|
La connaissance de l’histoire de l’architecture iranienne pendant les cinq premiers siècles de l’Hégire (du VIIe au XIe siècle de l’ère chrétienne) s’avère importante pour mieux connaître les racines et les évolutions de l’architecture de la période islamique jusqu’à nos jours.
D’un point de vue historique, les premiers siècles de l’Hégire furent marqués par des événements majeurs de l’histoire du pays : invasion arabe, chute de l’Empire perse des Sassanides, effondrement de l’Etat perse et domination de l’ordre califal, islamisation progressive de la Perse, apparition des premiers Etats persans musulmans suivie de l’apparition des dynasties à l’origine turcophone (les Ghaznavides et les Seldjoukides).
Les historiens iraniens considèrent souvent cette longue partie de l’histoire du pays comme une « période de transition ». [1] En réalité, si l’invasion arabe et l’effondrement de l’Empire sassanide furent des événements rapides qui modifièrent brusquement l’ordre politique d’un grand empire devenu la possession orientale de l’ordre califal, les autres évolutions socioculturelles de cette période n’eurent lieu que d’une manière progressive : la disparition du moyen persan remplacé par le persan moderne, la substitution de l’écriture ancienne par l’écriture arabe pour écrire le persan, l’islamisation de la population, le mélange de la culture perse avec la culture musulmane, etc. Les arts et l’architecture furent sans doute directement influencés par ces grandes évolutions socioculturelles.
La mosquée « la plus ancienne de l’Iran » resta inconnue pendant plus de mille ans jusqu’à ce qu’elle soit découverte par hasard au milieu des années 1960 par le professeur Mohammad-Karim Pirniâ (1922-1997), historien et théoricien de l’architecture iranienne. Un jour, alors qu’il se rendait de Bâfq à Yazd, à bord de son véhicule de fonction appartenant à l’Organisation de la protection des œuvres antiques, il vit de loin un minaret de terre dans le village de Fahraj. Il fut intrigué, et souhaita voir de plus près la mosquée à laquelle appartenait ce minaret. Il sortit de la route principale et se rendit dans le village. Quand il descendit de son véhicule, il vit près de la mosquée un groupe d’habitants du village réuni devant la mosquée. Les habitants parlaient justement d’une décision à prendre pour détruire le vieux bâtiment de la mosquée et reconstruire une mosquée toute neuve.
Quand il descendit de son véhicule de service, les gens, qui avaient vu le logo de l’Organisation de la protection des œuvres antiques, se rassemblèrent autour de lui et lui demandèrent conseil. Quand le professeur Pirniâ entra dans la mosquée pour visiter les lieux, il fut ébahi : la mosquée qu’il était en train de visiter était un bâtiment sassanide plus ou moins intact depuis plus de mille ans. La seule chose qu’il pouvait faire en cet instant était d’expliquer aux habitants la valeur historique et culturelle de la vieille mosquée de leur village et de leur conseiller avec insistance de ne pas toucher au bâtiment avant que les experts n’examinent les lieux. Le professeur Mohammad-Karim Pirniâ publia son premier article sur la mosquée de Fahraj en 1969 et le fit connaître en tant que la mosquée la plus ancienne de l’Iran. Selon ses études, la mosquée de Fahraj aurait été construite pendant la première moitié du Ier siècle de l’Hégire (seconde moitié du VIIe siècle de l’ère chrétienne), c’est-à-dire en pleine conquête de la Perse par les troupes arabes. D’après ses études, la petite mosquée de Fahraj était plus ancienne que la mosquée Târi-Khâneh de Dâmghân, considérée jusque-là comme la mosquée la plus ancienne de l’Iran.
La datation réalisée par le professeur Pirniâ fut mise en doute plus tard par certains experts iraniens et européens. Mehrdâd Shokouhi publia un essai sur la mosquée de Fahraj en 1976 et estima que la mosquée aurait été construite au IIe siècle de l’Hégire (vers le milieu du VIIIe siècle de l’ère chrétienne). Un an plus tard, les chercheurs italiens, Riccardo Zipoli et Bianca-Maria Alfieri publièrent les résultats de leurs recherches sur la mosquée de Fahraj. Pour eux, la mosquée aurait été construite tardivement, au IVe siècle de l’Hégire (Xe siècle de l’ère chrétienne). Enfin, l’Allemande Barbara Finster estima, dans son ouvrage intitulé Les premières mosquées iraniennes [2], que la mosquée de Fahraj aurait été construite au IIIe siècle de l’Hégire (IXe siècle de l’ère chrétienne). Ces auteurs mirent en doute la datation réalisée par le professeur Pirniâ à la fin des années 1960, en estimant que l’existence très évidente des éléments de l’architecture iranienne préislamique de l’époque sassanide (224-651 de l’ère chrétienne) ne serait pas suffisante pour dire avec certitude que l’édifice aurait été construit à une date rapprochée de celle de la chute de l’empire sassanide. Pour soutenir cette hypothèse, ces chercheurs rappelèrent que ces éléments très évidents de l’architecture préislamique de la Perse apparaissaient dans la construction des édifices de la période islamique, y compris des mosquées, jusqu’au IVe siècle de l’Hégire (Xe siècle de l’ère chrétienne) et même plus tard.
Cependant, malgré ces doutes autour de la datation de la mosquée de Fahraj, cet édifice garde toute son importance dans l’histoire de l’architecture iranienne, mais aussi dans l’histoire de la construction des mosquées dans le monde musulman : il n’y a aucun doute pour les chercheurs contemporains que la mosquée de Fahraj, avec Târi-Khâneh de Dâmghân, est l’une des plus vieilles mosquées de l’Iran. Ce qui accentue cette importance historique, c’est que le plan architectural de la mosquée est resté intact pendant un millénaire. En outre, contrairement à la plupart des anciennes mosquées de l’Iran qui furent construites au travers de l’aménagement et la transformation des temples zoroastriens de la période préislamique, les experts estiment que celle de Fahraj fut construite dès le début comme une mosquée. Autre particularité de la mosquée de Fahraj : en dépit de son ancienneté et sa valeur historique et culturelle, elle fonctionne toujours comme mosquée et les habitants du village la fréquentent toujours régulièrement.
* * *
La mosquée de Fahraj se situe dans le village du même nom à 22 kilomètres de Yazd, sur la route qui relie Yazd à Bafq. Le village a actuellement une population de près de 3000 âmes. Le nom du village a été mentionné à plusieurs reprises dans les ouvrages des géographes de la période islamique, attribuant la création de Fahraj à l’empereur sassanide Qobad Ier (Kacadh), qui régna de 488 à 496, puis de 499 à 531 de notre ère.
Les historiens ont surtout cité le nom de Fahraj dans les chroniques des événements de l’invasion arabe du milieu du VIIe siècle. Sur leur route vers Tabas, à la poursuite du dernier roi sassanide, Yazdgerd III, une petite partie des troupes arabes se perdit dans le désert et arriva près du village de Fahraj. Les habitants zoroastriens de Fahraj s’allièrent avec les habitants juifs d’un village voisin, Khavidak. Ils attaquèrent pendant la nuit les Arabes et les tuèrent tous. Le cimetière de ces derniers se situe actuellement non loin de la mosquée de Fahraj, appelé le « Cimetière des martyrs ».
Le plan principal de la mosquée ancienne est resté intact jusqu’à nos jours et indique que la mosquée était, en quelque sorte, une réplique de la mosquée du Prophète à Médine, reconstruite d’après les éléments de l’architecture de l’époque sassanide. La mosquée compte une salle de prière et un portique tout autour de la cour centrale. A l’intérieur de la salle de prière se trouve une série de colonnes rectangulaires sur lesquelles s’appuie le toit de l’édifice. Les détails de ces colonnes indiquent, selon certains experts, que les techniques utilisées pour les construire auraient été plus avancées que celles qui étaient courantes dans la construction des petites mosquées des deux premiers siècles de l’Hégire (VII-VIII siècles de l’ère chrétienne). Le petit mihrab en plâtre qui indique la direction de La Mecque aurait quant à lui été construit à une date ultérieure.
Comme le plan 3D l’indique, la salle de prière (shabestân) a une hauteur plus importante par rapport au reste de l’édifice. En outre, la cour centrale de la mosquée n’est pas un carré régulier, ce qui a nécessité la construction de quatre portiques pour couvrir la partie la plus large du bâtiment. Le minaret cylindrique de la mosquée a été rajouté un ou deux siècles après la construction de la mosquée, vers le IVe ou le Ve siècle de l’Hégire (Xe ou XIIe siècle de l’ère chrétienne) d’après la datation du professeur Pirniâ. Le chercheur Mehrdâd Shokouhi partage, à peu de choses près, le même avis.
Les petites pièces au pied du minaret auraient été construites probablement à la place d’un bâtiment plus ancien, mais les chercheurs n’ont pas encore découvert leur fonction initiale. La taille des briques de terre cuite (32×32×5 cm.) utilisées dans la construction de la mosquée est identique à celle des briques utilisées couramment vers la fin de la période sassanide. Cette tradition a perduré pendant plusieurs siècles après l’islamisation du pays. L’une des choses qui attirent l’attention des chercheurs est l’absence de toute épigraphe et inscription dans la mosquée de Fahraj. En effet, la mosquée a été construite à une date antérieure à l’apparition de telles épigraphes dans les mosquées iraniennes. L’épigraphe en écriture kufique de la mosquée ancienne de Beylaghân (aujourd’hui au sud de la République d’Azerbaïdjan) portant la date de 308 de l’Hégire (921 de l’ère chrétienne) est, en fait, l’épigraphe la plus ancienne d’une mosquée iranienne jamais découverte.
* * *
Depuis près de cinquante ans, les études réalisées sur les origines historiques de la mosquée de Fahraj ont été basées uniquement sur les aspects architecturaux de l’édifice, car aucune recherche archéologique n’y a été menée. En outre, les textes anciens qui mentionnent l’existence de la mosquée de Fahraj n’offrent pas de détails précis sur son origine ou ses particularités architecturales.
Les techniques de construction et le plan général de la mosquée s’inscrivent dans la continuité des traditions de l’architecture préislamique de l’époque sassanide. Le plan de la salle de prière et ses colonnes révèlent cependant l’influence de l’architecture arabe, non pas du Ier siècle de l’Hégire (VIIe siècle de l’ère chrétienne), mais celle des régions occidentales du califat des Abbassides des IIIe et IVe siècles de l’Hégire (du IXe au XIe siècle). D’autres détails architecturaux de l’édifice peuvent être attribués à l’originalité et à la créativité des bâtisseurs qui essayaient manifestement de créer un ensemble harmonieux entre les traditions anciennes et le plan général d’une mosquée pour offrir à l’édifice une identité indépendante. Ces efforts portèrent leurs fruits sous la dynastie seldjoukide aux Ve et VIe siècles de l’Hégire (entre le milieu du XIe siècle et la fin du XIIe siècle).
En tout état de cause, que la mosquée de Fahraj, dénommée par les habitants "mosquée de l’Imam Hassan", ait été construite pendant la première moitié du Ier siècle de l’Hégire (seconde moitié du VIIe siècle de l’ère chrétienne) comme le soutient le professeur Mohammad-Karim Pirniâ ou qu’elle date du IIIe siècle de l’Hégire (IXe siècle de l’ère chrétienne), elle est sans le moindre doute l’une des mosquées les plus anciennes de l’Iran, avec, comme nous l’avons évoqué, la mosquée Târi-Khâneh de Dâmghân. Ces mosquées comptent ainsi les meilleurs exemples de ce que les historiens appellent parfois « période de transition ».
Le site « www.360cities.net» ; vous offre une vue panoramique de la mosquée de Fahraj, qui permet de donner une idée plus précise de la façade extérieure de ce monument ancien.
[3]
[1] Mohamadi Malâyeri, Mohammad, Târikh va Farhang-e Irân dar doreh-eye enteqâl az asr-e sassâni be asr-e eslâmi (L’histoire de la culture de l’Iran pendant la période de transition de l’ère sassanide à l’ère islamique), 1993, Téhéran.
[2] Finster, Barbara, Frühe iranische Moscheen, Berlin, 1994.