N° 141, août 2017

Les Samanides
et la résurrection de la langue persane


Babak Ershadi


Les Samanides sont des émirs (rois locaux) ayant fondé une dynastie puissante qui régna de 874 à 1004. Le royaume des Samanides couvre alors le grand Khorâssân, l’Hyrcanie (littoral sud et sud-est de la mer Caspienne), le Sistân, Kermân, le Makrân (sud-est de l’Iran et est du Pakistan) et le Khwarezm. Leur royaume correspond donc à toute la partie orientale et centrale de l’Iran moderne, à la totalité du territoire afghan, au sud-est du Pakistan actuel et à une vaste région du sud de l’Asie centrale (Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan jusqu’au sud du Kazakhstan) qui était appelée historiquement la Transoxiane, située au-delà du fleuve Oxus (actuel Amou-Daria).

Au Tadjikistan, les Samanides sont considérés comme les pères fondateurs de la nation tadjike. Aujourd’hui, la monnaie nationale du Tadjikistan est le somoni (samani, avec des o accentués qui se prononcent â [1]).

Dans l’histoire de l’Iran, leur nom est retenu comme une dynastie ayant permis la résurrection de l’Etat perse après la conquête arabe du VIIe siècle et la chute de l’Empire sassanide. L’histoire des Samanides est liée à la préservation de l’identité perse et de la langue persane (en Iran et en Asie centrale) dans le cadre d’un mouvement national qui s’organisa contre l’arabisation de la Perse, notamment sous les califes omeyyades, puis abbassides.

Le royaume de la dynastie des Samanides de 819 à 999.

Vers l’an 860 (210 ans après la chute de la dynastie des Sassanides et la domination arabe), les Abbasides perdent assez rapidement le contrôle des contrées orientales du califat. Les émirs locaux (Tahirides) auxquels les Abbassides ont confié le gouvernement du grand Khorâssân, s’affaiblissent face aux révoltes de la population quand, en 873, Yaqoub Saffar, fondateur de la dynastie des Saffarides au Sistân, s’empare de Neyshâbour, alors capitale des Tahirides.

Suite à la prise de la capitale, le Khorâssân et la Transoxiane se libèrent peu à peu de l’influence du califat, profitant de l’éloignement géographique de Bagdad, capitale des Abbassides.

Le grand ancêtre des Samanides est Sâmân Khodâ, qui vécut dans la première moitié du VIIIe siècle. Les Samanides étaient une famille ancienne de la ville de Balkh (ancienne Bactres) située aujourd’hui dans le nord de l’Afghanistan. Faisant partie de l’aristocratie locale, ils faisaient remonter leurs origines à Bahrâm Chubin, un grand général des Sassanides vers 590.

Bahram Chubin était lui-même membre de l’aristocratie sassanide, d’une grande famille féodale appelée Mehrân, avec des racines plus anciennes remontant jusqu’aux Parthes et Arsacides. En 589, Bahram Chubin vainc les Göktürk à Hérat (est de l’Afghanistan) et conquiert Balkh, cette ville qui est surnommée depuis les Achéménides « la mère des villes ».

Sâmân Khodâ, qui est un noble zoroastrien de Balkh, se met au service du gouverneur califal du Khorâssân vers 720 et se convertit à l’islam. Il est ensuite nommé gouverneur de Balkh. Quand al-Ma’moun (786-833) devient calife, les fils de Saman obtiennent des postes de gouverneur au Khorâssân et en Transoxiane : Ali gouverne à Samarkand, Ahmad à Ferghana et Elias à Hérat.

Le monument le plus célèbre du Tadjikistan : la statue d’Ismâil Ier d’une hauteur de plus de 25 mètres sur la place Ozodi (Azadi, liberté) à
Douchanbe.

À la mort d’Ahmad, son fils aîné, Nasr, le remplace et devient gouverneur de Samarkand et de Ferghana. Le calife abbasside al-Moutamid (870-892) le nomme aussi gouverneur de la Transoxiane.

Nasr nomme son frère Ismâïl gouverneur de Boukharâ. Les deux frères réussissent, à leurs débuts, à établir un nouveau système de gouvernement en se démarquant du système califal tout en lui restant loyal. Mais après quelque temps, une guerre éclate entre les deux frères concernant la distribution des taxes. Ismaïl, émir de Boukhara, vainc son frère Nasr, émir de Samarkand. Mais Ismaïl préfère, pour des raisons politiques, ne pas destituer son frère. Il rentre à Boukhara et laisse Nasr gouverner comme avant à Samarkand jusqu’à sa mort en 892. En effet, Nasr est le seul émir samanide mandaté par le califat abbasside, et Ismaïl ne veut pas briser brutalement les liens avec le calife en destituant son frère nommé gouverneur par Bagdad.

En tout état de cause, après la mort de Nasr, Bagdad ne reconnut jamais Ismaïl en tant que successeur de son frère. C’est à partir de cette date que nous pouvons parler de la fondation de la dynastie samanide par Ismâïl Ier, car sans avoir un mandat du calife, il règne sur un très vaste territoire faisant officiellement partie du califat. Ismaïl continue à envoyer des présents au calife, mais il ne paye jamais d’impôts ni de tributs à Bagdad.

Les relations entre les Samanides et le califat abbasside sont donc conflictuelles : il n’y a pas de guerre entre eux, mais les Samanides se démarquent de plus en plus de Bagdad et établissent un pouvoir politique indépendant dont la gestion n’obéit plus à l’ordre califal, mais s’inspire de l’ordre ancien avant l’invasion arabe. Pourtant, Ismâïl ne se nomme jamais « roi » et garde le titre d’« émir » (commandant), selon la tradition califale.

 

Tombeau de l’émir samanide Ismâïl Ier à Boukhara (Ouzbékistan).

Le royaume samanide est un pays agricole. Ismâïl Ier et ses successeurs fondent un pays plus ou moins stable et prospère qui dépend des revenus de la terre. À sa mort en 907, il laisse à ses successeurs un royaume riche et puissant.

Pour obtenir la paix sociale, les Samanides contrôlent sévèrement l’aristocratie et les propriétaires terriens, et leur imposent des règles strictes en ce qui concerne le comportement avec les paysans, mais aussi des taxes et tributs réguliers. Les Samanides instaurent également une surveillance étroite de l’administration des provinces et accordent une grande importance à l’enseignement des sciences et de la langue persane. Malgré leurs relations agitées avec le califat abbasside, ils font preuve d’une forte croyance religieuse. En effet, l’islamisation de l’Asie centrale connaît un progrès rapide sous la dynastie des Samanides.

Dans les différentes régions dominées par les Samanides vivent des peuples différents : les Sogdiens devenus persanophones (Tadjiks) vivent entre Samarkand et la vallée de la rivière Zeravchan (un affluent de l’Amou-Daria). Les Persanophones vivent également dans la vallée fertile de Ferghana (sud de l’Ouzbékistan). Les Bactriens, qui vivent dans la région de Balkh, parlent, eux aussi, des dialectes du persan. Par conséquent, la majorité des habitants du royaume des Samanides au Khorâssân et en Transoxiane sont persanophones ou parlent différentes langues iraniennes.

Statue de Roudaki à Douchanbe dans un jardin public qui porte son nom.

Les Samanides contribuent à un mouvement national d’une sorte de renaissance de la culture iranienne, mouvement qui constitue une forte réaction à l’invasion arabe qui dura plus de deux siècles. Sous les émirs samanides, le persan devient de nouveau la langue de la cour et de l’administration en supplantant l’arabe.

 

Roudaki

 

Roudaki de Samarkand (859-941), surnommé « Maître des poètes » et « Père de la poésie persane », est le premier grand poète de la langue persane après l’invasion arabe. De sa grande œuvre poétique ne restent aujourd’hui que 1047 vers. Sa poésie est marquée par un formidable stoïcisme. Né à Roudak, un petit village (aujourd’hui, Pendjkent au Tadjikistan), Roudaki est le grand poète de la cour de l’émir samanide Nasr II (914-943) dont le règne correspond à l’apogée de la dynastie des Samanides.

La poésie de Roudaki est la représentante par excellence des débuts de la poésie persane après l’islamisation de la Perse. Les vers qui nous restent aujourd’hui de l’œuvre poétique de Roudaki de Samarkand montrent qu’il est l’initiateur de certaines formes de la poésie persane dont le robâ’i persan (pluriel : rubaiyât), le quatrain.

Portrait de Roudaki sur un billet de 500 somonis.

Roudaki est également un maître de musique et joue de la lyre en chantant de sa belle voix sa poésie. La plupart des biographes affirment que Roudaki est aveugle de naissance ou qu’il le devient dans sa jeunesse, étant donné la magnificence de la description des lumières et des couleurs dans ses poèmes. [2] 

 

Il convient ici d’évoquer le rôle des grandes familles de l’aristocratie féodale du Khorâssân dans ce mouvement de la renaissance de la culture et de la langue persanes. Par exemple, sous les Samanides, la famille Bal’ami joue un rôle considérable dans ce mouvement général. Plusieurs membres de cette famille, originaires de Bal’amân près de Mary (ancienne Marv, Turkménistan), sont vizirs, savants et commandants militaires sous les Samanides. Abolfazl Bal’ami (mort en 940) est vizir de Nasr II de 922 à 938. Son fils Abou Ali Bal’ami (mort vers 997) est un auteur, historien de deux émirs samanides.

L’émir samanide Mansour Ier charge Abou Ali Bal’ami de traduire en persan L’Histoire des prophètes et des rois du savant iranien Tabari (839-923), écrit en arabe. Près de quarante ans après la mort de Tabari, Abou Ali Bal’ami commence la traduction de ce livre en persan. Il en fait un « abrégé » vers 963, en supprimant les répétitions et certaines sources et références. L’ouvrage qui porte le nom de l’auteur, Chronique de Bal’ami, est un monument de la langue persane, car il est effectivement le premier grand ouvrage en prose écrit en langue persane après la conquête arabe. Ce livre a une portée à la fois politique et idéologique, car sa rédaction devait redonner au persan la place qu’il avait perdue en tant que langue officielle de l’administration et des sciences, d’autant plus que dans l’« abrégé » d’Abou Ali Bal’ami, les experts trouvent déjà les premières traces de l’inclination quasi-naturelle des Iraniens pour le chiisme dès le IVe siècle de l’hégire et même avant.

Tombeau de Roudaki à Panjakent, sa ville natale
(Tadjikistan).

La Chronique de Bal’ami est écrite en persan moderne, langue qui a subi d’importantes évolutions pendant trois siècles par rapport au moyen-persan (pahlavi, parthe et perse) de l’époque des Sassanides. Néanmoins, malgré les exigences de la traduction et l’emprise de l’arabe, le texte de Bal’ami rappelle les anciens textes en pahlavi à certains égards : les mots arabes sont remarquablement peu nombreux, la prose est simple et sobre, les phrases sont courtes et les tournures « littéraires » sont rares. Les expressions et les usages des verbes et leurs répétitions rappellent les textes écrits en pahlavi et perse de l’époque des Sassanides. Cependant, en comparaison avec Le livre des rois d’Abou Mansour écrit en prose vers 957, qui devint plus tard l’une des sources les plus importantes du Livre des Rois de Ferdowsi (940-1020) en vers, l’ouvrage de Bal’ami est plus sous l’emprise de l’arabe.

Selon les témoignages historiques, le livre est bien compréhensible pour les gens de l’époque, alors qu’après onze siècles sa lecture poserait moult difficultés pour nos contemporains. Il est à noter que la première traduction de la Chronique de Tabari, œuvre de Louis Dubeux, publiée en 1836 à Paris, est en réalité traduite de la version en persan d’Abou Ali Bal’ami.

Chronique de Bal’ami

La Chronique de Bal’ami commence avec la formule en arabe de « Bismillâh ar-Rahmân ar-Rahîm » (Au nom de Dieu le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux) et se poursuit avec ce petit passage en un beau persan d’il y a onze siècles dont l’usage et la signification de certains mots diffèrent du persan contemporain :

« Remerciement et louange à Dieu sans besoin, subvenant aux besoins, et Créateur de la terre et du ciel. Lui qui n’a ni pair, ni associé, ni intendant, ni épouse ni enfant. Qui fut toujours et sera toujours. Et Son existence se manifeste dans la création du ciel, de la terre, de la nuit et du jour, et de tout ce qui y est. »

 

بسم اللّه الرحمن الرحیم
سپاس و آفرین مر خدای کامران و کامکار و آفریننده زمین و آسمان را آنکش نه همتا و نه انباز و نه دستور و نه زن و نه فرزند، همیشه بود و همیشه باشد و برهستی او نشان آفرینش پیداست، آسمان و زمین و شب و روز و آنچه بدو اندرست.

Notes

[1Le "O" russe accentué se prononce toujours comme "o", et non accentué se prononce plutôt comme "â"

[2Mohammadi, Mohammad-Javad, "Roudaki, Le Père de la littérature persane", in : La Revue de Téhéran, n° 3, février 2006, accessible à : http://www.teheran.ir/spip.php?article630#gsc.tab=0">


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