N° 135, février 2017

Etude sur la sociologie du cinéma iranien du siècle dernier
(de 1925 à 2005)


Mohsen Fâtehi*
Résumé et traduit par :

Khadidjeh Nâderi Beni


L’histoire de la production cinématographique en Iran remonte à plus d’un siècle. En 1929, on voit l’apparition du premier film iranien, Abi va Râbi, réalisé par Ovenes Oganians et le premier film sonore de l’histoire du cinéma iranien s’appelle Dokhtar-e Lor (La fille Lor), réalisé en 1932 par Abdolhossein Sepantâ. Ce symbole de modernité reçoit un accueil enthousiaste en Iran dès son arrivée et compte rapidement parmi les arts les plus populaires. Etant donné que le cinéma et la société exercent des influences mutuelles l’un sur l’autre, nous allons ici donner un aperçu sur la sociologie du cinéma iranien de son arrivée jusqu’à nos jours, notamment en examinant l’influence des événements politiques et sociaux sur les productions cinématographiques iraniennes selon une approche chronologique.

Projecteur 16 mm Keystone Moviegraph de Khân Bâbâ Mo’tazedi

 

Le cinéma de Rezâ Khân/Khân Bâbâ (1925-1937) :

 

Khân Bâbâ Mo’tazedi, un diplomate de la cour de Rezâ Khân, est considéré comme le porte-drapeau du cinéma iranien de cette période. De retour d’Europe, il filme l’Assemblée Constituante (madjles-e mo’assessân) et l’Assemblée Nationale (madjles-e shourâ-ye melli). De plus, le 12 décembre 1925, il filme avec sa caméra la cérémonie de prestation de serment de Rezâ Khân. Il filme également l’inauguration de grands projets nationaux de son temps dont le chemin de fer, les ponts et les routes, la Banque Nationale, l’Université de Téhéran, l’Académie de la langue persane, etc. A l’époque, après l’échec de la Révolution constitutionnelle de 1906, la deuxième phase de la modernisation du pays est entamée avec l’arrivée au pouvoir de Rezâ Khân qui régna de 1925 à 1941. Le régime autoritaire et brutal de Rezâ Khân tente d’accélérer les réformes sociales, politiques et économiques. Parallèlement, ce régime développe les infrastructures et plus particulièrement le chemin de fer, le réseau des routes nationales, le réseau électrique et télégraphique, etc.

Khân Bâbâ Mo’tazedi

Le rôle principal du cinéma de cette époque est de justifier les tentatives du système politique en relatant les développements économiques et sociaux. Les films réalisés de cette période visent à servir de caisse de résonnance à la propagande afin de présenter une figure idéale du roi ; suivant cette démarche, les films critiques sont interdits par la censure. C’est le cas du documentaire Alaf (l’Herbe) qui porte sur la vie traditionnelle de la tribu bakhtiârie et dont la diffusion publique reste non autorisée. En revanche, le documentaire Râhâhan (Chemin de fer) est grandement admiré par le roi Pahlavi. Parmi les films les plus vus de cette période, on peut surtout citer : Hâdj âghâ âktor-e sinemâ (Monsieur l’acteur du cinéma, 1932), Dokhtar-e Lor (La fille Lor) et Bolhavass (Capricieux, 1924).

Les particularités du cinéma de cette époque sont les suivantes : la plupart des films illustrent les problèmes de la modernisation du pays et les paradoxes entre la modernité et la tradition ; les femmes sont autorisées à entrer dans les salles de cinéma ; le premier Règlement du Cinéma iranien (nezâmnâmeh-ye sinemâ) est approuvé.

Affiche du premier film iranien, Abi va Râbi, réalisé par Ovenes Oganians en 1929

 

Le cinéma de Nezâm Vafâ (1947-1953)

 

Nezâm Vafâ Arâni (1887-1964) est un poète, écrivain et scénariste iranien dont le scénario intitulé Toufân-e zendegui (La tempête de la vie), réalisé en 1948 par Ali Daryâbeygui, remporte un grand succès. La démarche poétique du film est suivie par un bon nombre de films de ce genre : Zendâni-e Amir (Le prisonnier d’Amir, 1948) et Sharmsâr (Honteux, 1949) réalisés par Esmaïl Koushân, Kamarshekan (Ecrasant, 1951) réalisé par Ibrâhim Morâdi, Velgard (Le Vagabond, 1952) réalisé par Mehdi Firouzi et Jedâl bâ Sheytân (Combat avec le diable, 1952) réalisé par Hossein Madani. Tous ces films sont produits dans une période qui correspond au passage de la tradition à la modernité et de ce fait, on peut y voir un champ de contraste entre ville et campagne, villageois et urbain, etc.

Scène du documentaire Alaf (L’herbe)

En outre, le cinéma de cette époque est influencé par la Seconde Guerre mondiale et les années d’occupation de l’Iran. Avec la chute du gouvernement de Rezâ Khân en 1941, les tensions sociales s’accroissent, et le cinéma devient alors un lieu de refuge et de consolation pour un peuple déçu. Le contexte est donc propice à la naissance d’un cinéma de fantaisie basé sur l’imaginaire et le merveilleux, mais qui ne dure pas longtemps.

Au cours de cette période, deux événements importants dans l’histoire du cinéma iranien se déroulent : tout d’abord, le début du doublage de films étrangers en Iran, et ensuite, en 1950, la compilation et la mise en place du règlement dit Antcheh nabâyad goft (Ce qu’on ne doit pas dire !). Avec le doublage des films étrangers moralement décadents en Iran, les spectateurs et les réalisateurs de films s’intéressent de plus en plus au cinéma. Mais les restrictions ont un lourd impact sur les activités des cinéastes, restrictions qui vont donner naissance au "cinéma conservateur" de la décennie suivante.

 

Nezâm Vafâ Arâni

Le cinéma conservateur (1953-1963)

 

Dès le renversement du gouvernement de Mossaddegh [1] en 1953, la société iranienne subit une importante crise économique et politique, et le cinéma de cette période prend ses distances avec la réalité sociale. Les films mettent alors souvent en scène la banalité, des clichés et des thèmes fictifs. Le cinéma de basse qualité de cette époque s’accompagne de certains événements importants, dont l’inauguration de la télévision iranienne en 1958 et de la production de films en couleur : le premier, intitulé Guerdâb (Tourbillon d’eau) et réalisé par Houshang Mahboubiân, sort en 1953. En outre, dès les années 50, on commence aussi à traduire et publier des articles et critiques du Cahier du cinéma [2], ceci favorisant l’apparition d’une critique cinématographique dans le cinéma iranien.

Esmâil Koushân

 

Le cinéma de l’oubli et de la "décadence" (1963-1978)

 

Du début des années 60 jusqu’à la fin des années 70, la modernité et l’urbanisme s’implantent progressivement dans la société iranienne. Durant cette période, le mode de vie d’une certaine élite de la population s’occidentalise. A partir des années 60, le roi Pahlavi met en place une série de réformes destinées à l’industrialisation du pays et au développement de l’urbanisme. Il s’agit surtout de réformes agraires, culturelles et sociales qui contribuent à creuser d’importants écarts entre les différentes classes sociales. A la fin des années 70, le Bureau International du Travail considérait que les revenus en Iran étaient parmi les plus inégalitaires du monde. Le roi prend également des mesures selon lesquelles les hommes et femmes iraniens doivent accepter le mode de vie occidental. Du fait de ces mesures autoritaires, des tensions et révoltes se font jour dans beaucoup de villes et villages.

Dans ce contexte de contradictions sociales et de contestations qui débuta dans les années 60 et se développa dans les années 70, le cinéma prend de plus en plus ses distances avec la réalité sociale de son époque. On voit à l’époque l’apparition d’un bon nombre de films médiocres et populaires attirant un peuple souffrant de l’oppression et cherchant peut-être une certaine forme d’oubli et de réconfort dans le cinéma. D’après les historiens du cinéma, Gandj-e Ghâroun (Le Trésor de Ghâroun, 1965) réalisé par Siâmak Ghâssemi est considéré comme le prototype de ce genre cinématographique. Parmi d’autres films du genre, on peut surtout citer les noms de Hâtam Tâï (1966) réalisé par Fardin, Chârlatân (1966) réalisé par Sâber Rahbar, Hâroun et Ghâroun (1968) réalisé par Nezâm Fâtemi, Esgh-e Ghâroun (L’amour de Ghâroun, 1969) (1968) réalisé par Ebrâhim Bâgheri, et Gandj-e Soleymân (Le trésor de Salomon, 1966) réalisé par Azizollâh Rafi’i. Les titres sont évidemment évocateurs : dans la plupart des films de cette période, on relate des événements irrationnels et inexplicables, et les protagonistes sont dotés de certains pouvoirs. Toutefois, dès 1969, et avec le film Gâv (La vache), réalisé par Darius Mehrdjouï, un courant critique vis-à-vis des systèmes politiques et sociaux contemporains voit le jour. Parmi d’autres films qui suivent cette démarche, on peut citer les noms de Aghâ-ye Hâlou (Monsieur le Naïf, 1970) réalisé par Darius Mehrdjouï, Rezâ motori (Rezâ le motard, 1970), Gheyssar (César, 1969) et Gavazn-hâ (Les rennes, 1974) réalisés par Massoud Kimiâï, Shâzdeh Ehtedjâb (Le Prince Ehtedjâb, 1974) réalisé par Bahman Farmânârâ, etc.

Scène du film Gâv (La vache), réalisé par Dârioush Mehrdjouï

D’ailleurs, ce courant critique s’est enrichi grâce à l’apparition d’un certain nombre d’intellectuels et écrivains engagés dont les figures principales sont Djalâl-e Âl-e Ahmad, Gholâm-Hossein Sâ’edi, Mahmoud Dolatâbâdi et Sâdegh Tchoubak. Il faut quand même souligner que durant cette période d’avant la Révolution, le Film Fârsi
 [3] reste le genre préféré des spectateurs qui fréquentent les salles de cinéma, et que ces dernières sont considérées comme des centres de corruption morale.

En 1973, un groupe d’acteurs et de réalisateurs professionnels et opposants membres du Syndicat des Artistes [4] démissionnent pour fonder le Cercle des Cinéastes d’avant-garde [5] qui suit une démarche autonome. Parmi ces grandes figures figurent les noms d’Ezzatollâh Entezâmi, Darius Mehrdjouï, Ali Hâtami, Bahrâm Beyzâï et Mas’oud Kimiâï.

 

Scène du film Gheyssar (César, 1969) réalisé par Massoud Kimiâï

Le cinéma de la victoire (1978-1981)

 

A la veille de la Révolution, la production cinématographique se réduit considérablement et le chômage des métiers du cinéma augmente de plus en plus. Cette situation est issue de l’existence d’une importante censure, qui privilégie les films de divertissement parfois osés aux films réalistes montrant le vrai visage de la société ; en outre, les films étrangers envahissent à l’époque le marché du cinéma iranien. Avec la victoire de la Révolution en 1979, l’Imam Khomeiny déclare qu’« on n’a rien contre le cinéma, mais on se prononce contre la corruption dans le cinéma » [6]. La Révolution légitime et reconnaît ainsi le cinéma en annonçant la mort du cinéma pahlavi et la naissance du cinéma islamisé. Ce dernier doit se conformer aux règles islamiques et se mettre au service des valeurs révolutionnaires.

Dans le contexte de la Révolution, certains réalisateurs, réalisent des films symboliques illustrant la victoire des forces populaires contre le despotisme. Safar-e sang (Le voyage de pierre) réalisé en 1978 par Mas’oud Kimiâï, en constitue un exemple éloquent. Les films de cette période sont divisés en trois groupes : 1) les films réalisés avant la Révolution et n’ayant pas l’autorisation de tournage à cause de la censure du régime pahlavi (Dâyereh-ye minâ (La ronde céleste, 1975) réalisé par Darius Mehrdjouï, Gozâresh (Le rapport, 1977) réalisé par Abbâs Kiârostami et Marssyeh (L’élégie funèbre), réalisé par Amir Nâderi ; 2) les films qui continuent à critiquer le système royal, tel que Tchoupânân-e kavir (Les bergers du désert, 1979) ; 3) les films qui sont au service des valeurs révolutionnaires, comme Rassoul, pesar-e Abolghâssem (Rassoul, fils d’Abolghâssem) réalisé en 1981 par Darius Farhang.

Scène du film Dâyereh-ye minâ (La ronde céleste, 1975) réalisé par Dârioush Mehrdjouï<

 

Le cinéma dénué de statut et structure (1981-1988)

 

La particularité la plus importante du cinéma iranien durant les années 1980 est qu’il est dépourvu d’une structure stable et cohérente. Durant les premières années de vie de la République islamique en Iran, les responsables ne réussissent pas à définir une politique cinématographique précise ni un dispositif de production et de réformes efficaces pour esquisser une définition d’un cinéma islamique. Les causes principales sont le contexte tumultueux de la Révolution et de la guerre, la diversité des forces politiques et l’établissement d’un nouveau régime.

Les questions politiques et ce qui touche à la sexualité sont absents des films de cette période, et la guerre pousse les scénaristes à traiter de thèmes guerriers dont le sacrifice, l’idéalisme, la patrie et le patriotisme, le martyre, etc.

Affiche du film Marssyeh (L’élégie funèbre), réalisé par Amir Nâderi

 

Le sentiment religieux et l’idéologie révolutionnaire exercent une influence profonde sur les premières productions de cette époque, malgré l’absence de politique étatique incitative. Selon les données disponibles, aucun film concernant les relations homme/femme n’est réalisé en 1980, l’année qui suit la Révolution. De plus, les données statistiques montrent que durant les années 80, plus de 50 films sans personnages féminins ont été réalisés. Outre les thèmes traitant de la guerre et de la résistance, d’autres thèmes récurrents apparaissent dans les films de cette période : la critique du régime pahlavi, le sionisme, et les problèmes des communautés villageoises. Durant cette phase, on voit la constitution de la Commission du Scénario (komission-e filmnâmeh) en 1983, la Fondation cinématographique Fârâbi (Bonyâd-e sinemâ-ye Fârâbi) en 1982, ainsi la première édition du Festival du film de Fadjr (Djashnvâreh-ye film-e Fadjr) en 1982.

Affiche du film Safar-e sang (Le voyage de pierre) réalisé en 1978 par Mas’oud Kimiâï

Une progressive diversification durant la période de reconstruction (1988-1997)

 

Dès la fin de la guerre en 1988, l’Iran entre dans une période de reconstruction. Le cinéma iranien, suivant les tendances de la société qui cherche à formuler une nouvelle définition de la famille et de l’identité iraniennes, est divisé en trois groupes principaux : le cinéma conservateur qui cherche l’apaisement et la reconstruction du système social ; le cinéma critique d’orientation surtout réaliste ; le cinéma de la nouvelle vague (modj-e now) dans lequel les cinéastes iraniens résidants à l’étranger sont plus actifs.

Durant cette période, on voit l’apparition de femmes réalisatrices dans le champ du cinéma iranien. Rakhshân Bani E’temâd, Pourân Derakhshandeh, Tahmineh Milâni, Marzieh Boroumand et Feryâl Behzâd comptent parmi les grandes figures féminines non seulement de cette époque, mais aussi de toute l’histoire du cinéma iranien. Dans leurs films, elles cherchent à réhabiliter le rôle et la place des femmes dans la société et au sein de la famille.

Poster du Festival du film de Fadjr (Djashnvâreh-ye film-e Fadjr) en 1982.

 

Le cinéma des forces sociales (1997-2005)

 

Dès 1997, avec le retour des réformistes au pouvoir, la politique étatique fait preuve de davantage de tolérance vis-à-vis de la liberté d’expression, favorisant ainsi l’apparition d’un cinéma à la fois critique et réaliste. Le cinéma devient souvent le reflet de la réalité sociale, et plus particulièrement des problèmes liés aux femmes. Selon les données statistiques, en 1998, il existe près de 30 films dont les personnages principaux sont des femmes. L’exode rural et le développement de l’urbanisation ont un impact direct sur le cinéma de cette période. La plupart des films mettent en scène le milieu et le mode de vie urbains de villes comme Téhéran, qui devient un modèle d’urbanisme. Dans ce genre cinématographique, les hommes/femmes sont considérés comme des forces sociales qui assument chacun un rôle à part entière dans la société.

De gauche à droite : Tahmineh Milâni, Rakhshân Bani E’temâd, Pourân Derakhshandeh, Marzieh Boroumand et Feryâl Behzâd.

* « Djâme’e shenâsi-e sad sâl sinemâ-ye Irân », article extrait du site officiel Sedâ-ye Irân (La voix d’Iran), publié en 2014, consultable sur : http://sedayeiran.com

Notes

[1Mohammad Mossaddegh est un homme d’Etat iranien qui fut premier ministre par deux fois de 1951 à 1952, puis de 1952 à 1953.

[2Une revue de cinéma française créée en 1951.

[3Titre à l’époque donné aux films illustrant les scènes de danse et de chant aussi bien que la sexualité sans pudeur.

[4Sandikâ-ye honarmandân

[5Kânoun-e sinemâgarân-e pishro

[6Extrait du célèbre discours de l’Imâm, le 2 février 1979 au cimetière de Behesht-e Zahrâ.


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