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Zahra Shafie
Une artiste iranienne en résidence à la Cité internationale des arts à Paris
Un monde dans le monde, peinture-peinture
Zahra Shafie (1986, Téhéran) est une jeune artiste peintre iranienne. Elle a fait des études artistiques à Téhéran entre 2003 et 2010 ; elle se consacre désormais à sa peinture et expose principalement à Téhéran, où elle vit. Expositions personnelles et expositions de groupe se succèdent dans son CV, ceci dans de bonnes galeries, ce qui témoigne d’une activité artistique intense et d’une bonne réception de son œuvre par le monde de l’art à Téhéran mais aussi hors Iran ; en témoigne cette résidence à la Cité des arts. La résidence de cette artiste est passée par la voie des partenaires-souscripteurs, partenaires de la Cité des arts qui effectuent leur propre sélection parmi les candidatures qui leur sont adressées. Ici, il s’agit des services culturels de l’ambassade de France à Téhéran. Le principe de ces partenaires-souscripteurs repose sur leur connaissance du terrain où ils opèrent, des artistes locaux, des institutions de l’art, galeries, centres d’art, fondations, musées ; ils choisissent donc, selon les disponibilités de la Cité des arts, un ou plusieurs artistes pour une résidence d’une durée de trois ou six mois. D’autre part, le partenaire-souscripteur contribue d’une manière ou l’autre à financer la résidence de l’artiste : billet d’avion, frais de séjour, par exemple. Concernant l’Iran, l’Etat iranien est propriétaire de plusieurs ateliers-logements, ce qui lui permet de choisir parmi les artistes qui lui adressent leurs demandes. La résidence permet aux artistes qui en sont bénéficiaires, d’une part de travailler dans un nouveau contexte, de se dépayser, et d’autre part de faire évoluer ce travail de création grâce au côtoiement et à la rencontre des nombreux artistes de différentes nationalités qui sont là, eux aussi, pour trois ou six mois, c’est d’ailleurs ce que dit le texte que Zahra Shafie affiche en introduction à l’œuvre majeure qu’elle a produite durant sa résidence, œuvre intitulée Adam’s children.
Durant la résidence de trois mois dont bénéficie Zahra Shafie, elle dispose d’un atelier-logement de dimensions suffisantes pour y travailler. Un jalon sans nul doute important dans le parcours de cette artiste fut cette exposition personnelle, au printemps dernier, à la galerie Mah de Téhéran, une bonne et vaste galerie qui accueille volontiers de jeunes artistes qu’elle défend avec pugnacité. Un autre jalon est probablement cette résidence parisienne qui peut lui permettre, sinon d’exposer à Paris durant cette (trop) courte résidence, du moins de rencontrer les acteurs de l’art pouvant l’aider à participer à des expositions, en tout cas, c’est ce que Zahra Shafie a espéré... malgré les dates de sa résidence, de juillet à début octobre, pour l’essentiel en plein été, lorsque Paris sommeille. Cependant, dès le début du mois de septembre, les activités des galeries et plus généralement du monde de l’art reprennent, et puis Paris n’est plus si loin de Téhéran et il y a bien d’autres possibilités de résidences en France, dans certaines écoles d’art, dans les centres d’art, dans certains musées d’art, dans des fondations ; et certaines d’entre elles sont de longue durée. La résidence se termine souvent par une exposition personnelle et un catalogue. Pour ce qui est de la durée de la résidence à la Cité des arts, trois mois sont bien courts pour une artiste comme Zahra Shafie dont le travail, le plus souvent à la peinture à l’huile et d’une figuration précise, demande du temps.
La peinture que produit Zahra Shafie, dont les formats varient entre le très petit et le très grand, est résolument figurative, d’une figuration tout simplement réaliste, qui représente le monde tel qu’on le perçoit au quotidien. Figuration qui d’une part ne va pas jusqu’à l’Hyperréalisme, d’autre part pondère la visibilité donnée au geste, au coup de pinceau de l’artiste, figuration qui ne vise pas non plus de se jouer sur le terrain de la photographie, même si la photo est un outil dont l’artiste se sert volontiers - dès Delacroix, la photo fut un outil de travail pour les peintres et les sculpteurs. D’autre part, il s’agit d’une figuration qui ne se situe pas sur cet autre terrain qu’est celui des différents expressionnismes qui jalonnent le vingtième siècle, où le pathos s’exhibe volontiers. Bref, Zahra Shafie se positionne au cœur d’une figuration atemporelle : celle de la re-présentation du monde, des humains, de leurs modes de vie, par ce choix de faire en sorte que la peinture s’oublie elle-même, en tant que médium, dans l’acte de peindre. Que la peinture s’efface derrière ce qu’elle peint n’empêche point que cette posture choisie par Zahra Shafie vaille en quelque sorte comme une philosophie.
Le catalogue de l’exposition du printemps dernier intitulée “Inversion”, à la galerie Mah, montre un certain nombre d’œuvres qui, comme l’indique le titre de cette exposition, procèdent à une inversion, à un renversement de l’ordre logique et physique des choses en matière de paysage, puisqu’ici il s’agit de paysages où sont placés des personnages : ce qui est normalement en haut se trouve en bas et les personnages évoluent, comme naturellement, dans le ciel sur lequel se projette paradoxalement leur ombre, comme si ce ciel n’était point gazeux, immatériel, mais solide (ainsi que le sol peut l’être). Les scènes qu’élabore ici Zahra Shafie relèvent d’un onirisme poétique, et selon les tableaux, elles peuvent approcher un monde fantastique issu de l’inversion du sens des choses, fantastique en même temps que bucolique avec arbres en fleurs et petites filles joyeuses. Dès lors, ce monde évoquerait plutôt Alice au pays des merveilles. Quant aux incontournables repères que la figuration de Zahra Shafie évoque, ce serait par exemple Edward Hopper ou David Hockney, parmi bien d’autres ; cependant, beaucoup de types de figurations peuplent l’histoire de la peinture moderne et contemporaine, et les citer serait plutôt pour dire qu’elles ne concernent guère celle de Zahra Shafie : Figuration Libre, Figuration Critique, Nouvelle Figuration, pour s’en tenir à quelques figurations de la scène parisienne.
D’autres et nombreuses œuvres antérieures à cette exposition en la galerie Mah se révèlent moins oniriques et davantage ludiques, directement ludiques. Ce sont des œuvres ancrées dans le quotidien le plus ordinaire où sont représentés des personnages, enfants, hommes, femmes dans un environnement d’objets de ce même quotidien, objets de consommation courante, ceux qui meublent notre vie : bouteilles d’eau minérale, réfrigérateurs, cartons d’emballage, etc. Ici, l’un des repères possibles serait le Pop’art américain et son culte de l’objet de consommation, mais certes, nous ne sommes plus dans les années cinquante à soixante-dix du siècle passé, et Zahra Shafie joue autrement sa perception du monde, notamment en n’exhibant pas l’objet tel qu’en lui-même comme icône, mais en y associant ses personnages favoris, ceux de sa vie quotidienne. Scènes de la vie ordinaire, une vie joyeuse faite de plaisanteries et d’espiègleries, scènes qui constituent un monde en soi, monde que seuls les figures humaines et les objets situent dans le temps présent et en un espace indéfini : partout et nulle part. Ce monde est simplement le mien, au quotidien, par exemple la cuisine comme foyer central de l’habitation, suggère l’artiste. L’espace, justement l’espace dans la peinture de Zahra Shafie mérite un arrêt : un espace indéfini et infini qui pourrait à la fois signifier ici-là et nulle part en particulier. Lorsque l’on regarde cette peinture, l’espace ne pose pas immédiatement question car il est là sans l’être, comme s’il allait de soi, et pourtant, l’espace pictural, celui du tableau même, comme l’espace évoqué, sont des éléments déterminants de la perception de l’œuvre. Lors de la visite de son atelier à la Cité des arts, j’ai suggéré à Zahra Shafie de regarder encore un peu l’espace instauré par Francis Bacon, puisqu’avec Bacon, la peinture met également en scène l’être humain en un espace finalement assez indéterminé.
Parfois, le sujet des œuvres sort du quotidien ordinaire pour s’affronter aux mythes que sont la Bible ou Michel-Ange, avec humour et espièglerie encore, puisque le Dieu de la Bible donne la vie, comme sur la voûte de la Chapelle Sixtine, non plus à Adam mais à une Eve très contemporaine et très aux prises avec la tentation, puisque dans l’œuvre de Zahra Shafie, les figures empruntées à Michel-Ange sont mixées avec tel ou tel proche de l’artiste, ainsi elles font partie du quotidien ordinaire en tant que référents culturels, et artistiques.
Les œuvres issues de la résidence (encore en cours) de Zahra Shafie sont dominées avant tout par une grande installation murale d’un groupe de tableaux de petits ou très petits formats ; le titre en est “Adam’s children”, titre très signifiant quant à la vision de l’humanité que développe Zahza Shafie. L’esprit de ces œuvres s’inscrit dans la continuité de la démarche de l’artiste : ces tableaux figurent des fragments de personnes de l’environnement immédiat de l’artiste, copains, collègues artistes, amis. Ici, davantage que jusqu’à présent dans l’œuvre de Zahra Shafie, il s’agit de prélèvements effectués à partir de ce qu’est son monde social aujourd’hui, durant cette résidence, changements d’échelle avec chaque petit tableau : ici un bras, ici un visage, ici un buste... Cette œuvre confirme la posture de l’artiste à l’égard du type de peinture figurative qu’elle pratique : voici le monde qui est mien, celui que je donne à voir à partir de ces prélèvements effectués dans mon environnement social, mon monde est ainsi fait de fragments évoluant en un non-espace, en un espace indéfini et le temps est le temps présent. A côté de l’installation, Zahra Shafie affiche un court texte de présentation qui, très enthousiaste, fait l’éloge de ce lieu et moment que lui offre la Cité des arts, notamment au sujet de cette rencontre extraordinaire avec l’autre, l’artiste, les artistes qu’elle a pu côtoyer : dépaysement et découvertes.
L’inversion, le renversement qui donne son titre à l’exposition de la galerie Mah, ce jeu très espiègle avec soi-même et ses proches, avec soi-même et l’histoire, tout cela met le monde sens dessus dessous en même temps que cela témoigne d’un regard critique et interrogatif sur le sens de la vie, sur le sens de ce que moi-je fais ici-là, en ce monde, moi Zahra Shafie, artiste peintre iranienne. Prise de recul par rapport au réel pour le mieux comprendre, comme dans ce film Le cercle des poètes disparus de Peter Weir, Zahra Shafie adopte un autre point de vue, renversant, celui-ci pour voir du monde et par la peinture son seul reflet (la peinture n’est pas le monde mais une image du monde), pour remettre en cause le réel lui-même et s’en jouer. Un tableau peint durant cette résidence est d’un assez grand format et figure un homme dont seule la tête émerge de l’eau d’un fleuve. Cela se passe la nuit et l’arrière-plan est occupé par les reflets des lumières de la ville ; évidemment, cela a à voir avec l’exposition de la galerie Mah et la série d’œuvres sur le thème de l’inversion ; recherche d’approfondissement ou de continuation de cette question de l’inversion qui ici est aussi reflet, qui est aussi un questionnement adressé au réel lorsqu’il est re-présenté. Questions sans vraiment de réponses à l’énigme de l’être au monde, questions de Zahra Shafie au monde, qui sont en elles-mêmes leurs propres réponses.
Réussir une résidence à la Cité des arts, en tirer profit sinon y réellement travailler et produire des œuvres selon le programme énoncé par l’artiste lui-même n’est pas si évident ; au fil des années, j’ai peu ou prou accompagné quelques artistes bénéficiaires. Plusieurs paramètres contribuent à la réussite de ce séjour, l’un des premiers étant la langue, car une absence de maîtrise du français ou de l’anglais pose réellement problème. J’ai ainsi pu observer des artistes coréens et de relativement jeunes artistes iraniens qui sont restés très isolés. Les Coréens ont continué à peindre comme ils savaient le faire, mais n’ont que très peu profité des rencontres et échanges qui sont supposés pouvoir se faire au cœur de la Cité des arts durant une résidence. D’une part, la durée de la résidence, lorsqu’elle est de trois mois, ne permet guère de déboucher sur une exposition autre que celle de l’open studio, laquelle en fait ne concerne que les artistes rencontrés et fréquentés sur place. Pour que l’artiste puisse exposer dans le monde de l’art, il lui faut préalablement à son arrivée disposer d’un certain nombre de relais. D’autre part, les délais pour exposer en galerie ou en centre d’art sont très longs et dépassent largement la durée de la résidence. Pour ce qui est des artistes iraniens que j’avais accompagnés, ils pensaient pouvoir exposer ou réaliser des spectacles ou des performances, intervenir en université d’art... tout de suite, maintenant ! ...comme il se fait souvent en Iran où les délais sont très réduits.
Pour cette résidence de Zahra Shafie, il semble que ce soit une réussite car cette artiste est ouverte au dialogue et à la rencontre de l’autre, curieuse de la différence. Elle aura pu travailler sur place et interroger sa peinture, ce dont témoigne l’installation “Adam’s children”. Reste la question des débouchés dans le monde de l’art parisien pour une artiste telle que Zahra Shafie ; ce n’est pas chose facile que de rebondir sur des expositions et sans nul doute, la question est renvoyée à la Cité des arts. Question difficile car ce monde de l’art parisien est hyper sollicité, et l’intégration d’un artiste nécessite un long laps de temps en même temps qu’une présence, une omniprésence dans la durée.