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Tout randonneur iranien se doit un jour de passer devant la statue du montagnard qui s’élance avec majesté en plein square Sarband au nord de Téhéran. Mais qui sait que son auteur, l’artiste sculpteur et peintre iranien Reza Laal Riahi, vivait en Belgique depuis 1963 ? Il nous a quittés en décembre dernier et pendant plus de 50 ans, cet artiste généreux va produire dans la banlieue de Bruxelles une œuvre colorée où s’entremêlent amoureusement l’Iran et la Belgique. Sa fille, Ariane Laal Riahi, nous parle de lui. Avec tendresse et humour.
LRDT : Bonjour et merci de nous accueillir. Quels souvenirs gardez-vous en premier de votre père qui vient de nous quitter ?
AC : Bonjour. C’est moi qui vous remercie. Il était sensible à l’intérêt que ses compatriotes iraniens pouvaient lui porter. En 2004, à l’occasion de sa dernière grande exposition à Bruxelles, il avait été touché par la présence de M. Ali Ahani, ambassadeur d’Iran alors en poste. J’ai d’abord le souvenir d’un homme tendre, je dirais un papa plus qu’un père, mais aussi un homme humble, un artiste un peu solitaire. Très tôt, petite fille, j’ai senti cela en lui, ce qui nous a rapprochés et tenus complices tout le long de sa vie. Cela vient du fait je pense qu’il avait dû s’expatrier d’abord seul. Ce n’est que bien plus tard qu’une partie de sa famille a rejoint l’Europe en Allemagne. Mais c’était aussi un homme heureux dans la vie. Il s’est marié en Belgique et a eu trois enfants. Ensuite, j’ai le souvenir de beaucoup de couleurs, celles de la palette de ses tableaux.
LRDT : Je comprends. Son ami peintre Daniel Lequime disait en novembre 2011 dans une interview au journal Le soir, le grand quotidien de la capitale belge, « qu’il arrivait à exprimer la tristesse tout en conservant les couleurs ». Mais dites-nous, il a passé la première moitié de sa vie en Iran. Que vous en disait-il ?
AC : Il est né, a grandi et a étudié à Mashad au Khorâssân. Il était fier d’appartenir à cette région du nord-est, au bord des plaines d’Asie centrale et de l’Hindu Kuch. Il aimait plaisanter affectueusement à propos de ses ancêtres supposés turkmènes, afghans, mongols ou macédoniens qui sait (rires) [1].
Il me racontait de merveilleuses histoires et il m’a appris plusieurs comptines de son enfance jusqu’à ce qu’une Iranienne vivant à Bruxelles me dise qu’elles étaient en dari (persan parlé du Khorâssân et d’Afghanistan). Il parlait de lui comme d’un enfant joyeux et facétieux avec ses camarades et ses professeurs. L’époque était trouble et compliquée, exacerbée par la rivalité anglo-russe qui déchirait le pays, et la vie difficile, plus encore pour un jeune homme sans situation et sans fortune.
Très tôt, dès l’école primaire, ses dons de dessinateur vont être reconnus. Il va persévérer comme artiste et en 1941, il rejoint l’armée iranienne pour y faire carrière jusqu’au grade de colonel. Il était apprécié pour ses portraits que de nombreux supérieurs ne manquaient pas de lui demander. Ce travail de commande a été essentiel car il lui a permis d’améliorer sans cesse sa technique. Il s’est toujours félicité de cette période de sa vie. A l’occasion, il sculptait aussi. La statue du square Sarband était une commande en 1959 de Moussâ Mahâm, maire de Téhéran, inaugurée en 1962 [2]. Le colonel Hossein-Ali Bayât, président de la fédération d’alpinisme, proposera comme modèle le sergent Amir Shâh Ghadami, déjà célèbre à l’époque
[3].
LRTD : Mais dites-nous pourquoi est-il arrivé en Belgique, et pourquoi y est-il resté ? On m’a parlé de l’amour d’une jeune femme, votre mère flamande d’origine ?
AC : C’est exact. La rencontre avec ma mère a été un coup du destin. Il prétendait avoir fait son portrait ressemblant trait pour trait avant même de l’avoir rencontrée, comme une vision. Je crois volontiers que c’était vrai. Elle était polyglotte et s’est mise aisément au farsi. Elle l’a soutenu dans sa carrière ainsi que sa famille, à une époque où les mariages mixtes n’étaient pas si courants. En 1947, pour devenir officier supérieur, il a rejoint l’Ecole Royale Militaire en Belgique. Il y avait une tradition qui liait les deux pays depuis le début du siècle. On l’a oublié mais on ne compte plus les fonctionnaires ou ingénieurs belges qui ont participé en Perse d’alors à la modernisation des douanes, de la poste, du chemin de fer. La venue de mon père s’inscrivait dans l’histoire de cette collaboration. Et cela va être pour lui un choc, la révélation de la peinture et des arts graphiques en Belgique, un pays où tout un chacun peint ou dessine. Un peu comme en Iran où chacun déclame de la poésie. Après son instruction militaire, il va donc tout naturellement suivre les cours de l’Académie Royale des Beaux-Arts à Bruxelles.
LRDT : C’est intéressant. Plus directement, en quoi la Belgique a pu influencer votre père artiste ?
AC : On parle ici de l’immédiat après-guerre et mieux encore des arts graphiques en Belgique, à cette époque en plein bouillonnement. Pensez à l’éclosion de la bande dessinée qu’on appellera vite « 9ème art » [4]. Il était attiré par les symbolistes, mais bien plus encore par les surréalistes en plein triomphe alors. L’effervescence générale au même moment était telle qu’une certaine remise en question par de jeunes artistes est apparue avec un mouvement comme COBRA [5]. Ce mouvement, longtemps actif et populaire en Belgique, va irriguer la peinture, la sculpture mais également la littérature, la musique et le cinéma. Mon père tenait la maîtrise technique comme la clé de toute activité picturale, un peintre devant travailler comme un pianiste fait ses gammes, pour permettre aux émotions d’émerger sans entraves. Il va trouver en Belgique des maîtres d’exception.
LRDT : Vous devinez ma question suivante. En quoi l’Iran est présent dans l’œuvre de votre père, datée pour l’essentiel après son installation en Belgique ?
AC : Je dirais que l’Iran est partout dans son œuvre, par ses thèmes et ses motifs d’abord. Régulièrement, mon père rentrait en Iran se ressourcer et il lisait la poésie de son pays. Petite fille, j’ai le souvenir de petits livres en farsi qui traînaient sur la table du salon. C’étaient des recueils de poésies illustrés par de merveilleux dessins colorés. C’étaient des livres populaires. Il y avait aussi dans la bibliothèque des livres bien plus grands et plus luxueux. Ceux-là, je n’avais le droit ni de les toucher ni de les lire, sauf en cachette bien sûr ! Certains d’entre eux étaient traduits par bonheur en français. Je pouvais lire « Le cantique des oiseaux » par Attar ou encore « Le jardin des roses » par Saadi. On y voyait toujours des oiseaux, des couples amoureux, des jardins. Regardez maintenant les toiles de mon père. Vous y verrez tout cela. Mais bien plus encore je crois.
LRDT : C’est très vrai. Mais vous vouliez ajouter autre chose ?
AC : Oui. Ensuite, après ses premières années belges, il est rentré en Iran au milieu des années 50 pour enseigner les beaux-arts à Téhéran. Comme enseignant, il devait maîtriser tous les styles picturaux, du naïf à l’abstraction géométrique, du cubisme à l’hyperréalisme. C’est pourquoi vous trouverez dans son œuvre tous ces styles, même si le surréalisme domine [6]. Peindre était aussi pour lui un plaisir à partager, pas seulement avec ses étudiants. Ses amis peintres bruxellois ont pu bénéficier longtemps de ses conseils.
LRDT : Merci de nous avoir permis de mieux connaitre votre père, l’homme et l’artiste. Il aura en définitive survolé le XXème siècle entre l’Iran et la Belgique. C’était passionnant.
[1] Le Khorâssân, Parthie à l’époque, verra en -330 le conquérant macédonien, Alexandre « le grand » ou Eskandar en Iran, déferler avec ses troupes dans la région avant d’épouser en -327 la princesse Roxane de Bactriane à la beauté légendaire. La tradition voulait aussi qu’en cette occasion, de nombreux autres mariages soient célébrés.
[2] La municipalité de Téhéran versera la somme importante pour l’époque de 10 000 dollars ce qui en tenant compte de l’inflation correspondrait à plus de 80 000 dollars en 2017.
[3] Amir Shâh Ghadami (1930-2012) recevra du président Kennedy au nom du Congrès américain la « Soldier Medal » pour acte de bravoure. Il mena l’expédition d’alpinistes qui sauva les deux survivants du crash d’un avion américain dans les monts iraniens durant le terrible hiver 1962.
[4] Dès 1949, mais l’expression sera immortalisée en 1964 dans le titre d’une rubrique humoristique du journal Spirou tenue pendant 3 ans par Morris, créateur de la bande dessinée Lucky Luke, et Pierre Vankeer, directeur des chemins de fer, collectionneur et critique amateur.
[5] COBRA, fondé en 1948 en réaction aussi contre l’hégémonie de Paris, est un mouvement expressionniste venu du surréalisme dont le nom correspond à l’acronyme COpenhague, BRuxelles, Amsterdam, nom des villes de résidence de ses principaux membres fondateurs. Un musée lui est dédié depuis 1995 à Amstelveen, au sud d’Amsterdam aux Pays-Bas.
[6] Les œuvres de Reza Laal Riahi ont été rassemblées en 2001 en Iran dans un livre intitulé The painting collection of Reza Laal Riahi (ISBN 964-360-795-X) grâce à l’intervention de Daryush Laal Riahi, Bahram Afrâvi, Forouzan Kheiri et Agheel Aberoomand. Qu’ils en soient remerciés.