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En tant que scientifique, j’avais souvent rêvé de pouvoir mener mes recherches dans un environnement qui soit empreint de poésie et de beauté. Ce rêve se concrétisa durant la brève période que je passai à l’été 2014 à la Cité Internationale Universitaire de Paris ; je m’installai alors à la Fondation Hellénique, dans le but d’y poursuivre mes recherches.
Cette Fondation, au-delà de la beauté qui la caractérisait, se prêtait merveilleusement à la réflexion et à la contemplation. En ses murs, je me sentais toujours à l’aise, vraiment chez moi.
Ce fut le premier jour, à la grâce d’un problème de connexion à internet, que je rencontrai Anita, étudiante autrichienne, auprès de laquelle j’étais venu chercher assistance. De longs cheveux châtains, des yeux immenses, c’était une fille hors de ce monde. Un monde qui pourtant semblait pleinement lui appartenir, mais qu’elle maintenait à distance. J’aurai la chance, à de nombreuses reprises par la suite, de m’entretenir avec elle, et d’apprendre du même coup à mieux la connaître.
Une atmosphère de paix et de compréhension mutuelle régnait à la Fondation : les étudiants, souriants et énergiques, venus des quatre coins du monde, se retrouvaient chaque jour dans la grande salle ou au restaurant, pour discuter et échanger ; parfois, assis dans la fraîcheur du jardin de la Cité, ils riaient, chantaient et jouaient de la musique, instants de fraternité et de partage, à la faveur de la douceur des soirs d’été.
Toujours friands d’actualité et si prompts à refaire le monde, les étudiants ne boudaient pas les médias, et en particulier les journaux. Aussi, les débats sur la politique se mêlaient fréquemment aux discussions sur l’art et la culture.
Nous étions au cœur de l’été. Air pur comme du cristal. Ciel d’un bleu éclatant. En regardant le jardin, j’étais frappé par la beauté et l’harmonie qui se dégageaient de la variété des couleurs et des formes, des fleurs et des arbres qui le peuplaient et l’enchantaient. Parfois, à grands battements d’ailes, un oiseau venait ajouter sa touche au tableau. C’était là le séjour parfait, dans le monde poétique que j’appelais de mes vœux.
Mais tous les rêves ont une fin, et mon réveil fut aussi brutal que pénible. Le 8 juillet, les journaux annonçaient à grand renfort d’images terrifiantes la guerre déclarée par Israël aux Palestiniens de Gaza.
Cette guerre fut abondamment commentée et discutée à la Fondation, et ce fut pour moi l’occasion de prendre part à des échanges très stimulants. Anita, quant à elle, affectée par les événements, souhaitait connaître mon avis sur la question. Aussi l’invitai-je à venir en discuter plus longuement le lendemain, autour d’une tasse de thé.
J’accueillis avec un large sourire Anita, qui entra et s’assit chaleureusement sur une chaise juste en face de moi.
- “Veux-tu une tasse de thé ? Je viens d’en préparer... À moins que tu ne préfères du café ?
- Une tasse de thé s’il te plaît.”
Je remplis nos deux tasses du thé que j’avais préparé à son intention (car je savais qu’elle aimait le thé) et nous entamâmes notre discussion. Le parfum puissant et rassurant du breuvage, s’élevant en volutes de nos tasses fumantes, favorisait notre réflexion...
Anita, sans verser dans le pessimisme, dénonçait certains travers de la modernité. Elle demanda :
- “Sais-tu pourquoi cette guerre s’est déclenchée ?
- À cause de l’égoïsme d’un État, bien entendu !
- Tu penses que ce genre d’égoïsme n’existe qu’à Gaza ? Regarde autour de toi ! Ouvre les yeux et tu retrouveras cet égoïsme partout dans le monde...
Déjà Huxley, dans Le Meilleur des mondes, avait prophétisé un avenir dans lequel, par la violence ou la persuasion, l’être humain finirait robotisé. Et aujourd’hui, en dépit du progrès, l’homme utilise le pouvoir technico-économique pour assassiner, appauvrir et opprimer l’homme, partout sur la planète.
En se détournant de Dieu, l’homme est devenu indifférent, sinon hostile, à ses semblables. Égoïste, ami de l’argent et ennemi des gens de bien. En outre, en l’asservissant et en la pillant pour son profit immédiat, l’homme s’est également détourné de la nature, et aujourd’hui, la pollution qu’il a lui-même causée le prive du plaisir si simple de contempler le ciel, la lune et les étoiles.
- Tu te fais le chantre du pessimisme, lui répondis-je, mais ta thèse ne tient pas debout, car condamner tout ce qui nous afflige ou nous irrite, c’est condamner le fondement même de l’existence...
Lorsque tu ne peux attendre aucun secours des autres, lorsque le monde te dégoûte, lorsqu’il cherche à te corrompre, alors, comme les gens honnêtes, tu vas chercher en toi-même un lieu plus heureux pour vivre.
Certes, des hommes choisissent de faire le mal, mais au final, c’est le bien qui triomphera, et par la conjonction de l’intelligence et de la soumission à Dieu, nous pouvons hâter l’avènement de ce monde idéal.
Pour cela, il nous faut défendre les valeurs de l’homme et œuvrer à l’élévation morale et intellectuelle de nos semblables, inculquer les principes humanistes à nos enfants et encourager le développement des arts et des sciences en les mettant au service de l’homme et de la société. Seulement, pour réussir dans cette entreprise, nous avons tous besoin des autres. Les autres, ce sont les gens que nous côtoyons chaque jour, êtres chers ou collègues de travail, mais ce sont aussi les inconnus que le destin met sur notre route, dans chaque circonstance de la vie, comme toi et moi, ici à la Cité Universitaire.”
Anita sembla convaincue.
Quant à moi, je me dis que la Cité Universitaire qui forme les élites était, en miniature, une certaine forme de cité de paix...