ans. Nous n’avons aucun autre exemple d’un pays multiculturel, multi-ethnique qui soit resté sur son territoire sur une aussi longue période. Concrètement, quand on prend la géographie de l’Iran d’aujourd’hui, et l’Iran au XVIe siècle, quand l’Iran a été créé, qu’est-ce qu’il y avait alors entre Bagdad et Téhéran ? Le sud du Caucase, le Turkménistan actuel, l’Irak et le golfe Persique. Et de nos jours, le golfe Persique est contesté entre plusieurs forces alors que l’Iran est toujours là. De tout ce qui se passe en Iran aujourd’hui, c’est le nationalisme qui en est la clé. Si l’Iran a résisté, c’est parce que le nationalisme iranien et les islamistes se sont entendus contre les Américains. C’est ce qui fait la force de l’Iran d’aujourd’hui.
Sauf qu’il y a une nouvelle dynamique, qui est internationale. Souvent en Iran, on parle du mariage de trois i, le i de l’Iran nationaliste, le i de l’islam (le Shah l’avait oublié, il est tombé à cause de cela) et le i d’International. Ces trois facteurs sont associés et, dans la révolution, l’international a été mis de côté pour des raisons stratégiques, c’était anti-américain donc, l’islam et l’Iran se sont mariés. En quelque sorte, la guerre Irak-Iran est un bon exemple de cette victoire. Aujourd’hui, l’Iran sait qu’il est un grand pays, il possède les réserves de pétrole les plus importantes au monde et veut atteindre une dimension internationale.
Quand on est un pays voisin, on pense que l’Iran veut gouverner toute la région, avec l’appui du monde entier, pour devenir une nouvelle puissance impérialiste, compte tenu de la place de l’Iran en Syrie, au Liban, en Irak actuel, ses prétentions sur Bahreïn, sur les Chiites du nord de l’Arabie saoudite, en Afghanistan, au Pakistan. Cette analyse est, à mon avis, erronée. L’impérialisme, c’est la colonisation c’est-à-dire qu’un Etat, une puissance politique prend un territoire et le contrôle. L’Iran n’a pas cette ambition. De ce point-de-vue, Israël a un peu la même géopolitique. La différence, c’est qu’Israël colonise la Palestine alors que l’Iran n’a aucune prétention à coloniser la Mésopotamie ou d’aller prendre les steppes du Turkménistan. L’Iran a tout intérêt à avoir dans les pays voisins des antennes, des alliés, parce qu’il veut protéger son territoire. Ne pas oublier la guerre Irak-Iran qui a duré huit ans, la guerre entre Azerbaïdjan et Arménie, l’effondrement de l’URSS, la drogue en Afghanistan, la chute des Talibans, l’arrivée et le départ des Russes en Afghanistan, la guerre du Koweït. Quel pays au monde a eu autant de guerres sur ses frontières ? L’expérience de ces dernières années montre qu’il faut défendre le territoire de l’Iran et le système politique iranien et relancer l’économie iranienne, ce qui suppose un minimum de stabilité dans le territoire actuel.
L’Iran est chiite, courant religieux minoritaire qui n’aura jamais le leadership du monde musulman. L’Imam Khomeyni ne parlait jamais de chiites et de sunnites, il parlait toujours du monde musulman, de l’unité de l’Islam. Même chose du point de vue régional, les Iraniens ne sont pas des Arabes, des Turcs ni des Indiens donc, ils n’ont ni prétention, ni capacité à conquérir et à coloniser les pays voisins - ils ne l’ont jamais fait dans l’Histoire. Ils ont tout juste pu avoir des zones tampons dans lesquelles ils avaient une influence, qui protégeaient le cœur de l’Iran en cas de guerre.
Autrement dit, le problème aujourd’hui est la mauvaise connaissance que les voisins ont de l’Iran, l’Arabie saoudite notamment avec l’arc chiite qui va de Téhéran à Beyrouth. Mais on sait très bien que la conquête de l’Islam a été largement rendue possible jusqu’à Hadès parce que les forces de l’Islam ont intégré la bourgeoisie et les cadres de l’empire sassanide, qui ont servi de cœur à l’expansion musulmane. Si la Perse, l’Iran d’une manière générale, a eu tant de prestige dans le monde musulman, c’est grâce au monde musulman. La période d’or de l’Iran fut celle de l’installation de l’islam, où il eut un rôle et une puissance culturels et politiques. L’Iran avait été colonisé par l’empire omeyyade et l’empire abbasside, et les Timourides par la suite, mais la culture et le peuple iraniens avaient une influence considérable, qui a duré jusqu’au XXe siècle. En Inde, on parlait persan dans l’administration britannique. A la fin du XIXe siècle, la culture et la langue iraniennes se sont développées. Un notable de Sarajevo avait demandé une institutrice iranienne pour apprendre la langue persane à sa fille. Il y a une exception iranienne évidente, les Iraniens sont partout dans le monde et parce que c’est un pays puissant, il défend le nationalisme, ce qui est politiquement admis.
Mais il ne faut pas confondre l’expansion de la culture iranienne et l’expansion des idées iraniennes avec la volonté politique de prendre des pays. Pour les voisins de l’Iran, comprendre qu’il s’agit d’une nation et non d’un empire est une difficulté. Difficulté notamment pour un pays comme l’Arabie saoudite, qui n’est pas une nation, mais l’alliance d’une famille royale tribale, les Saoud, avec des Oulémas wahhabites. C’est un contrat : je te donne de l’argent, je te laisse organiser la politique intérieure et tu me laisses tranquille sur la politique extérieure. On se fait la guerre, on est dans le même bateau, on ne veut pas s’éliminer l’un l’autre. Mais l’Arabie saoudite a un réseau remarquable. Parce que ce qui s’est passé depuis l’arrivée de la République Islamique en Iran, c’est la menace d’un pays qui devient république anti-occidentale, recherchant son indépendance, viscéralement nationaliste, qui a une bourgeoisie moyenne assez forte, ancienne et bien enracinée et qui est chiite. L’Iran est le seul pays du monde institutionnellement chiite.
Du point de vue des Etats-Unis ou de la France, l’Iran, qui était un rempart contre la mainmise de l’Union soviétique sur le pétrole du golfe Persique, doit être absolument combattu. Mais, en 1979, les étudiants iraniens de gauche font une révolution démocratique et populaire. La France ne peut lutter contre des intellectuels de gauche qui veulent prendre le pouvoir dans un pays démocratique. Ce pays veut être indépendant, on ne peut y laisser les Etats-Unis implanter l’impérialisme ni lutter contre la bourgeoisie moyenne qui émerge. Les Iraniens sont nos amis, nous avons assisté à l’expansion économique du Shah et avons d’excellentes relations avec l’Iran. Il y a une solution : on admet que c’est l’Ayatollah Khomeyni, un religieux que l’on ne connaissait pas, qui gouverne l’Iran. Il a pu contrôler le pays parce que ce n’est pas le chiisme qui a pris le pouvoir en Iran, c’est le clergé iranien qui a réussi à ce qu’il n’y ait pas de guerre civile. Le clergé a su imposer son contrôle sans bain de sang.
On va donc vendre l’Arabie Saoudite, pays de la région fondamentalement anti-chiite, faux gendarme du golfe Persique. Nixon, le président américain, avait dit au Shah d’Iran et aux Saoud : vous serez les deux gendarmes du Golfe. Le premier est parti, il reste l’autre. Tout a été fait pour laisser l’Arabie saoudite - les petites monarchies, trop faibles, n’existaient pas alors - développer son réseau anti-communiste, anti-chiite, ce qui fait qu’on a vu émerger les Moudjahidines d’Afghanistan. Ben Laden, à l’époque, n’avait pas oublié de jouer dans le camp américain, et un peu partout on a vu se développer ce que pouvait exporter l’Arabie saoudite, à savoir : le pétrole des wahhabites.