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Les douleurs et les couleurs
Un ouvrage de Mohammadrezâ Asadzâda sur l’œuvre et la vie du maître miniaturiste
Hossein Behzâd
L’ouvrage est luxueux autant que volumineux, c’est que l’œuvre du maître miniaturiste Hossein Behzâd jouit d’une renommée quasiment mondiale ; ainsi, par exemple, au Palais Sa’d Abâd de Téhéran, un musée lui est consacré et lorsqu’il est question de l’art de la miniature, on croise nécessairement cette œuvre tellement prolifique.
L’ouvrage a été récemment et officiellement présenté par l’Association d’Amitié Iran-France et son dynamique président, le Docteur Sohrâb Fotouhi, dans le cadre de l’Université Khâtam devant un nombreux public et un parterre de personnalités du monde des arts et de la culture, notamment devant le doyen de l’université Khâtam et directeur général de la banque Pâsargâd. Le livre est édité en trois langues, le farsi, le français et l’anglais, ce qui indéniablement en facilite la diffusion à venir.
Préalablement il faut présenter, au moins brièvement, ce miniaturiste dont l’œuvre outrepasse la tradition de la miniature persane et lui ouvre d’autres espaces et horizons. Certes Hossein Behzâd ne fut pas le premier miniaturiste à outrepasser la tradition, d’autant plus que la miniature persane est un art, sinon vieux comme la Perse, hétérogène tant par ses écoles dont celles de Tabriz, Shirâz et Herat, parmi bien d’autres, sans préjudice des influences et échanges au sein de différentes cultures allant de l’Extrême-Orient à l’Europe. La miniature persane, a, pour simplifier, avant de s’autonomiser en tant qu’œuvre, tant couvert les murs des palais qu’illustré -et enluminé - nombre d’ouvrages scientifiques et d’ouvrages de poésie. Illustration magnifique et haute en couleurs, délicate en ses représentations, art si prisé et si présent dans la Perse d’antan et qui persiste dans l’Iran d’aujourd’hui, même si les conditions et raisons de son existence ne sont plus les mêmes. La miniature persane fait partie des plus belles collections du monde, privées et publiques, et ses copies ne cessent de se multiplier, plus ou moins de bonne qualité. C’est donc dans les pas de ceux qui l’ont précédé que le maître miniaturiste dont nous évoquons ici l’œuvre, va opérer et ouvrir la tradition sur d’autres horizons, en affirmant ainsi la vitalité et le potentiel à se renouveler de la miniature. Aussi, à feuilleter l’ouvrage, découvre-t-on une œuvre graphique et picturale abondante et marquée par ce fameux lyrisme omniprésent dans la poésie d’un Hâfez ou d’un Saadi, présent également dans la peinture-calligraphie iranienne, lyrisme non point en tant qu’univers formel en soi et pour soi, mais espace de l’esprit et du rêve où le monde est pensé hors son quotidien, au-delà de son quotidien, pour le plus grand bonheur du lecteur.
Le maître Behzâd naît en 1894 à Téhéran et décédera en 1968. On peut dire que sa première période est étroitement liée à une tradition de la miniature qu’il entend perpétuer. L’art en Iran est alors plutôt celui de traditions établies et les artistes cherchent encore et surtout à imiter les maîtres du passé, davantage qu’à innover ; c’est que l’art en Iran restera longtemps davantage tourné vers l’objectif d’atteindre le niveau qualitatif des grands maîtres ; encore aujourd’hui beaucoup de calligraphes et de musiciens, davantage que les peintres, cherchent à atteindre la maîtrise des anciens. Cette maîtrise ne se limite d’ailleurs pas à une simple imitation mais implique une dimension spirituelle qui est essentielle dans leur démarche. C’est le cas concernant Hossein Behzâd, avec en supplément une capacité à rendre le meilleur de cette tradition de la miniature.
Son séjour à Paris durant un peu plus d’un an, autour de 1934, va lui permettre de rencontrer, d’étudier et d’apprécier l’art, dans sa diversité universelle, présenté au Louvre. Il va également rencontrer les arts asiatiques montrés au musée Guimet et fréquenter Versailles. Il découvrira les nombreux chefs d’œuvre de l’architecture comme ceux de la sculpture et de la peinture. C’est ainsi que comme pour beaucoup d’artistes, son séjour à Paris va déterminer un tournant dans son œuvre. Dès lors il va ouvrir, peut-on dire, son art inscrit dans la tradition de la miniature persane à de nouvelles formes autant qu’à un nouvel esprit. Cependant, ce tournant ne conduira nullement à une rupture radicale, telle qu’on a pu la voir avec un certain nombre d’artistes ; il permettra à Hossein Behzâd de faire évoluer son art vers une liberté d’interprétation et d’illustration, par exemple des titres les plus illustres de la poésie persane.
Ainsi son œuvre graphique et picturale va acquérir une liberté formelle, une liberté de représentation de l’espace que ne connaissait pas nécessairement la miniature traditionnelle au service des légendes et des mythologies de la Perse, au service des cours royales, contrainte par les textes qu’elle devait illustrer. Ainsi peut-on se rendre compte à feuilleter le livre Les douleurs et les couleurs, que les œuvres postérieures à ces rencontres de l’art faites dans les musées français ont acquis une réelle autonomie formelle en même temps qu’elles peuvent évoquer de manière fugace des artistes aussi différents que peuvent l’être Boticcelli ou Gustave Moreau. Il semble en effet que le maître persan aura, plutôt que subi des influences, emprunté là où cela lui convenait, quelques formes et couleurs lui permettant de donner vie aux sujets traités par sa peinture tout en conservant le meilleur de la peinture persane, notamment cette immense habileté dans le détail et ces couleurs tellement riches et chatoyantes. Mais il y a également à remarquer dans la peinture de Behzâd la nature de l’espace représenté qui est à la fois propre à la miniature persane et lié à l’espace de la peinture extrême-orientale, notamment chinoise, espace où le vide entre les figures est présence en même temps qu’inscription de ces dernières en un monde où le vide n’est pas absence mais espace de dialogue. Ainsi la rencontre avec les œuvres du Louvre et celles du musée Guimet permettra à Behzâd de repenser l’espace pictural en relation avec l’espace mis au point au cours de la Renaissance en Italie, celui de la perspective albertienne ou linéaire, celui théorisé par Vasari, bien différent de l’espace de la peinture extrême orientale puisqu’espace fermé à la fois par la ligne d’horizon et par le point de fuite. De l’œuvre majeure de Behzâd il ressort que ces rencontres avec l’art des musées parisiens sont sélectives, l’artiste trouve finalement ce qu’il cherche, un écho à son art de la miniature, une ouverture pour celui-ci. Et il semble plausible que ce que cherchait le maître est ce qui va permettre à son art de sortir du seul univers de la miniature traditionnelle pour aller au-delà de ce que permet cette tradition de la miniature. Ainsi peut-on constater certaines affinités de ce que va devenir l’œuvre de Behzâd avec le mouvement symboliste, tant en peinture qu’en poésie.
Ainsi l’œuvre du maître, enrichie de rencontres choisies, évoluera vers des modalités de représentation moins inféodées aux sujets chers à la miniature, et vers une plus grande liberté de réinventer les formes et une certaine poésie qui lui est à la fois propre et fait écho au lyrisme omniprésent dans la littérature persane comme dans la calligraphie, celle des livres, celle de la calligraphie en Perse, et même celle de l’écriture la plus courante. Aussi ne parlera-t-on pas d’emprunts mais d’échanges entre les œuvres, témoins des cultures. Hossein Behzâd produira ainsi une œuvre de dialogue et de renouveau, celui de son art de la miniature. Et ce qui adviendra est un pur enchantement.
Le livre Les douleurs et les couleurs
L’ouvrage lui-même est trilingue, ce qui implique l’avantage d’être également accessible aux personnes anglophones et francophones, mais suppose une certaine organisation du livre et un parcours de lecture un peu moins facile, même si les reproductions des œuvres de Behzâd restent le lieu de toute focalisation puisque l’ouvrage vise à rendre compte à la fois de la vie et de l’œuvre de l’artiste, puisque l’œuvre prime toujours sur les circonstances de sa création. L’ouvrage est trilingue donc, et s’organise selon un ordre tripartite puisqu’il comporte notamment de nombreux avis, analyses et compliments formulés par ses amis et connaissances -ou connaisseurs - de son œuvre, ainsi que par des érudits en matière de miniature persanes ; il comporte des éléments biographiques, lesquels nous renvoient au titre lui-même : Les douleurs et les couleurs. Ces éléments biographiques quelquefois très précis dévoilent une vie difficile pour cet artiste qui n’a pas eu, de son vivant, la reconnaissance qui lui était due, eu égard à son œuvre ; périodes de pauvreté éclairées cependant par un dur labeur, éclairées par cette quête infinie de la couleur. Car restant certes un miniaturiste, Hossein Behzâd dut consacrer des heures et des jours à faire advenir des œuvres dont la condition première est une exigence de savoir-faire et de travail acharné. Quant à l’iconographie, elle peut sembler un peu trop limitée, l’ouvrage ne comportant en fait qu’une trentaine de reproductions. Néanmoins ce beau livre permet une approche de cette œuvre si attachante qui se déploie à un moment de grand changement artistique où l’Iran va peu à peu dialoguer avec les arts du monde et voir ses propres formes d’art évoluer considérablement.
La présentation de cet ouvrage Les douleurs et les couleurs organisée par l’Association d’amitié Iran-France s’est faite devant plusieurs centaines de personnes de qualité et témoigne du rôle que joue cette association au cœur de la vie culturelle. Rôle à la fois de médiation entre une œuvre, celle de Behzâd, et le public et en même temps soutien apporté à une belle édition qui certes honore la mémoire du maître. Autre rôle encore que celui de cette association de maintenir un dialogue de haut niveau entre les cultures persane et française.