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Rox Khorasani a un pied en France, l’autre en Iran, comme beaucoup d’autres. Pour faire le pont entre les deux cultures, la jeune femme, née à Paris, a choisi la photo. Depuis des années, cette « photographe autodidacte » sillonne Mashhad et sa région, celle de son père, pour « regarder l’Iran dans les yeux ». Il en est ressorti quatre séries de photos qui viennent d’être exposées dans une galerie parisienne. En attendant, qui sait, une exposition en Iran.
Iran, France. Iraniens, Français. « Eux », « nous ». Ou l’inverse. À entendre Rox Khorasani, on ne sait parfois plus qui elle désigne par ce « eux » et ce « nous ». « Je change tout le temps », reconnaît la jeune femme en souriant. Cet imbroglio, parfois inconscient, dans la parole est une bonne illustration de sa double-culture, de son va-et-vient constant, physique et mental, entre « ici » et « là ». Sa mère est Française. Son père est né en Iran, à Mashhad. Elle, en France, à Paris. Aujourd’hui, la famille vit à Toulon. Mais chaque année, Rox gagne le Khorâssân-e Razavi pour plusieurs mois. Le temps de prendre le pouls. Et quelques photos aussi pour mieux montrer aux autres l’Iran tel qu’il est, tel qu’elle le ressent.
Son œil s’est développé voyage après voyage. Quatre ans se sont écoulés entre sa première série de photos, en 2013, durant les commémorations de l’Achoura. S’en suivra trois autres séries : l’une dans les rues, une autre autour de l’école de la nature, et une troisième sur la production de safran. L’ensemble a été exposé à Paris, dans la galerie Maison des initiatives étudiantes. À 23 ans, Rox est encore étudiante en sciences politiques à l’université de la Sorbonne.
Elle nous explique sa démarche au carrefour entre le cheminent personnel, l’engagement écologique ou encore le dialogue inter-culturel.
La Revue de Téhéran : Comment est né ce projet photographique ?
Rox Khorasani : J’ai eu mon premier appareil photo à l’âge de 16 ans. Une année plus tard, je faisais mes premiers clichés « forts », les plus significatifs en Iran. C’est là-bas que ma passion pour la photo est née. C’est devenu une évidence. J’avais envie de montrer, de témoigner des choses qui se passent dans le pays. L’Iran m’inspire artistiquement. Et puis, c’est une forme de guérison pour moi, un moyen de faire le lien entre les deux. Le fait d’avoir la double nationalité permet d’avoir du recul sur les deux, une sensibilité. Un Iranien « pur » ne photographierait pas les mêmes choses.
Mashhad est une ville pleine de paradoxes, peut-être encore plus forts et plus évidents que dans le reste du pays. C’est une ville sainte très religieuse et conservatrice mais avec de gros écarts de mode de vie, des écarts sociaux et culturels. Je suis moi-même confrontée à cela dans la mesure où je suis issue d’une famille très aisée.
Votre premier « reportage » réalisé en 2013 s’attaque à un sujet de grande importance : l’Achoura. Dans quelles conditions l’avez-vous réalisé ?
J’avais à peine 20 ans et je ne savais pas ce que j’allais faire de ces photos à l’époque. Il n’y avait pas de commande derrière. On m’a beaucoup dit depuis « Mais tu y es allée comme ça ? » Oui, j’y suis allée « comme ça », avec deux tantes. Il fallait que j’y sois. Mais c’était un acte « prémédité ». J’ai mis de côté sciemment mes cours à Paris pour le faire. L’Achoura est une commémoration fondamentale pour les Iraniens, c’est très représentatif du pays, vous ne pouvez pas la rater.
J’étais vraiment avec eux, au cœur du cortège. Vous savez, ils pratiquent l’auto-flagellation symbolique avec des chaînes, le zanjir. Je me suis même pris une chaîne dans l’épaule ! J’ai voulu rendre compte de cette ambiance de deuil, de cette ferveur collective hyper forte. Une de mes photos montre aussi que l’événement donne lieu à d’énormes rassemblements de solidarité et charité. Certaines familles préparent le thé et à manger pour tout le monde.
Vous consacrez une série entière à un phénomène nouveau en Iran : les écoles de la nature. Qu’est-ce que c’est ? Et pourquoi ce choix ?
Ce concept a été introduit par l’écologiste Hossein Vahâbzâdeh. Ces écoles visent à recréer une connexion profonde entre les enfants des villes et la nature. L’enjeu est de leur inculquer le respect et l’amour de la nature pour en faire des êtres en harmonie avec le monde et impliqués pour la préservation de la planète. Cela passe par la découverte des insectes, la construction des cabanes dans les arbres, s’occuper des animaux de la ferme… C’est un apprentissage spontané, pas du tout conventionnel et théorique, autour de ce qu’on appelle des « facilitateurs », plutôt que des professeurs. La plupart de ces enfants, âgés de 5 à 14 ans, fréquentent aussi une école classique. Ça vient en plus donc.
Il en existe une quarantaine aujourd’hui en Iran mais Mashhad, où la première école a été lancée en 2014, est le centre de référence. J’ai pu passer une journée complète dans l’école Konjkâv (« curieux » en persan), située au cœur de Mashhad. Pour moi, le concept de ces écoles tombe comme une évidence. Je suis très engagée pour ce genre de cause.
Votre autre série consacrée à la culture du safran est connexe à celui de ces écoles. Est-ce volontaire ?
Le lien entre les deux s’appelle Mohammad Qâempanâh, pour qui j’ai eu un coup de cœur amical. C’est quelqu’un de très impliqué en Iran sur les questions écologiques. Il est à l’origine de la première école de la nature à Mashhad. Et comme une partie de sa famille est productrice de safran, il a mis en place « Keshmoon ». Il s’agit d’une plateforme de commerce équitable de safran [1], qui met en relation directe les fermiers de la province, les premiers producteurs de safran au monde
[2], et les consommateurs éco-responsables du monde entier. Moi qui suis très intéressée par les questions liées à la permaculture, j’ai fait d’une pierre deux coups en rencontrant Mohammad. Je compte m’impliquer plus tard sur le long terme, notamment par rapport aux écoles de la nature. Pourquoi ne pas faire venir ces acteurs à Paris pour en parler ? Mes photos s’inscrivent dans cette dynamique.
Mashhad est d’abord connue pour son sanctuaire de l’Imâm Rezâ, le huitième Imam des chiites. Est-ce un choix de n’avoir pas réalisé une série autour de ce haut lieu religieux iranien ?
Je dois d’abord dire que je ne suis pas dans une logique touristique. Mais ce serait énorme et inédit de faire une série à l’intérieur. Mais il faut des autorisations…
Sur la majorité de vos photos, on remarque que les sujets ne vous regardent pas, comme s’ils vous avaient oublié. Vous semblez privilégier les prises de vues spontanées. Un style que vous défendez ?
Je pense que la photo est un métier de tact. On doit sentir quand c’est le bon moment, et quand ça ne l’est pas. C’est le cas par exemple avec l’une des photos les plus emblématiques de cette exposition à mes yeux (photo 1).
L’avantage avec Mashhad est que c’est une ville immense mais qui est aux portes du désert. Alors un jour, je me suis retrouvée dans un endroit perdu entre Mashhad et Nichapour. J’attendais ma cousine en voiture, je n’étais pas là pour faire de la photo. Et là je vois, au loin devant nous… un tableau hallucinant. Le ciel s’étend à l’infini devant moi, avec les montagnes en fond, cet arbre… Et puis, il y a ce couple qui ne me voit pas. Ils étaient beaux. Je ne sais pas s’ils construisaient un mur, peu importe. C’est une photo prise sur le vif. Je me serais sentie mal à l’aise d’aller les perturber. En plus, ils n’auraient peut-être pas compris ma démarche. Prendre quelqu’un en photo, c’est lui « prendre son âme ». J’espère que je ne travaillerai jamais sous commande pour garder cette spontanéité. Inch’Allah !
Vous vous dites « photographe autodidacte ». Avez-vous malgré tout des modèles ou influences ?
Je fais un peu ma vie (rire) ! Mais les « 100 Photos de Don McCullin (très célèbre photographe anglais auteur de photos de guerres notamment) pour la Liberté de la Presse » par exemple m’ont marquées. Il incarne une espèce d’idéal. Je n’ai suivi aucune formation dans aucune école. J’estime que l’important, c’est le regard. Je pense l’avoir. Pour le reste, le côté technique, pas besoin de passer par une école.
Pourquoi avoir intitulé votre exposition « Insight » ?
« Insight » veut dire « perspicacité » en anglais. C’est un mot qui a été beaucoup utilisé par le penseur indien Jiddu Krishnamurti. J’ai repris ce terme pour évoquer une vision profonde et pénétrante de l’Iran, montrer l’essence même du pays. Pour moi, cette exposition, c’est l’Iran de mon cœur. C’est l’idée de faire découvrir ma région qui est encore méconnue du grand public avec une vision sincère et honnête. Et puis, c’est une histoire de couleurs. Beaucoup de gens, même parmi ceux venus à l’exposition, ont dans leur inconscient un Iran noir. Mais je voulais avoir un œil très coloré sur le pays car il l’est. Résultat, les gens le disent : « Oh mais c’est coloré comme pays ! »
Que sous-entend votre envie de montrer « une autre image » de l’Iran ?
C’est totalement la faute des médias qui propagent une image très orientée du pays, de la propagande. En réponse à leurs clichés habituellement véhiculés, je veux opposer mes propres clichés photographiques. Avec les photos, vous ne pouvez pas mentir, tricher ou trafiquer. Je fais de la contre-information !
On sent quand même que ces dernières années, le regard médiatique français a évolué sur le pays…
C’est peut-être vrai, mais cela n’efface pas des années et des années de propagande !
Quels sont vos projets pour demain ?
J’aimerais retourner avec les paysans et m’inscrire dans un temps plus long avec eux. Je pense qu’il y a des choses à faire, des articles à écrire. Après cette année sabbatique, je veux poursuivre mes études avec un master en relations internationales spécialisé dans le Moyen-Orient. Je veux écrire en tant que spécialiste pas en tant que journaliste ou photojournaliste « lambda ». Je connais intimement l’Iran, dans une relation d’amour très émotionnelle. Mais j’ai aussi besoin de connaissances théoriques.
Contact : vous pouvez retrouver le travail de Rox Khorasani sur sa page officielle Facebook.
[1] saffron.permaculture.ir
[2] Selon le quartier général iranien du développement de l’herbe médicinale, l’Iran produisait l’an passé 94% du safran dans le monde. Et selon le Conseil national du safran, plus de 90% des épices étaient produites dans les provinces du nord du pays.