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Le « Jardin des fleurs » de Saadi (Golestân) : mélange magique de poésie et de prose, à mi-chemin entre la moralité et l’amour
On dit souvent à propos de la poésie de Saadi qu’elle est « simple et inimitable » (sahl-o momtane’). La vérité, c’est que parler de cet éminent poète persan du XIIIe siècle (VIIe siècle de l’Hégire) est une tâche non moins facile. Que dire ou écrire de nouveau concernant Sheikh Saadi, cet homme qui est mort presque centenaire, dans sa ville natale, cette merveilleuse Shirâz dont il est partout question dans ses œuvres, et ce, à l’issue d’une vie extrêmement aventureuse et tumultueuse, passée dans différentes régions des terres musulmanes, à la découverte et à l’expérience des nouveautés et des spécialités de chacune des cultures de ce vaste territoire ?
Que raconter alors de l’homme ? Mais que dire aussi de son œuvre gigantesque et incroyablement prolifique, même pour un génie centenaire ? D’une part, ses gazals, au nombre de quelque 700 poèmes ; d’autre part, son célèbre « Jardin des fruits » (Boustân), œuvre entièrement en poésie, d’un teint didactique sans être tout à fait moralisateur ; et enfin, son chef-d’œuvre incontestable, son ouvrage en prose de renommée internationale et retentissante, le « Jardin des fleurs ». Le titre de cette œuvre, en persan, Golestân, peut également être traduit par « Jardin des roses » ou encore « Roseraie », mais nous avons préféré le traduire par le plus générique « Jardin des fleurs ». A part cette œuvre prosaïque, Saadi a également écrit quelques autres traités en prose, œuvres pour la plupart didactiques (Traité de raison et d’amour, Préconiser les rois, Cinq morceaux). Saadi a par ailleurs composé des poèmes sous d’autres formes traditionnelles, comme la qasida, le qat’eh, le quatrain (robâï), ou encore des formes plus libres. Il a aussi écrit des Hazliât (Balivernes), œuvres en prose d’une couleur érotique, dont l’authenticité est aujourd’hui attestée par un grand nombre de spécialistes.
Les gazals de Saadi sont rassemblés en quatre recueils : les « vieux gazals », les « Tayyebât », les « Badâye’ » et les « gazals récents ». Parmi ces recueils, deux sont plus célèbres et importants, car contenant des morceaux plus beaux et délicats : « Tayyebât » (Poèmes purs) et « Badâye’ » (Poèmes novateurs). La thématique de la forme du gazal étant le plus souvent amoureuse, les gazals de Saadi ne font pas exception à la règle, mais ils sont composés avec des rythmes très variés, et dans un élan qui est propre à ce poète-magicien. Magicien, puisque les mots de la langue sont comme de la pâte à modeler. Il en fait ce qu’il en envisage mentalement, afin de faire passer l’image qu’il a dans la tête et son imagination, mélange fabuleuse de spiritualité et de corporalité, à la façon des Mille et Une Nuits, dont le climat tient beaucoup à certains morceaux des deux œuvres majeures du poète, Golestân et Boustân.
Mais quel est le secret de son succès immense et éternel selon toute apparence ? Quel est le mystère du « Jardin des fleurs », quelle est la raison de sa grandeur et sa répercussion mondiale ? Pourquoi le célèbre quotidien britannique Guardian avait-t-il inséré, il y a une quinzaine d’années, son « Jardin des fruits », à côté du Masnavi de Roumi, parmi les cent chefs-d’œuvre de la littérature mondiale de toutes les époques ? Quels sont les points de divergence et de convergence de ces deux œuvres qui constituent en quelque sorte un diptyque ? Quelles sont les particularités de chacun de ces deux volets ? Ce sont des questions auxquelles nous allons essayer de fournir des éléments de réponse au cours de cet article.
Le Golestân est divisé en huit chapitres (contrairement au Boustân qui en compte 10, avec une thématique très proche mais plus étendue) : « Sur les manières des rois », « Sur les mœurs des derviches », « Sur les bienfaits de la sobriété », « Sur les bienfaits du silence », « Sur l’amour et la jeunesse », « Sur la faiblesse et la vieillesse », « Sur l’impact de l’éducation », et enfin « Sur les règles de bienséance ». Chacun de ces chapitres comprennent des anecdotes, et chaque anecdote est souvent un mélange de vers et de prose, une prose en grande partie rimée et rythmée. Mais avant de traiter des chapitres, il faut se focaliser sur la préface de l’œuvre, dont l’importance et la beauté ne sont pas moins que son corps.
« Chaque souffle, dès qu’inspiré, anime l’âme, et une fois expiré, réjouit le cœur. Alors, il existe deux dons [divins] en chaque souffle, et chaque don nécessite un remerciement [de l’homme]
Qui pourrait donc, par la main et la langue,
Se décharger du remerciement de Dieu. » [1]
Voilà l’ouverture de la préface du Golestân, qui porte naturellement sur la prière et l’admiration de Dieu, ainsi que le rappel de la place du Prophète et de tout ce qui est central à l’époque pour les poètes. Dans cet avant-propos d’une dizaine de pages, le poète-prosateur étend son ontologie et sa vision du monde, assez optimiste pour une période pleine de vicissitudes et de grands ouragans politiques, dont l’invasion des Mongols. Au fil de ces pages, Saadi mêle le persan et l’arabe, deux langues qu’il maîtrisait parfaitement, comme il mélange la prose et la poésie. C’est la raison pour laquelle nous l’appelons "magicien de la langue persane", puisqu’il est en quelque sorte maître de mélanges magiques ; sa marmite étant ce livre extraordinaire rédigé en l’an 656 de l’Hégire (1277 du calendrier grégorien), soit un an après le Boustân.
Quelque part au milieu de sa préface, Saadi, racontant comme très souvent l’anecdote d’une rencontre avec un ami et du dialogue qu’il a eu avec lui, transcrit deux vers qu’il a composé à l’occasion de cette rencontre :
« Que te servirait d’avoir une coudée de fleurs [roses] ?
Emporte sur toi une feuille de mon Jardin des fleurs [Golestân] ;
La durée de vie d’une fleur, ce n’est qu’une semaine, tout au plus,
Ce Jardin à moi, il dure à jamais, toujours en prospérité. »
Occupons-nous maintenant du premier chapitre qui est consacré aux « Manières des rois ». Dans cette partie, Saadi qui est un homme simple, juste et raisonnable, mais aussi avec une riche expérience de vie, par l’intermédiaire d’une vingtaine d’anecdotes qu’il narre, essaie de donner des leçons aux rois et gouverneurs oppresseurs de son époque et son pays, mais également aux tyrans cruels de toutes les époques et tous les territoires. Nous avons choisi deux anecdotes assez courtes mais pas moins instructives : celle d’Anoushiravân le Juste (Khosrô 1er), roi sassanide célèbre pour sa justice ; et celle d’Alexandre le Macédonien qui clôt le chapitre.
« Un messager vint annoncer [gaiement] à Anoushiravân le Juste la mort d’un ennemi à lui : ‘J’ai appris que Dieu retira la vie à ton ennemi un Tel’. Le roi lui répondit : ‘As-tu appris aussi qu’il m’a épargné la vie pour l’éternité ?’
Le décès de l’ennemi n’est pas une bonne nouvelle,
Or notre vie à nous n’est pas non plus éternelle. »
Dans l’anecdote finale de cette partie, le poète persan s’intéresse au sort d’Alexandre le Macédonien (qu’il appelle Alexandre le Roumi/l’Occidental), et s’interroge sur les raisons de son immense succès :
« On demanda à Alexandre l’Occidental : ‘Comment réussis-tu à conquérir les terres de l’Est et de l’Ouest, puisque les rois qui te précédèrent, bien que bénéficiant de trésors, de longévités, de territoires et d’armées plus grands que les tiens, n’arrivèrent pas à obtenir de telles conquêtes ?’ Il répondit : ‘Grâce à Dieu, je n’ai pas maltraité les populations des royaumes que j’ai conquis, et je n’ai évoqué le nom de leurs rois qu’avec bonne foi.’
Les savants ne qualifient jamais de grand,
Celui qui médit des grandes personnalités. »
La même thématique se remarque à maintes fois chez Saadi, dont ici :
« Ô Saadi ! L’homme de bonne renommée ne connaît point le trépas
Le vrai mort est celui dont on n’évoque pas le nom avec bonté. »
Le deuxième chapitre a pour titre et sujet le contraire du précédent, et concerne « Les mœurs des derviches ». Parmi les nombreuses anecdotes amusantes racontées par Saadi, nous en avons choisi une, dans lequel le contraste entre le roi et le derviche est finement dessiné :
« Un roi rencontra une personne pieuse. Il lui demanda : ‘Est-ce que jamais tu penses à notre Majesté ?’ L’homme pieux répliqua : « Oui, à chaque fois que j’oublie Dieu.’
Celui qui n’est pas avec Lui [Dieu], a tendance à aller vers autrui,
Mais lorsque notre pensée est avec Lui, nous n’avons plus besoin de personne. »
Le troisième chapitre du Golestân s’intitule : « Sur les bienfaits de la sobriété ». La sobriété est depuis longtemps une valeur positive dans les sociétés orientales, notamment au sein des cultures imprégnées de mysticisme. Le mystique est souvent une personne qui renonce aux exigences du monde, abandonnant ses besoins vitaux, parfois même jusqu’à ses nécessités de première importance. La thématique de ce chapitre est alors en rapport direct avec le chapitre précédent et va dans le même sens. Chose assez rare dans le recueil, il s’y trouve une anecdote très longue, d’une dizaine de pages, qui tient plutôt d’un récit tout entier.
Le chapitre 4 du « Jardin des fleurs » de Saadi est intitulé « Sur les bienfaits du silence ». Etre tacite est une autre valeur de la culture orientale, puisqu’elle va apparemment de pair avec la confidentialité, mais en vérité ce n’est qu’à cause de l’hypocrisie dominante. Cependant, pour les mystiques, c’est un signe de bienséance, de confiance et de respect. Parmi les anecdotes citées dans ce chapitre, il y a cette histoire :
« Un astronome rentra chez lui et vit un homme étranger avec sa femme. Il proféra alors des jurons et des insultes. Un grand vacarme et une altercation violente se produisirent par la suite. Un homme sage qui entendit cette histoire lui dit :
Toi qui sais ce qui se passe au paroxysme du ciel,
Comment ignores-tu qui fréquente ta propre maison ?! »
Le cinquième chapitre porte sur « L’amour et la jeunesse ». Naturellement, les anecdotes et récits de ce chapitre sont parmi les plus intéressants de tout le recueil, mais faute de temps et d’espace, nous n’avons choisi qu’un court souvenir que Saadi narre :
« Je me souviens qu’autrefois, un ami et moi, étions très proches l’un de l’autre, tels deux amandes se côtoyant dans une même coque. Soudain nous nous sommes éloignés [de par son départ]. Lorsqu’il revint après un certain temps, il me reprocha de ne pas lui avoir adressé de message durant son absence. Je lui répondis : ‘J’ai trouvé dommage que le messager voie ton beau visage, mais que je reste privé de ta rencontre.’ »
Le chapitre suivant porte sur un sujet tout à fait contraire au chapitre 5, et traite de « La faiblesse et la vieillesse ». Il s’agit du chapitre le plus court et peut-être le moins intéressant du recueil entier. Les chapitres suivants sont, au contraire, parmi les plus longs et importants chapitres de l’ouvrage. Le septième chapitre s’intitule « Sur l’impact de l’éducation ». Notons que le problème pédagogique est un thème récurrent dans la littérature de cette époque, plus particulièrement dans l’œuvre de Saadi, surtout dans ses Golestân et Boustân (qui contiennent des chapitres entiers consacrés à cette question).
Rappelons que le poète lui-même avait reçu une formation très approfondie à l’école supérieure Nezâmieh de Bagdad, et croyait que l’éducation était l’un des piliers de la culture et de la société. Cela dit, une grande partie des savants de l’époque, dont Saadi, estimait que l’éducation était une compétence acquise, et que sa puissance, sa portée et son importance étaient loin d’atteindre le poids et l’impact du milieu, dont les dimensions innées sont décisives sur les capacités personnelles de chaque enfant et chaque individu. Bref, on peut dire que le regard que portait cette époque sur la question de l’éducation était un regard plutôt passif, car donnant une place primordiale au milieu et aux compétences actives par rapport à l’éducation et la formation des aptitudes potentielles et susceptibles d’être développées. A la fin du chapitre 7, on lit une longue anecdote intitulée « La discussion de Saadi avec le prétentieux sur la définition d’être riche et derviche (pauvre) ».
Le septième et dernier chapitre du Golestân porte sur « Les règles de bienséance ». C’est un chapitre assez long, mais avec de nombreux récits courts et amusants, que nous n’avons pas la place et la possibilité de reproduire, sauf celui-ci, qui ouvre le chapitre et clôt notre article, contenant par ailleurs une leçon fort bénéfique :
« Les biens du monde sont là pour le bien-être de l’homme. Or l’objectif de la vie, ce n’est pas d’accumuler des biens. Lorsqu’on interrogea un sage : ‘Qui est l’homme heureux ? Quel est le malheur ?’, il répondit : ‘L’heureux, c’est celui qui profite durant sa vie [de ses biens], tout en cultivant son terrain. Le malheureux, c’est l’homme qui meurt et abandonne ses biens [sans en avoir bénéficié].
Il n’est pas digne d’admiration, l’homme [décédé] qui n’a rien fait dans sa vie,
Celui qui a consacré ses jours entiers à l’acquisition des biens, sans en tirer profit. » [2]
[1] N.B. : Sauf mention contraire, toutes les traductions des vers, des phrases et des anecdotes inclus dans cet article sont de l’auteur. Tous droits lui étant réservés, leur citation est autorisée en indiquant le nom du traducteur (même lorsque des modifications y seraient apportées).
[2] Comme nous avons constaté dans les exemples présentés au cours de cet article, les phrases de Saadi sont souvent très courtes et impressionnantes, mais la transmission de leur musicalité, pour la prose comme pour les vers, est une tâche très difficile dans la traduction. L’examen des spécificités stylistiques de Saadi et de son Golestân nécessite certainement un autre texte plus détaillé, que nous espérons pouvoir faire dans un futur proche.