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Située au cœur des chaînes des montagnes de Zâgros, la province de Kermânshâh témoigne de la longue histoire de la Perse. Accompagnée de nombreuses guerres, batailles, et reconstructions, l’histoire de sa capitale, également appelée Kermânshâh, commence d’après certains historiens au moment du règne de Bahrâm IV, empereur sassanide. Considérant le roi sassanide comme le fondateur de la ville, ces chercheurs lient l’origine du nom de la ville à ce souverain, qui aurait eu Kermânshâh pour pseudonyme. Pourtant, des études étymologiques plus récentes sont venues enrichir les hypothèses au sujet de l’origine de ce nom. Selon Mir Djalâl-al din Kazzâzi, professeur de langue et de littérature persanes, Kermânshâh est une variation du mot Kerminshân. Ce dernier apparaît dans les parties concernant la création de Bundahishn, ensemble des textes cosmogoniques écrits en pehlevi. En se basant sur le fait que le Bundahishn parle d’un lieu intitulé Sepâhân Kerminshân où se trouve la montagne sainte de Bisotun, Kazzâzi affirme que Bisotun était dans l’Antiquité appelée Sepâhân ou Kerminshân. Kerminshân se serait progressivement transformée en Kermânshâhan ; l’usage populaire étant ensuite à l’origine de l’apparition du mot Kermânshâh. D’autres chercheurs comme Mehrdâd Bahâr et les auteurs de l’article « Kermânshâh et un malentendu historique » [1], sont d’avis que le mot est composé de deux parties, « gar » qui signifie montagne, et « mâshân », l’une des formes du mot « mihan » (pays) signifiant lieu et place. Ainsi, le mot Kermânshâhân signifierait « la terre montagneuse », tandis que celui de Kermânshâh stricto sensu serait dépourvu de profondeur historique.
D’autre part, Bisotun, qui paraît être l’équivalant de Tâgh-e Bostân à Bundahishn, se compose de « bogh » et « setân », signifiant la place des dieux. L’archéologue allemand Ernest Herzfeld considère aussi le Tâgh-e Bostân comme un lieu d’adoration d’Anâhitâ. Les monts constituent également une figure sacrée dans la culture de la région de Kermânshâhan où la musique, influencée notamment par le soufisme, apparaît comme un chant des royaumes célestes. L’importance de cet art dans la culture kurde avant l’entrée de l’Islam apparaît sur les bas-reliefs de Tâgh-e Bostân où se voient des musiciens qui jouent pendant la chasse du roi sassanide. La musique kurde se divise en deux groupes principaux :
A Kermânshâh, les principaux instruments de musique utilisés sont :
Le tanbur
Dans son livre intitulé Ketâb al-Musiqia al-Labir (Grand livre de la musique), Fârâbi évoque deux sortes de tanbur, à savoir le tanbur du Khorâssân et le tanbur de Bagdad. Instrument de musique à deux cordes, le tanbur a une caisse de résonance plus grande que celle du setâr. Cette caisse ainsi que le manche de l’instrument sont en général fabriqués avec du bois d’abricotier. Comptant 12-13 intervalles, le tanbur couvre une octave. Les mi-intervalles constituent les unités les plus petites du tanbur qui est accordé soit à la quarte, soit à la quinte. Afin de jouer du tanbur, on utilise généralement les quatre doigts de la main droite, mais jamais les cinq doigts. Doté d’une aura de sacralité à Kermânshâh, cet instrument de musique est embrassé par le musicien avant et après le récital.
Le tanbur se trouve à l’origine d’un son singulier qui le distingue des autres instruments de musique joués à Kermânshâh. Apparu avant l’entrée de l’Islam en Iran, le tanbur crée un rythme et une mélodie évoquant les radifs de l’ancienne musique iranienne. Les mélodies jouées par cet instrument de musique se divisent en trois catégories principales :
Parmi les chants accompagnant le tanbur, citons :
Le tarz. Il existe trois sortes de tarz, à savoir tarz-e majnouni¸ tarz-e Rostam, tarz-e razmi (tarz de combat), et tarz-e kalâm.
Le hureh. Se voulant le chant iranien le plus ancien, le hureh se base sur un rythme libre. Il s’entend notamment dans les régions de Gurân, Sandjâbi, Falkhâni, et Kalhor. Comprenant les maghâms tels que ban benei, baniri jareh, gharibi, ghatâr, gol o dare, hejrâni, hey hâyeh, pâv muri, sahari, et sâroukhâni, le houreh comprend aussi la berceuse des mères, ainsi que les chants chantés au moment de la traite des bestiaux. On trouvera ci-dessous un exemple des berceuses chantées à Kermânshâh :
La va lav kam arai ya tefle
Samal bsano zanjirai zulfi
La va lav kam la evarava
Zarai zanyi tet la gavarava
Lava lava kam lavam vamaza
Balesi sari pari la qaza
(Je chante la berceuse pour un enfant dont
Le vent du nord caresse la chevelure
Je chante la berceuse quand se couche le soleil
Tandis que s’entend le tintement de la cloche de son berceau
Je chante la berceuse pour un enfant dont
Le matelas est rempli de plumes d’oie.)
Après l’apparition du soufisme dans les régions où habitaient majoritairement les Kurdes, le hureh, accompagné désormais de vacarmes, est présenté par les sunnites et les fidèles de la Qâdirriya, ceux-ci lui attribuant une dimension quasi mystique. De plus, les combattants kurdes chantaient ce chant au moment de la guerre.
Le siyâh tchamâneh. L’un des modes les plus anciens de la région de Kermânshâh, le siyâh tchamâneh s’entend notamment à Pâveh et à Urâmânât. Les vers composant cette chanson sont tous en dialecte hawrâmi. Elle comprend diverses compositions vocales chantées seulement par les grands chanteurs indigènes. S’éloignant de toute acclamation et euphorie, ce chant s’efforce de "prendre" au cœur. Après l’apparition du soufisme et surtout de la branche Naqshbandi dans les régions comme Urâmân et Djavânrud, le siyâh tchamâneh a pris petit à petit un aspect mystique. Les adeptes de la Naqshbandi la considèrent comme un chant soufi destiné à être psalmodié lors de veillées ou de cérémonies de deuil.
Le beyt khâni (récitation de vers) ou gurâni. Accompagné des applaudissements des chanteurs, le beyt khâni est caractérisé par un rythme particulier joué à Gurân et Djavânrud avec le shemshâl (instrument de musique à vent), et à Kalâyi avec le daf et le doney. S’appuyant sur le rythme des applaudissements qui l’accompagnent, la récitation des vers s’exécute dans certaines régions de Gurân sans aucun instrument de musique.
La musique de la danse. En tant qu’un prélude à la bravoure et au combat, la danse kurde propose de se rapprocher d’un état d’unité. Se donnant la main, les danseurs effectuent les mêmes pas sur une même ligne, ce qui donne une apparence très ordonnée à la danse. Les différents types de la danse à Kermânshâh sont djabi, larzâneh, fattâh pâshâyi, khânmiri, ghalâyi, gueryâneh, et séjâru. Les instruments de musique tels que dohol, sornâ, dozaleh et shemshâl se trouvent à l’origine de la musique de la danse kurde.
Le daf : Aussi respecté que le tanbur, le daf s’entend plutôt au Kurdistan qu’à Kermânshâhân.
Le sornâ : Connu sous le nom de sâz à Kermânshâh, le sornâ est un instrument de musique à vent, employé aussi bien dans les cérémonies de mariage que celles de deuil. La plupart des maghâm de la danse traditionnelle kurde, ainsi que les chants comme le sahari, le savâr savâr et le tchamari sont joués avec un sornâ.
Le dozaleh (doney) : Composé de deux ney noués l’un à l’autre, cet instrument apparaît aussi bien aux cérémonies de mariage que celles de deuil. On l’emploie aussi au moment de la récitation des vers (Beyt khâni).
Le shemshâl : Instrument de musique à vent, le shemshâl se veut l’instrument privilégié des bergers.
Le narmeh ney : Connu sous le nom de bâlâbân chez les Kurdes et dudak chez les Arméniens, le narmeh ney est plus joué au Kurdistân qu’à Kermânshâh. Fabriqué à partir de bois, cet instrument de musique a une large anche qui lui permet de produire les sons les plus doux.
Le dohol : Instrument de musique à percussion, le dohol est joué dans la plupart des régions de Kermânshâh avec le sornâ.
Le tâs (tambour de guerre) : Fabriqué de deux caisses de résonnance en métal, le tâs fait partie des instruments de musique à percussion qui était joué dans le passé par les nomades au moment de la guerre. Il s’entend aujourd’hui dans les couvents où il est joué en accompagnant le daf.
Parmi les grandes figures de la musique de Kermânshâh, citons :
A’zam Manhubi : Né en 1921 à Tutshâmi, village de Gurân, il est le petit-fils de Sorkhâb Tut Shâmi, fondateur à Tabriz du couvent du Yârsânisme (Ahl-e Hagh). Son père jouait adroitement du tanbur, et son oncle Kâdâr Manhubi, connu pour sa voix remarquable, était un maître incontesté du tanbur. C’est de ces grands maîtres qu’A’zam apprend le tanbur dès son enfance. Ce musicien se place aujourd’hui parmi les grands joueurs de tanbur, et a formé lui-même de nombreux musiciens.
Nâm Khâs Sayyâdi : Né en 1950 à Gurân, il apprend le dohol de son frère aîné, Ali Veys, qui est d’ailleurs l’un des grands joueurs de sornâ. Maîtrisant certaines techniques originales, il s’impose comme l’un des grands joueurs de dohol dans la région.
Ali Karami Nejâd (Hâdji Tuti) : Il naît en 1920 dans le village de Gol-va-dare de Sandjâbi. Dès son adolescence, il est remarqué pour sa voix douce et apprend la musique chez le maître Dârâkhân, grand chanteur de hureh et de gurâni. Parmi les chanteurs kurdes contemporains, il est le plus renommé pour son hureh.
Tasavvor Mohammadi : Né en 1926 à Ghalkhâni de Gurân, il est l’un des plus grands joueurs de sornâ, de dozaleh, et de shemshâl.
Ali Akbar Morâdi : Venu au monde en 1336 à Gurân, Ali Akbar Morâdi apprend dès son enfance à jouer du tanbur. Elève de maîtres reconnus comme Ali Akbar Darvishi, Seyyed Vali Hosseyni, Seyyed Mahmud Halabi et Seyyed Mehdi Kaffâshiyân, il apprend au début des années 1970 les instruments de musique traditionnelle ainsi que les théories de la musique chez le célèbre musicien kurde Keykhosro Pournâzeri. En 1979, il devient le soliste du groupe Shams sous la direction de Pournâzeri. Morâdi est connu aujourd’hui comme l’un des joueurs émérites de tanbur, dont la mélodie témoigne de son style particulier appelé shiveh-ye Morâdi ("la méthode/manière Morâdi").
Seyyed Nâser Yâdegâri : En 1941, il naît dans une famille dont les membres se veulent de grands solistes de tanbur. Nâser apprend le tanbur de son oncle, Seyyed Fattâh, vrai maître de cet instrument de musique. Ayant une belle voix, il chante aussi tous les maghâms du tanbur de Kermânshâh. Son chant très personnel fait penser aux chants traditionnels iraniens.
Seyyed Avaz Ghazvineï : Il naît en 1908 à Ghazvineh, village de la région de Kangâvar. L’art du tanbur étant un héritage dans sa famille, les mélodies jouées par Avaz sont considérées comme appartenant au patrimoine de la musique kurde. C’est sous la direction de son grand frère, Nâser-al-din Jeyhun Âbâdi (mystique kurde), et de Seyyed Bâbâ Hosseini qu’il apprend à jouer du tanbur. Il est aussi l’inventeur d’un type singulier de tarz.
Âghâ Seyyed Amrollâh Shâh Ebrâhimi : Excellent joueur de tanbur de la région de Sahneh, il a été formé auprès de nombreux musiciens. C’est en outre grâce à ses travaux que cet instrument de musique a été reconnu de façon croissante en Iran contemporain. En 1974, il fonde le premier groupe de joueurs de tanbur à Sahneh. Ce groupe de musique donna, en 1975, un récital à la salle Rudaki. Désormais, ce groupe joue à Ispahan les mélodies de Âghâ Seyyed Amrollâh, avec des chants basés sur les ghazals de Djalâl-al-din Rumi et de Fakhr-al-din Iraqi.
Bibliographie.
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Mehrâbi, Seyyed Mohsen, « Kermânshâh, shahr-e shâhân, shahr-e ra’âyâ, shahr-e lâlehâ-ye golgun, shahr-e mirâs-e farhangi-ye irân » (Kermânshâh, ville des rois, ville des paysans, villes des tulipes rouges, ville du patrimoine interculturel iranien), in Ferdowsi, Mordâd 1382 (Juillet-Août 2003), n° 8, pp. 16-19.
Rahimi Zanganeh, Ebrâhim ; Kahrizi, Khalil ; Hosseini, Ayyoub, « Kermânshâh va sou-e tafâhomi târikhi » (Kermânshâh et un malentendu historique), in Djastârhâ-ye târikhi, Automne-Hiver 1392 (2012-2013), n° 8, pp. 19-33.
Ringgenberg, Patrick, Guide culturel de l’Iran, Rozahen, 1384 (2005).
Salimi, Hâshem, « Negâhi be folklor-e kordi » (Aperçu sur le folklore kurde), in Motâle’ât-e Melli, été 1381 (2001), No. 8, pp. 139-160.
[1] Rahimi Zanganeh, Ebrâhim ; Kahrizi, Khalil ; Hosseini, Ayyoub, « Kermânshâh va sou-e tafâhomi târikhi » (Kermânshâh et un malentendu historique), in Djastârhâ-ye târikhi, Automne-Hiver 1392 (2012-2013), n° 8, pp. 19-33.