Ce jour-là, comme le jour d’avant, comme le jour d’après et comme les autres jours, à l’heure de la sortie, il était encore au bureau. Entouré par des tas de documents, noyé sous une pile de papiers et enfoncé dans son fauteuil, devant le large écran de son ordinateur qui fonctionnait parfois comme un bouclier contre les regards gênants et jaloux de ses collègues, il rédigeait, comme d’habitude, un procès-verbal concernant la réunion quotidienne de la direction de l’entreprise se tenant à dix heures chaque matin. Ces longues réunions qui ressemblent, d’une certaine manière, aux Agoras des Grecs dans l’Antiquité. Des salves sophistiques ou une performance rhétorique d’une caste souveraine, qui se croyait noble citoyenne des Polis démocratiques parce qu’elle louait la liberté de l’être humain. Même si chacun des membres de cette caste possédait des esclaves.

Ceci dit, s’ils n’apportaient pas grand-chose aux défavorisés de la société, les discours des Grecs antiques avaient une réelle valeur littéraire et ils sont maintenant un héritage culturel pour leurs descendants qui, pratiquant les mêmes techniques discursives, se réunissent aujourd’hui plutôt dans les rangs d’organisations caritatives ou se mobilisent dans les manifestations organisées par les mouvements néo-socialistes contre les programmes d’austérité de l’Union européenne.

Mais malheureusement, ces directeurs n’ont en rien hérité des talents rhétoriques ou logiques de leurs ancêtres gréco-romains. Quant à lui, son métier pénible se résume à élaborer des rapports journaliers sur les propos de tels directeurs qui n’arrivent même pas à élaborer une argumentation simple pour impressionner le marchand de légumes de leur quartier résidentiel et réduire le prix de leur demi-kilo de tomates organiques.

Ces mêmes tomates, un jour nourritures célestes des Incas, bénies par les dieux aztèques avant d’être disséminées par les colonisateurs espagnols au XVIe siècle dans le monde entier pour devenir un élément de base de l’art culinaire.

Ceci dit, ces directeurs-là n’ont même pas besoin d’acheter un demi-kilo de tomates organiques car leurs épouses, actives dans la même société ou dans une autre, n’ont ni le temps ni le talent de préparer une omelette à la tomate, et préfèrent commander le dîner de la famille au service Delivery d’une pizzéria se présentant comme "italienne", comme presque toutes les pizzérias de notre monde aujourd’hui !

Lui, le héros de ce récit - le seul endroit où il pourrait être un héros -, est un ingénieur en planning industriel, parlant trois langues étrangères, maîtrisant une vingtaine de logiciels ultra-complexes, après avoir obtenu trois Masters différents dans trois pays différents, et après avoir passé trois ans au chômage. Il se voit finalement contraint de travailler dans cette société provinciale, pour accompagner la direction d’entreprise dans ses réunions sans issue, tenues à dix heures chaque matin. Ce corps directorial dont on parle ne comprend que cinq actionnaires, dont le savoir technique et la compétence académique se limitent à pouvoir répondre négativement aux requêtes d’amitié de Facebook sur leur iPad Pro. Le plus éduqué parmi eux est le PDG qui, grâce aux pots-de-vin de sa maman offerts discrètement au doyen du collège privé de leur ville natale, avait pu obtenir un bac+2, avec une mention très mauvaise, dans le domaine de l’irrigation des plantes tropicales en zone polaire. Une discipline futuriste dont l’intitulé farfelu ne sera plus comique dans 50 ans, en tenant compte des changements climatiques et de l’effet de serre.

Il doit, donc, rédiger son procès-verbal, selon les mécanismes de la bureaucratie étouffante identifiés par Max Webber, il y a un siècle, comme une cristallisation de l’action moderne. A souligner que ce Max Webber est un peu différent de notre contemporain Mark Webber, le pilote australien de Formule 1. Peut-être un descendant de la même famille philosophe mais ayant subi les conséquences de l’immigration, de la même nature que les héros de Great Expectations.

Le procès-verbal qu’il monte sera transmis aux diverses institutions qui l’archiveront sans le traiter ou le retransmettront à une dizaine de structures affiliées. Maintes autres réunions s’organisent dans ces centaines d’établissements publics pour donner naissance encore et encore aux procès-verbaux hebdomadaires des conseils municipaux, aux comptes rendus mensuels des préfectures, aux rapports trimestriels des ministères, aux notes annuelles de la Primature, dans les pays où ce poste existe, ou aux bulletins décennaux de la Présidence ou même aux courriers royaux dans certains autres pays-musées qui n’aiment pas apparemment se retirer des souvenirs du Moyen Âge. Des milliers d’hommes, consciemment ou inconsciemment, adhèrent à ce cycle absurde de la philosophie moderne du travail.

Tout en rédigeant son procès-verbal à l’aide de l’hémisphère droit de son cerveau, le côté opposé à celui du cœur, il réfléchit, grâce à son hémisphère gauche, à cette philosophie du travail. La télévision du bureau est allumée. Et s’il y a une télé au bureau, c’est pour enregistrer, de temps en temps, les interviews du PDG avec les chaînes locales qui, après avoir reçu un chèque de quelques milliers d’euros, se rappellent de leur mission médiatique de présentation des activistes économiques de la région pour leurs téléspectateurs-consommateurs. À la Une, on parle de la victoire du Labour party aux élections postales ou par correspondance en Angleterre, où un musulman pakistanais est élu maire de Londres. La jolie présentatrice continue avec la grève des pilotes français contre la loi du travail ou loi El-Khomri quelques jours avant l’Euro 2016. Le nom El-Khomri pousse, involontairement, notre héros à penser au mot el-khomrah qui, dans la poésie arabo-persane, désigne un récipient en terre cuite destiné à conserver du vin. La présentatrice parle également de la manifestation calme des policiers désirant négocier une hausse de salaire. Cinq minutes plus tard, une publicité invite le téléspectateur-consommateur à dépenser 135 700 euros pour une Maserati décapotable, puis à gaspiller 2000 euros de plus pour un bracelet Swarovski qu’on peut trouver à deux euros chez un marchand ambulant immigré clandestin dont les descendants seront peut-être, un jour, les champions de Formule 100 des spationefs.

Il est déjà 5 heures du soir et il se presse pour quitter le bureau. Enfin, son procès-verbal s’achève et arrive la fin d’une autre journée de ses vingt ans de carrière de bon employé d’administration. Il ramasse ses papiers éparpillés sur son grand bureau en bois exotique importé d’un pays ex-colonisé d’Afrique de l’Ouest, issu d’un arbre de 150 ans abattu par une société européenne possédant le monopole du marché du bois grâce à un décret du ministère des Réserves naturelles et des Ressources animales. Il met le procès-verbal dans son cartable en cuir de caïman de marque Lacoste, importé encore du même pays grâce à un autre décret du même ministère.

Mais en suivant encore les pensées de son hémisphère gauche, il songe à une question fondamentale. Serait-il possible de quitter ce métier qui l’a transformé en une machine déjà programmée pour commencer le matin dans un réseau déjà défini, en vue d’obtenir le soir les résultats déjà dictés, en faveur d’une classe déjà choisie ? Il se demande pour la énième fois de sa carrière professionnelle s’il existe un moyen de sortir de cette vie clichée du hyper-capitalisme.

C’est au lycée et dans les Fables de La Fontaine qu’il a appris l’importance de la vertu du travail, par cette histoire de fourmi travailleuse et de cigale danseuse. A noter que la danse n’était pas à l’époque un métier couvert par la CNPS. Mais en tout cas, cela ne justifie pas, selon notre héros, la méchanceté de la fourmi qui ignore ses tâches humanitaires ou cigalitaires. En théorisant ses souffrances dans ce système du travail, il pense aussi aux paroles de sa mère, membre d’un parti démocrate-chrétien, qui disait tout le temps que la Genèse considère le travail comme un mandat confié par Dieu à l’homme car l’Éternel, après la création de l’homme, lui demande de cultiver l’Éden. Quant aux théories socioéconomiques - celles qu’il a essayé d’apprendre durant les cours de ses trois Masters -, elles affirment que le travail est un élément constitutif du PIB dans une société moderne. Il se souvient aussi des discours solennels d’un de ses maîtres de conférences à l’université, celui qui sera nommé, dans quelques mois, au Conseil des ministres. Une nomination basée sans aucun doute sur les hautes qualités scientifiques et académiques de ce grand professeur.

"Certains rêvent de monter dans une Maserati et parfois, ils réalisent cette ambition, mais rares sont ceux qui envisagent d’investir, dans le cadre du Projet Présidentiel du développement (PPD), en vue de mettre en place une usine locale de fabrication de véhicules afin de créer des emplois pour leurs compatriotes."

Soudainement, en laissant la question de l’incohérence des discours de propagande de son ancien professeur, qui ignorait clairement le budget de base nécessaire à la mise en place d’une ligne de fabrication d’automobile, il décide de prendre une décision. Il décide de briser le nouvel ordre mondial, de se révolter contre ce réseau de clichés-tabous, de s’évader de cette prison de manifeste discrimination, d’attaquer cette version du rapport seigneur-serf du Moyen-âge et de patron-esclave de l’Antiquité. Il décide fermement de se révolter contre cette idéologie dogmatique, de ne plus jamais exercer une telle profession, de quitter son bureau, de ne plus vendre les moments irremplaçables de sa courte vie pour doubler le capital de ses patrons, de ne plus être un néo-esclave de la doctrine dominatrice du néo-libéralisme, du néo-capitalisme, du néo-colonialisme, du néo-impérialisme, pour sentir le plaisir d’être un homme libre.

- Je suis né libre et je le demeure. Demain, je démissionnerai !

Noyé dans ses slogans révolutionnaires, il quitte le bureau. Il regarde sa montre Apple. Ce soir, c’est l’anniversaire de sa petite amie. Il doit se rendre dans une galerie récemment inaugurée en vue de lui acheter un bracelet Swarovski. Il monte dans la Maserati décapotable qu’il a louée spécialement pour ce soir. En passant le deuxième feu, il oublie déjà sa décision qu’il a l’habitude de prendre, depuis 20 ans, chaque soir à l’heure de la sortie.

 


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