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roduit de l’intuition pure, l’art ouvre un vaste champ où l’Etre muet vient manifester son propre sens. Incarnant une Idée, qui constitue, d’après Heidegger, l’Existence elle-même, il trace une voie menant à la connaissance des secrets de l’Existence. C’est dans ce cadre que l’artiste doit atteindre le cœur mystérieux de la pensée. L’art se met donc à bâtir une vérité dans l’œuvre d’art, alors même qu’il est le fruit de l’union de la Beauté et de la Vérité, toutes deux érigées en Absolu comme origine de tout art. L’art a été chargé, durant l’Histoire, de dévoiler le beau invisible de tout objet de la nature et de l’homme. Il a permis l’apparition de l’indicible dans le dicible, dans l’architecture, la sculpture et les arts plastiques.
L’art persan, comme l’affirme Mahmoud Khâtami, s’accompagne toujours d’une connaissance singulière qui n’est pas seulement à la source de l’« industrie » et de l’« art », mais aussi à l’origine de la prise de conscience de l’artiste tout au long de son travail [1]. L’art est dans ce sens une « poésie », « c’est-à-dire qu’elle réveille en nous et rassemble en entier notre pur pouvoir d’exprimer, au-delà des choses déjà dites ou déjà vues » [2]. Dans la société irano-islamique en quête de la transcendance, l’art joue le même rôle que la sagesse ou la philosophie. D’ailleurs, en tant que rapport établi avec l’Etre, l’art s’unit corollairement avec le monde dont il défigure certains aspects ; l’activité artistique prend ainsi « sa source dans les relations que l’homme entretient avec son environnement » [3].
La création artistique est aussi la création d’un monde enraciné en intersubjectivité entre sujets et objets. L’art islamique apparaît sous la plume de Seyyed Hossein Nasr comme une répétition rythmique du nom de Dieu (dhikr). La nature est un champ incarnant le dhikr de Dieu, et l’art islamique crée quant à lui le champ de la répétition du nom du Dieu Unique.
Dans un article intitulé L’art sacré dans la culture iranienne, Seyyed Hossein Nasr définit le sacré comme la manifestation de mondes de l’Au-delà dans les royaumes matériels de l’Existence. Le sacré se trouve au cœur de l’art religieux, celui-ci le mettant en scène, soit par le recours à l’abstrait dans le discours allégorique, soit par l’emploi de formes figuratives enracinées dans le symbole et l’allégorie, soit par la pure représentation de la réalité, ou de la nature. C’est en ce sens que Mircea Eliade affirme que « l’apparition du sacré se définit par l’épiphanie du sublime à travers la réalité matérielle. […] C’est certainement de par cette apparition que les objets, les phénomènes et les événements connaissent l’ascension en un rang mystérieux et surnaturel. » [4]
L’amour, tel qu’il est défini dans le mysticisme, rejoint le sacré, se déterminant ainsi en amour divin. Celui qui est d’après le 54e verset de la sourate 5 "[…] un peuple qu’Il aime et qui L’aime", celui du Créateur pour la créature, et celui de la créature pour le Créateur. A savoir que la première expression de l’amour est celle du Créateur. En d’autres termes, ce rapport intentionnel se définit essentiellement comme un rapport qui se fait à l’intérieur de l’Etre.
Afin d’évoquer la question de l’amour divin, les mystiques, notamment Ibn Arabi, qui fonde sa pensée sur le principe de la "théophanie", recourent à une parole divine : « J’étais un Trésor caché ; Je décidai d’être Connu, alors J’ai créé les créatures afin d’être Connu. » [5] Cette parole est aussi la réponse donnée par Dieu à David lorsque celui-ci Lui demande la cause de la Création. Malgré différentes interprétations de cette parole divine que certains chercheurs estiment forgée, les penseurs et les mystiques sont tous d’accord sur son contenu [6]. Djalâl al-Din Rûmî écrit ainsi dans son Masnavi :
Trésor caché, Il Se dévoila tel qu’Il était Précieux
Il illumina donc la Terre, plus lumineuse que les Cieux.
Dépourvue de l’individuation, l’essence de l’amour s’avère être une essence unique, cette unicité étant appelée par Ibn ‘Arabi le niveau de l’Unicité (Ahadiyyat) de l’amour. A ce niveau, il n’y a aucune dissociation entre l’Amant et le Bien-aimé. Cependant, l’Amour transcende ce niveau pour se manifester, car le Beau ne sait pas se soumettre au dévoilement. L’amour s’exhale donc au premier abord pour se faire connaître (ma’refat), se diffusant ainsi dans le monde tout entier.
Sohrawardi, quant à lui, regarde cet amour comme l’origine de l’existence de toute création, soulignant qu’« aucune créature ne verrait le jour, et aucun être ne trouverait l’existence, s’il n’y avait pas l’amour et la ferveur » [7] :
Dans la prééternité, le rayon de Ta beauté s’exhala en une lumineuse apparition
L’amour parut et mit feu au monde entier (Hâfez)
Offenheit du monde, l’Amour est donc la dimensionnalité de toute dimension ; ce qui nous permet de considérer chaque phénomène comme un signe aboutissant à la Vérité Absolue :
Ô idole, contemple bien, elles sont les mêmes, la mosquée et la taverne
Aux yeux des savants, ils sont les mêmes, le misbaha et le verre
Apporte un feu et allume-le dans tout temple, tout couvent,
Car dans mon cœur, ils sont les mêmes, le fou et l’amant
(Bâbak Tamiz)
Dans cette perspective, l’artiste ne saurait se passer d’aucun objet dans le monde sensible, car il lui est le miroir de l’Amour. C’est pourquoi il cherche toujours à s’affranchir des limites soit de la religion, soit du monde de la matière :
La mosquée est le lieu de jactance, et la taverne la place de l’ivresse
Passe-toi de ces deux toits si tu es fidèle de Dieu
Quand pourrait-on te dévoiler les mystères du néant
Si tu es encerclé dans le siège ?
(Foroughi Bastâmi)
C’est en effet ce conflit sans cesse renouvelé entre intellect et amour qui façonne la conscience créatrice de l’artiste amoureux qui, redécouvrant la Beauté de l’Etre, ne connaît d’autre refuge que l’amour. Nous lisons sous la plume de Plotin : « Et puisque le philosophe – à savoir, celui qui aime la Vérité – se passe de tout ce qui est désiré par les autres, qu’il ne s’intéresse qu’à des faits divins, y compris la beauté, la connaissance, la bonté, etc. – il sera condamné par le peuple qui, sans prendre compte de la différence essentielle de cette folie avec la folie humaine, l’appelle fou. Quand regardant les beautés terrestres, lui se souvient de la vraie beauté, c’est comme s’il retrouvait des ailes pour s’envoler. Pourtant, faute de pouvoir prendre son envol, il ressemble à un oiseau aux ailes brisées, celui qui, fixant son regard au ciel, se passe de tout ce qui est terrestre… L’appelant épris, le peuple le considère alors comme fou. Cet état, le meilleur de toutes les mania, concerne la mania de l’amour. Celle qui est le don le plus précieux des dieux. » [8] Ce fait est souligné dans un poème de Shabnam Fath’Ali, poète contemporain iranien :
A la mosquée de l’amour, j’étais allé prier
On m’a dit : Appelle… J’ai parlé de toi
Dans le cercle de la poésie, j’étais allé m’assouvir
On m’a dit : Lis… Je me suis prosterné devant toi
A l’école de l’affection, j’étais allé me guérir
On m’a dit : Repose-toi… J’ai cherché ton air
(Shabnam Fath’Ali)
Autrement dit, s’appuyant à la fois sur le côté sensible et intelligible de l’amour, le mystique – artiste – retrouve la même proportion entre « l’amour-l’amoureux-le bien-aimé » dans le monde des corps (âlam-e ajsâd), que dans le royaume divin.
L’amour se définit dans ce cas comme un lien entre l’aspect sacré de l’existence humaine et l’Etre Absolu. Ainsi, le rapport entre l’Etre et le monde se définit par une relation d’amour dans laquelle se rejoignent amour, amant, et bien-aimé. Comme nous l’avons mentionné, selon la pensée mystique, l’Essence divine avant la création du monde était elle-même à la fois l’Amour, l’Amant et le Bien-Aimé. C’est donc par la création qu’Il dévoila Sa beauté, faisant ainsi du monde le miroir de Son opulence. En d’autres termes, dès l’apparition de la Beauté, apparaissent aussi le percevant et le perçu, celle-ci se regardant désormais dans le miroir. Considérant l’homme en tant qu’une lumière naturelle, éclaircie dans l’autre, Merleau-Ponty affirme aussi de son côté que l’Etre sans l’homme ne serait que « la nuit où toutes les vaches sont noires », prenant ainsi l’homme en tant que le « il y a », la « présence », la « vérité » et le « •o•o » de l’Etre qui Se pense en l’homme.
D’autre part, ce jeu de l’Amour et de la Beauté est à l’origine de la dialectique du visible et de l’invisible où se rejoignent le terrestre et le céleste : la « vision présentielle (shohud) de la face divine sous la forme belle à contempler d’une créature humaine au beau visage » [9] :
Le paradis de mes repentis
Je l’ai perdu
En te voyant
Car ta taille est un doute
Aussi
Aussi haute que Bouddha
Et tes yeux
Détruisent la mosquée de mon esprit
Pour que j’établisse
La taverne de tes yeux
(Abdolsamad Heydari)
Cependant, ce recours à l’amour exige toujours une démarche esthétique vers le secret, celui-ci proposant des images qui « paraissent au premier abord sensibles et matérielles, celles qui, nous empêchant de résumer cette parole aux faits sensibles et matériels, nous emmènent vers une autre direction, non-sensible et non-matérielle, et non pas simplement perceptible et imaginable. » [10] :
Il est mon roi, ce mendiant de la terre du seuil du bien-aimé
Le prétexte de la mosquée et de la taverne n’est que votre association
(Hâfez)
Nous pouvons prendre l’exemple du poème hâfezien qui accueille à la fois le chagrin de l’amour terrestre et le navrement de l’amour spirituel, définissant le rapport entre l’Etre et l’homme comme un rapport qui est « l’Etre lui-même ». [11] C’est la quête de cet amour, reliant le visible et l’invisible, qui permet à l’artiste de trouver le fait simple et nu de la Présence, et de tisser des liens entre les formes lumineuses du mundus imaginalis et les formes sensibles de ce monde. Ainsi, voyant l’être aimé en tant que mosquée, Hafez fait même sa prière au mihrab du sourcil de ce doux être privilégié :
Quiconque parvient à la Kaaba qu’est Ta rue,
Se trouve au cœur de la prière de par la qibla que forme Ton sourcil.
Nous admettons alors avec Abdolhossein Zarrin Koub que pour Hâfez, « quelle que soit sa nature, l’être aimé est considéré comme un moyen permettant d’accéder à la perfection humaine, d’établir une relation spirituelle entre l’homme et le monde. Regardé comme l’équivalent de tout l’univers et même plus que cela, l’être aimé lie l’amoureux à l’ensemble du cosmos, et même à tout ce qui est au-delà et même supérieur au cosmos, élargissant son être au-delà de lui-même. » [12]
La mosquée, lieu propice à la présence de l’Amour, représente pourtant parfois un faux espace basé sur l’absence de sincérité, image qui dérive justement de l’histoire de la Mosquée de Zirar, la mosquée de la dissension, des débuts de l’Islam :
As-tu entendu parler d’un faux ascète qui
A construit sur le toit une mosquée
Une fois construit ce monument
[…]
Aucun sage n’y a séjourné
Seuls les hypocrites rallient cet ascète
(Seyyed A’alam)
C’est cette image de l’hypocrisie, du faux ascète, et de la tromperie qui pousse le poète à s’éloigner de la mosquée, en tant que symbole de la religion, pour se mettre à l’abri dans la taverne, symbole de la corporéité et de la vie matérielle :
C’est à la recherche du bien-aimé qu’on s’est réfugié dans la taverne
Loin du chagrin d’autrui, on s’est abrité dans la taverne
[…]
De l’assommoir d’austérité, d’impiété, de charia et du défendu
On s’est éloigné, libre et léger, pour aller à la taverne
Après avoir vécu la mosquée et le mihrab,
On s’est niché, avec vin et verrillon, dans la taverne
(Mostafâ Pâymard)
Ou encore :
Tant que je pense à la taverne, ne me parle pas de la mosquée,
Ni de la répétition du repentir, ni des conseils de milliers d’ascètes
(‘Ali Sa’âdat)
La mosquée, telle qu’elle est considérée dans ce contexte, s’efforce de rejeter tout ce qui est matériel et dicible afin de se joindre au vrai fait religieux. Pourtant, le sensible ne sait jamais s’écarter de l’intangible :
Pourquoi la veille tu m’as regardé en cachette dans la mosquée
Pourquoi tu dois remuer tes lèvres
Tu m’as fait perdre le temps de ma prière et découvrir ton odeur
A huis clos, mes narines respirant le corps nu
(Mohammad Ali Âriyan)
Le sujet vit ainsi une expérience esthétique d’amour. Son expérience sacrée est alors à l’origine d’un sentiment de grandeur, d’intuition et de rencontre avec le Créateur. L’espace de la mosquée propose donc une expérience esthétique basée sur le sacré, ce dernier étant d’origine céleste et au-delà de la matière. C’est cette origine qui génère la quête perpétuelle d’un esprit éperdu dans le cosmos, à la recherche de sa propre mosquée :
Ô mon capitaine,
Pour l’amour de Dieu,
Où se trouve ma mosquée ?
Dans quelle île se trouve cet étang sécurisé
Dont la voie
Passe
Par les sept mers agitées ?
(Ahmad Shâmlou)
Bibliographie
Brent Madison, Gary, La Phénoménologie de Merleau-Ponty Une recherche des limites de la conscience, Paris, Klincksieck, 1973.
Charnay, Yves, De Givry, Hélène, Comment regarder… les couleurs dans la peinture, Editions Hazan, 2011.
Collot, Michel, La pensée-Paysage, Paris, José Corti, 2011.
Collot, Michel, La poésie Moderne et La Structure d’Horizon, Paris, Presses Universitaire de France (PUF), 1989.
Corbin, Henry, En Islam iranien, Tome III, Paris, Gallimard, 1971.
Khâtami, Mahmoud, Pish darâmad-e falsafeh-i barâye honar-e irani, (Pour une philosophie de l’art persan), Téhéran, Institut de la rédaction, de la traduction et de la publication des œuvres artistiques Matn, 2014.
Khâtami, Mahmoud, Goftârhâyi dar padidâr shenâsi-e honar (Discourse on the phenomenology of art), Téhéran, Farhangestâne-honar, 2008 (1387).
-Le Divan, Hâfez de Chiraz, Œuvre lyrique d’un spirituel en Perse au XIVe siècle, Introduction, traduction du persan et commentaire par Charles-Henri De Fouchécour, Verdier, 2006.
Movahhed, Samad, in Negâhi be sartchshmehâ-ye hekmat-e eshrâgh va mafhum-hâye bonyâdie ân (Un regard sur la théosophie illuministe et ses concepts fondamentaux), Téhéran, Tahouri, 2005 (1384).
Pourdjavâdi, Nasrollâh, « Ma’ni-e hosn va eshq dar adabyyât-e erfâni » (Le sens de la Beauté et de l’Amour dans la littérature mystique), in Djâvidân-e Kherad, Printemps 1976, 2e année, Vol. 1, pp. 43-51 : 47 ; en ligne sur : http://www.noormags.ir/view/fa/articlepage/ 227677.
Rahnavard, Zahrâ, Hekmat-e honar-e eslâmi (La sagesse de l’art islamique), Téhéran, Samt, 8e édit., 2013 (1392).
Zarrin Koub, Abdolhossein, Az koutcheh-ye rendân, darbâre-ye zendegi va andisheh-ye Hâfez (Du quartier des rend, autour de la vie et de la pensée de Hâfez), Téhéran, Sokhan, 17e éd., 2006, (1385).
[1] Khâtami, Mahmoud, Pish darâmad-e falsafeh-i barâye honar-e irâni, (Pour une philosophie de l’art persan), Téhéran, Institut de la rédaction, de la traduction et de la publication des œuvres artistiques Matn, 2014. p. 23.
[2] Brent Madison, Gary, La Phénoménologie de Merleau-Ponty Une recherche des limites de la conscience, Paris, Klincksieck, 1973, p. 101.
[3] Dewey, John, L’Art comme expérience, Pau-Tours, Publication de l’université de Pau-Farrago, 2001, p. 94, cité par Collot, Michel, La pensée-Paysage, Paris, José Corti, 2011, p. 185.
[4] Eliadé, Mircea, The Sacred and Profane, U.S. : Harcourt, Harvest B., 1959, p. 12.
[5] Merleau-Ponty aussi affirme que « Nous sommes un champ d’Etre ».
[6] Voir Râhnavard, Zahrâ, Hekmat-e honar-e eslâmi (La sagesse de l’art islamique), Téhéran, Samt, 8e édit., 2013 (1392), pp. 122-135.
[7] Cité par Movahhed, Samad, in Negâhi be sartchshmehâ-ye hekmate eshrâgh va mafhum-hâye bonyâdie ân (Un regard sur l’illuminisme et ces concepts fondamentaux), Téhéran, Tahouri, 2005 (1384), p. 100.
[8] Platon, in : Movahhed, Samad, op. cit., p. 61.
[9] Corbin, Henry, En Islam iranien, Tome III, Gallimard, 1971, p. 100.
[10] Zarrin Koub, Abdolhossein, Az koutcheh-ye rendân, darbâreh-ye zendegi va andisheh-ye Hâfez (Du quartier des rend, autour de la vie et de la pensée de Hâfez), Téhéran, Sokhan, 17e éd., 2006, (1385), p. 92.
[11] Brent Madison, Gary., op. cit., p. 222.
[12] Cité par Zarrinkoub, Abdolhossein, op. cit., p. 190.