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A Propos d’Elly est le troisième film d’Asghar Farhadi. Récompensé par l’Ours d’argent du meilleur réalisateur lors de la Berlinale 2009, ce film est exemplaire du potentiel du réalisateur dans l’art narratif cinématographique. A travers ses films, Farhadi cherche à faire évoluer les spectateurs « de consommateurs passifs à penseurs indépendants. » [1]
Comme dans la plupart de ses films, dans À Propos d’Elly, c’est la complexité des relations humaines qui focalise l’attention du réalisateur. En impliquant les spectateurs, Farhadi démontre à quel point, ces relations peuvent être subtiles. Cette implication est notamment provoquée par les mouvements de la caméra, qui soulignent le jeu naturel et réaliste des acteurs, comme s’ils étaient réellement eux-mêmes et non les personnages qu’ils jouent. Ce naturel permet d’établir un lien relationnel avec le spectateur. L’histoire repose sur peu au premier abord, mais fait ensuite réfléchir. Avec ce film également, comme avec les autres films de ce réalisateur, le détachement est impossible, tant le sujet, très ordinaire, est traité avec sensibilité et délicatesse.
Le film s’ouvre sur une joyeuse bande d’amis, en voiture sur une route, partant passer quelques jours au bord de la mer. Leur destination est une villa au bord de la mer Caspienne. En route, ils expriment bruyamment leur joie et dansent, chantent et jouent en arrivant.
Parmi eux, deux personnes ont été invitées dans le but qu’elles fassent connaissance et éventuellement, nouent une relation débouchant sur un mariage : Elly (Taraneh Alidoosti), une jeune institutrice invitée par Sepideh (Golshifteh Farahani), la maman de son élève de maternelle, et Ahmad (Shahab Hosseini) un homme qui vient de divorcer de sa femme allemande et qui cherche apparemment une conjointe iranienne. Personne ne sait qu’Elly a déjà un fiancé, à part Sepideh qui estime qu’Elly a le droit de vouloir rompre avec son fiancé et de rencontrer un autre homme. Sepideh cache cette vérité aux autres et ne la révèle qu’à la fin de l’histoire, d’une façon qui rendra les choses de plus en plus compliquées. Après un jour ou deux, Elly, qui semble gênée et mal à l’aise, décide de rentrer à Téhéran. Mais, elle en est empêchée par Sepideh, qui insiste d’une manière autoritaire pour qu’elle reste. Les autres femmes partent en voiture faire des courses et laissent Elly surveiller les enfants à la plage tandis que les hommes jouent au volley-ball. Bientôt, un enfant en pleurs annonce la nouvelle qu’Arash, un autre enfant, s’est noyé dans la mer. Après l’avoir sauvé, ils se rendent compte qu’Elly a disparu. Ils ne savent pas si elle est rentrée à Téhéran sans rien dire à personne ou si elle s’est noyée en essayant de sauver Arash. Au fur et à mesure que le film avance, les mensonges deviennent de plus en plus nombreux, l’amitié des personnages est mise en péril et la violence éclate entre eux. Le film se termine par une scène qui montre encore une voiture, cette fois-ci bloquée dans le sable, et les personnages qui essaient en vain de la dégager. C’est une scène qui peut suggérer le blocage et l’enlisement d’une société empêtrée dans ses mensonges et faux-semblants. Une chanson, “Song for Eli”, clôt cette scène finale.
Farhadi choisit des sujets peu abordés jusqu’ici en Iran - des sujets primordiaux omniprésents mais invisibles dans la vie quotidienne des Iraniens. À Propos d’Elly dépeint une société qui pousse les relations humaines au mensonge, à l’hypocrisie et aux préjugés à travers ses normes et ses traditions. Comme dans toutes les relations, ces défauts se révèlent avec plus d’intensité une fois que les personnages sont confrontés à un événement tragique. Les personnages de ce film sont des conformistes. Ils pensent avoir l’esprit ouvert et se veulent modernes et intellectuels, mais ne sont en réalité que de petits bourgeois oscillants entre la tradition et la modernité.
Ce qu’on remarque dans ce film est le fait qu’Elly cache certaines vérités à propos d’elle-même - des vérités possibles d’exprimer dans une société saine, permettant des relations saines. Mais personne ne s’interroge à son propos ni ne se soucie de l’interroger, tant que tout va bien et qu’il a été décidé qu’elle est une fille « convenable ». En réalité, ce sont les préjugés nés du conditionnement des esprits par la tradition qui empêchent de douter et de l’approcher. Mais lorsqu’Elly disparaît, les questionnements commencent et les présents découvrent qu’ils ignorent jusqu’au nom de famille de cette jeune femme qu’ils ont invitée. Faute d’informations authentiques, ces intellectuels modernes de la classe moyenne laissent tomber leur masque de faux-semblants et se mettent à juger Elly, cette fois-ci d’une manière négative qui peut aider à les déculpabiliser de leur responsabilité ignorée et qui est une fois encore conditionnée par les apparences. En voyant son fiancé, ils décident tout de suite, sur sa seule mine, que c’est quelqu’un de bien, bien qu’ils ne le connaissent absolument pas et ils accusent Elly, qui n’est plus là pour se défendre, de ne pas avoir mérité cet homme bon, tout cela sans rien connaître de leur histoire. On se demande ainsi, en tant que spectateurs, si ce n’est justement pas ce même type de pression sociale que la séparation d’Elly de son fiancé a différé.
La scène d’Elly avec le cerf-volant est inoubliable et artistement réalisée. Farhadi, qui a toujours accordé une place privilégiée à la condition féminine, choisit une scène poétique pour laisser parler Elly tout en parlant d’elle. Après une scène où elle se trouve bloquée sous l’autorité symbolique de Sepideh qui l’empêche de partir, on la voit dans un plan rapproché faire voler un cerf-volant avec la mer et le ciel en arrière-plan. Elly crie de joie et court sur la plage en regardant le cerf-volant. Son cri se mêle aux rires des enfants. C’est la seule scène qui la montre d’aussi près, et par là, incarne sa vérité. Le ciel, la mer et le cerf-volant symbolisent la liberté que la joie d’Elly fortifie, même si la mer pourrait symboliser également le mystère dans ce film. La scène suggère en même temps l’enfance et l’innocence ; ce qui contraste avec la culpabilité pécheresse et le vice dont les autres la charge. La mise en scène est méticuleusement réglée. Le foulard rouge d’Elly sur fond de mer bleue et le cerf-volant rose avec le ciel pour fond, nous rappellent certaines scènes de La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne. La scène est courte et se termine avec Elly, frustrée, qui dit : « Je dois partir ». Comme si elle se rappelait à ses devoirs. La scène devient de cette manière celle d’une joie et d’une liberté avortées. Le spectateur en deuil d’Elly porte plutôt le deuil de la mort de la liberté et on laisse aux personnages le peu qu’ils se contentent de savoir à son sujet.