N° 142, septembre 2017

La poésie kurde et les poètes kurdes de Kermânshâh


Djalil Ahangar Nejâd*
Traduction et adaptation :

Khadidjeh Nâderi Beni


En tant que région dotée d’une histoire ancienne, Kermânshâh jouit d’un patrimoine culturel très riche. L’un des piliers de la culture kurde est sans aucun doute la littérature, et plus particulièrement la poésie kurde. Chez les peuples de Kermânshâh, cette poésie est connue sous le nom de she’r-e kermâshâni ou kalhor. Selon les experts et du point de vue thématique, la poésie kermâshâni est divisée en deux groupes :

 

1) La poésie populaire, qui traite essentiellement de la vie quotidienne des tribus kurdes de Kermânshâh. Ces poèmes se caractérisent par une présence des champs lexicaux du domaine rural et agricole. C’est sans doute la raison pour laquelle ils sont particulièrement populaires et souvent récités par les villageois. Cette poésie folklorique entretient la plupart du temps une relation étroite avec le chant, la plupart des poèmes ayant été composés pour être chantés.

Shâhmorâd Moshtâgh Vatandoust (1917-1984), surnommé Shâmi Kermâshâni, fait partie des poètes dont les œuvres sont très populaires chez les Kurdes de Kermânshâh. A quatre ans, il devient aveugle suite à une maladie. Dès sa jeunesse, il participe activement aux colloques littéraires de la ville organisés pour la plupart par un poète de poèmes folkloriques nommé Shams-ol-Olamâ. Là, Shâmi découvre la poésie persane et s’attache plus particulièrement à la poésie de Khayyâm [1], qui devient une source d’inspiration pour ses œuvres. Mais il est surtout considéré comme le fondateur de la poésie populaire kermâshâni qui, se nourrissant du lexique familier et quotidien, est très facile à comprendre. Bien que Shâmi se serve de la langue populaire dans ses poèmes, il respecte strictement les règles de la linguistique classique. Ses Œuvres complètes (Kollyât) sont considérées comme une référence de la grammaire et de la syntaxe kurdes.

2) Parallèlement à la poésie populaire, un autre type de poèmes se consacre plutôt aux thèmes lyriques, épiques et religieux, en ayant recours à des formes poétiques classiques. Le nombre des poètes ayant écrit dans ce style est relativement faible. Citons néanmoins les noms de :

- Mollâ Parishân Dinvari : Né en 1356 à Dinâvar, région montagneuse située à l’est de la province de Kermânshâh, il aurait été l’un des membres de la tribu Ghiâsvand, et donc d’origine lori, du Lorestân. L’ensemble de ses poèmes rassemblés dans un recueil intitulé Parishân-Nâmeh ont été composés en langue kurde. Les thèmes principaux de sa poésie sont les éloges consacrés aux Imâms, les thèmes mystiques comme l’existence de l’être humain, de Dieu, de la Création de l’homme, et enfin les thèmes religieux. Ses vers sont pour la plupart des octosyllabes.

- Khân Mansour : Chef de la tribu Kalhor durant la dynastie des Afsharides (1736-1749), Khân Mansour naît en 1693 à Ivân, ville située dans l’Ilam actuel, au sud de Kermânshâh. Selon les documents historiques, Khân Mansour a accompagné Nâder Shâh lors de ses batailles contre des armées étrangères. Cette expérience a influencé son œuvre, étant donné qu’il fait notamment figurer la guerre de Kandahar (1730-1734) dans son recueil poétique. Dans la poésie kermâshâni, le nom de Khân Mansour est lié à celui de Shâkeh, lui-même poète kurde.

-Shâkeh : Né en 1703 à Guilân-e Gharb, il a été très influencé par la pensée et la poésie de Khân Mansour. Dans sa jeunesse, il se rendit à Ivân où il rencontra son futur ami Khân Mansour, poète de grande renommée chez les Kurdes. Dès lors, les deux poètes commencèrent leur collaboration pour composer les poèmes épiques les plus lus de toute l’histoire de la littérature kurde.

 

Durant ces dernières décennies, les poètes kurdes ont été de plus en plus lus et considérés comme de grandes figures de la littérature contemporaine persane. De ce fait, on voit l’apparition d’un nombre croissant de recueils de poèmes en langue persane compilés par des poètes kermâshâni. L’influence de la poésie persane sur cette poésie doit également être soulignée. C’est le cas du ghazal [2] kermâshâni, qui se nourrit des poèmes lyriques persans du point de vue de son contenu aussi bien que de sa forme. Parmi les poètes s’inscrivant dans cette tendance, citons :

- Karim Kermâshâni : Né en 1920 et mort en 1978 à Kermânshâh, Karim Kermâshâhi se familiarise dès son enfance avec la poésie persane, et plus particulièrement celle de Hâfez. Son recueil poétique écrit sous le pseudonyme de Tamkin est composé de près de 1450 vers en persan et en kurde, et fait partie des œuvres les plus populaires chez les Kurdes. Outre les poèmes amoureux (ghazals), il comprend des vers consacrés à l’éloge des Imams (madh), aux élégies funèbres (marsieh), ainsi qu’à des thèmes religieux. Le style poétique de Tamkin est plutôt un mélange des styles indien (hendi) et arâghi.

- Partow Kermâshâni : Surnommé Partow, Ali Ashraf Nobati est né en 1921 à Kermânshâh. Il a composé de nombreux poèmes en persan, mais ce sont ses vers kurdes qui sont les plus connus et admirés. La particularité la plus importante de sa poésie kermâshâni est sans doute sa « pureté » linguistique, son lexique n’étant pas mélangé aux mots et expressions non kurdes, notamment persans – même s’il a à côté également écrit des poèmes en persan. Son recueil poétique intitulé Les Chansons de la rue (Koutcheh bâghihâ) comporte un ensemble de ses poèmes folkloriques qui fournissent de bonnes références du vocabulaire kurde et de nombreuses expressions de cette langue.

- Yadollâh Behzâd : Né en 1925 à Kermânshâh, Behzâd y fit ses études primaires pour ensuite se rendre à Téhéran où il étudia la littérature persane à l’Université ; domaine qui constituera une source d’inspiration importante de son œuvre. Les thèmes principaux de ses œuvres sont l’amour, le mysticisme, la moralité et la société. Son style est plutôt un mélange de style khorasani et indien. Ses poèmes ont été composés dans des formes poétiques très variées, mais il donne la priorité au ghassideh [3]. Son recueil de poèmes intitulé Une Fleur sans couleur (Goli birang) comporte près de 10 000 vers en persan. Il a fait également publier ses Poèmes folkloriques et kurdes (Ash’âr-e mahalli va kordi) qui comprennent une partie de ses poèmes en langue kurde. Behzâd est mort en 2005 à Kermânshâh. Une grande partie de son œuvre n’a pas été encore publiée.

- Ahmad Azizi : Né en 1958 à Sar pol-e Zahâb et mort en 2017 à Kermânshâh, Azizi est considéré comme un poète religieux. Ses poèmes sont essentiellement consacrés aux quatorze Immaculés (les Douze Imâms du chiisme duodécimain, ainsi sur le prophète Mohammad et sa fille Fatima). En outre, il a versifié les événements de la victoire de la Révolution islamique en adoptant un regard mystique et en suivant une interprétation gnostique. La plupart de ses poèmes sont en langue persane, mais il a également éprouvé son talent dans la poésie kermâshâni. Au cours de sa courte vie, il fit publier une vingtaine de livres qui sont considérés comme des œuvres importantes de la littérature contemporaine persane.

 

Parmi les poètes lyriques kermâshâni, citons aussi d’autres grands noms dont Farshid Youssefi, Mohammad Shokri, Iradj Rashidi, Ahmad Djlâli Gourâni, Karam Rezâ Karami, Parviz Banafshi.

 

Durant ces dernières années, la poésie kermâshâni s’est également essayée dans le domaine de la poésie libre (she’r-e âzâd), et plusieurs jeunes poètes kurdes y sont activement présents. Citons, parmi d’autres, les noms de Seyyed Ghâssem Arjang, Mas’oud Ghanbari, Ali Olfati, Ali Sahâmi, Arash Afzali, Shirdel Ilpour et Djavâd Sharifi. L’ensemble des poèmes libres kurdes ont été publiés dans des recueils poétiques ayant été pour certains de véritables succès de librairie, dont J’écris par mes os . سقانمبنیوسم, Si une nuit tu parsیهی شه و ئهگهربچیدن, et Les chansons de la pluieگورانیهگان باران.

* Ahangar Nejâd, Djalil, “Les poètes de l’amour, du chêne et du chagrin” (Shâ’erân-e eshgh, balout va ranj), publié in Zaribâr, n 64, l’été 2007.

Notes

[1Omar Khayyâm (1048-1131), poète et savant de Nichapour.

[2Sorte de poème lyrique généralement amoureux.

[3Sorte de poème lyrique.


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