N° 137, avril 2017

CY TWOMBLY
Centre Pompidou, Musée National d’Art Moderne, Paris.
30 novembre 2016 - 24 avril 2017.
Le doute et la rature comme réussite


Jean-Pierre Brigaudiot


Twombly est l’un de ces artistes relativement peu connus du grand public, un très bon artiste cependant, ayant entamé une carrière à un moment, non point où tout aurait été dit, mais où la peinture, dans le monde de l’art dont elle est l’épicentre, a fait sa révolution, s’est affranchie de ce qui pouvait la contraindre à s’effacer en tant que telle, au profit, par exemple, du sujet et d’un savoir-faire exsangue. Et en peinture, comme pour les autres arts, tout n’est jamais dit, car il y a toujours à dire ou à redire les choses autrement : la façon de représenter les choses, celle de représenter le monde et de dire le monde, la façon de faire un monde à partir de si peu, quelques pigments, une craie de couleur, un glacis, une tache.

1928-2011, né en Virginie, USA, Cy Twombly étudie l’art à Boston puis à l’Art Students League à New-York avant de passer à Black Mountain College, en 1951, l’un des foyers des plus actifs de l’art contemporain du milieu du vingtième siècle. Dès lors sa carrière artistique prend son essor. Il vivra essentiellement à Rome et aux Etats Unis et va croiser, côtoyer et fréquenter, parmi d’autres, les grands noms du Pop’art et du Minimal art ; cependant son œuvre est marquée du sceau de l’indépendance à l’égard des mouvements dominant son époque.

 

Affiche de l’exposition “CY TWOMBLY”,
Centre Pompidou

Un art du repentir

 

Parcourir les salles consacrées à cette exposition somme toute assez exhaustive de l’œuvre de Twombly, c’est accompagner une démarche où le repentir se fait peu ou prou sujet, art du doute et de l’hésitation, de la tache et de la rature, un art de l’incertitude. Incertitude et je ne sais pas étant affirmés comme étant là, sans alternative qu’eux-mêmes. En peinture, le mot repentir fait partie du vocabulaire spécifique et va de pair avec la faute, comme il en est dans la chrétienté. S’il y a repentir c’est qu’il y a eu préalablement faute, erreur, errements. Ainsi, l’œuvre de Twombly, tout entière, repose sur l’effacement, la coulure, le recouvrement, le tâtonnement, l’hésitation. Je ne sais pas, je vais à tâtons en la pénombre, c’est cela que dit Twombly avec une œuvre finalement très homogène, installée très tôt en ces formes hésitantes, quelle que soit la période ou la série prise en considération.

 

Photos : exposition “CY TWOMBLY”

 

Une place au cœur du monde de l’art

 

L’œuvre picturale de Twombly se déploie sur environ six décennies dont les mouvements et tendances les plus marquants sont l’Expressionnisme Abstrait, le Pop’art et le Minimal Art, tous trois essentiellement américains ; le premier étant, pour dire les choses simplement, une forme d’art du ressenti du monde, de l’artiste face au monde, aux prises avec le monde, le second étant un art figuratif prenant volontiers appui sur l’iconographie ou même l’objet du quotidien du consommateur, et enfin le Minimal Art étant une forme d’art concret en même temps qu’abstrait. Pour exemple d’une forme d’art concret se donnant comme tel, on évoquera l’Art Concret suisse. Twombly accomplit une œuvre singulière par rapport à ces tendances majeures de l’art américain, même si celle-ci se situe clairement du côté de l’expressionnisme, d’un expressionnisme non point abstrait, comme chez Pollock ou Rothko, mais figuratif, ou presque. Presque, en ce sens que chez Twombly ce qui fait figure, la lettre et le mot, par exemple, qui parsèment beaucoup de ses tableaux, sont à la fois signes plastiques donnés à voir en tant que tels et objets sémantiques : double lecture offerte au regard et à l’entendement du spectateur. Cependant, pour situer l’œuvre de Twombly dans un contexte plus large que celui de l’art américain de son époque, il faut aussi prendre en compte l’art européen avec notamment les abstractions appelées tantôt informelles, tantôt lyriques, tantôt gestuelles, tantôt encore matiéristes, abstractions en opposition comme en réaction aux abstractions géométriques principalement issues du Bauhaus. Indéniablement donc, il faut dire que Twombly est un peintre expressionniste, un peintre du ressenti et de l’effusion qui place son moi-je comme préalable à l’accès à son œuvre. Incontournable moi-je, clé de l’œuvre.

Cependant, il y a aussi l’Art Brut, celui dont Dubuffet s’est fait l’inventeur et le chantre. Il s’agit d’un art anti intellectuel, voire irrationnel et spontané qui s’oppose aux arts savants et réfléchis, fondés sur les mathématiques ou le nombre d’or, sur la règle et la mesure, sur de savants effets et sur de longs apprentissages. Et si Twombly est d’une certaine manière un peintre de la mouvance expressionniste, il ne se laisse pas enfermer par celle-ci. Comme Dubuffet, il pratique un art spontané où le beau savoir-faire, le bien fait et les arrangements savants cèdent le pas à une écriture hâtive, à un dessin des choses peu sophistiqué, voire délibérément maladroit. Car l’artiste dont il est ici question ne saurait entrer dans la définition de l’artiste de l’Art Brut, en tout cas au premier degré ; en témoignent ses études artistiques à Boston, New-York et Black Mountain Collège. Ainsi le vocabulaire plastique cher à Twombly relève d’un parti pris, d’une posture et d’un choix : les perspectives des volumes sont délibérément « maladroites », les ratures et les coulures, les taches sont là comme autant de signes choisis en tant qu’objets esthétiques chargés de faire sens.

 

Le geste

 

Chez Twombly, le geste – ou la gestualité- compte pour beaucoup : vitesse scripturale, urgence du tracé, au détriment du bien fait propre aux abstractions géométriques où la règle et le tire-ligne éliminent la trace du faire, où l’homme de chair et de sentiments s’efface au profit de la prééminence de sa pensée logique. Avec Twombly, le geste actif et réactif prime et inscrit le faire pictural dans une forte dimension expressive, dans une indéniable immédiateté et spontanéité : vitesse scripturale, rature, effacement s’exposant en tant que mémoire d’un faire sans retour ni reprise bien que pouvant être appelé repentir.

 

L’inachevé

 

Cette exposition et l’omniprésence du geste contribuent au développement de cette impression d’inachevé dans l’œuvre de Twombly, un inachevé en tant que parti pris. Et cet inachevé peut se lire comme une volonté de ne point conclure, de ne point refermer ce que le peintre tente de dire et décrire. L’inachevé de Twombly le place du côté de ceux qui sans cesse expérimentent, tâtonnent, davantage qu’ils ne proposent un aboutissement. La présence récurrente des références littéraires, celles à la Grèce et à la Rome antiques et à leur littérature héroïque se fait comme dans un doute permanent, une hésitation, une incertitude générées par cette écriture sommaire et volontairement maladroite des noms des héros de l’Iliade, de la guerre de Troie ou de ceux des étoiles et galaxies. Comme si, pourrait-on dire, Twombly opposait l’un et l’autre, le texte dont il est question et une transposition de celui-ci dans le champ de la plasticité où il est comme arraché à son contexte légendaire.

L’espace pictural

 

Globalement, de cet espace pictural on retient ce blanc du fond de toile ou de papier, blanc si omniprésent avec ces très grandes œuvres qui jalonnent le parcours de l’artiste, un blanc sale, maculé de multiples taches, traces exhibées de la simple vie quotidienne, ou de celle du tableau durant son parcours de réalisation. Ce blanc laissé comme tel qu’il était avant que l’artiste n’œuvre est aussi l’espace de la peinture, l’espace où la multiplicité des signes linguistiques et non linguistiques flotte, surgit, s’estompe, disparaît. Cet espace n’est point vacance, absence, au contraire, il est ce qui lie et relie les choses écrites, inscrites en la surface et en la chair picturale, sans nul doute un peu comme il en va de l’espace de la peinture traditionnelle extrême-orientale, espace constructeur, générateur d’un modus vivendi, d’une harmonie entre l’homme et l’univers, ou simplement entre l’homme la nature. Espace muet, déjà-là, à proprement parler indescriptible et indicible comme le sont tant de choses du monde.

 

La couleur

 

Le blanc règne mais point sans partage, il n’étouffe pas les couleurs mais leur est tremplin, il se fait condition de leur apparition et apothéose. Même si l’œuvre de Twombly n’est pas chatoyante et colorée comme peut l’être celle de Robert Delaunay ou celle d’un expressionniste abstrait tel Rothko, elle est plutôt charnelle en ce qu’elle évoque, pas tellement éloignée de celle du peintre américain de Kooning, un expressionniste d’ailleurs relativement peu abstrait, ou bien encore de celle de Joan Mitchell, cette américaine paysagiste et expressionniste abstraite qui vécut essentiellement sur les terres des alentours de Giverny, là où vécut antérieurement Claude Monet. Blanc sale du linge usagé, maculé comme un suaire christique, blanc d’un vécu quotidien, d’une histoire humaine telle que Twombly sait la conter. Chez Twombly la couleur, d’une certaine manière et généralement, semble s’extraire du blanc, blanc du fond, du papier ou de la toile, ou encore blanc apposé, rapporté, ajouté sur le support. Certaines séries font exception au blanc, comme celles intitulées Problem I, II et II, de 1966, où une géométrie libre mais clairement affirmée en tant que telle est inscrite sur un fond presque noir, celui du tableau d’école. Pour autant ces figures géométriques restent empreintes d’une maladresse d’exécution affectée, maladresse qui contribue à maintenir l’œuvre dans le champ de l’expressionnisme. Et ces pièces géométriques sur fond noir renvoient irrésistiblement au travail de Josef Beuys, un artiste allemand contemporain de Twombly, et plus précisément au dessin de Beuys que ce dernier a choisi de situer en une aire de totale liberté d’expression par rapport au référent visuel. Mais le rapprochement de l’un et l’autre, Beuys et Twombly, tourne court car pour le premier, la peinture, le dessin, si libres et indépendants soient-ils de toute obligation documentaire ou académique, sont bien peu au regard du sens global de la démarche. Beuys, qui fut l’un des acteurs essentiel de la mouvance Fluxus, agit bien au-delà de l’espace scénique du tableau pour opérer dans l’espace de la vraie vie et faire en sorte que l’art et la vie se confondent, pour que l’art soit la vie et pas seulement un objet momifié appartenant à une collection muséale et enfin pour que la vie de l’artiste soit art.

Une œuvre où se conjuguent savoirs et doutes

 

Twombly a installé le doute au cœur de son œuvre, doute qui se manifeste sous la forme du repentir, de la tache et de la rature, doute également qui émane de la sculpture et de la photographie présentes en cette exposition. L’une et l’autre peuvent s’appréhender comme une sortie du territoire pictural pour, d’une certaine manière, le mieux comprendre. Sculpture et photo témoignent également de cette incertitude si présente dans la peinture, photos perceptibles comme à la fois timides et très picturales, sculptures d’assemblage peintes en blanc, donc entretenant d’indéniables liens avec l’œuvre peinte. Il parait évident que la photo et la sculpture de Twombly le renseignent et lui enseignent par cet autre regard qu’elles lui offrent.

De la visite de l’exposition subsiste peut-être avant tout ce sentiment d’opposition en même temps que dialogue entre culture, savoir, connaissance et d’autre part, doute quant à pouvoir dire, ou parti pris adopté par l’artiste d’une permanente hésitation à dire, figurer, représenter.


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