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Le Sacré, ce concept que toutes les cultures semblent se disputer, comment le délimitent-elles ? Qu’en est-il de son positionnement extra-religieux ? De quel espace épistémologique se réclame-t-il en réalité ?
Le sacré est une notion qui s’oppose au profane. Il est « une valeur qui dépasse l’homme, l’incite au respect, à la crainte révérencielle, à la ferveur » [1]. C’est aussi une notion qui a connu des acceptions très différentes. Ainsi, pour certains, elle caractérise une force supérieure redoutée, souvent personnalisée par une divinité [2]. Comprenons par cela sa liaison au divin.
D’autres récuseront cette liaison au divin, en ceci que, selon Dominique Casajus :
« Les chercheurs se préoccupaient de trouver une notion mère d’où faire dériver tous les faits religieux ou magico-religieux. La notion de divinité ne pouvait convenir, pensait-on, car des religions importantes, telles que le bouddhisme, se passent de dieux et, de plus, les religions de certaines populations qu’on jugeait particulièrement primitives, comme les aborigènes australiens, semblaient faire peu de cas des divinités personnelles… c’est le sacré, comme principe impersonnel et diffus, qui a fini par fournir cette notion mère, aux côtés d’autres notions comparables. » [3]
Dans une approche phénoménologique et théologique, André Dumas (nous synthétisons sa réflexion) soutiendra qu’en tant qu’essence du religieux, le sacré renvoie à des interdits et à des fondements essentiels pour l’existence humaine. Il trouve sa manifestation dans des prohibitions et des préoccupations dont ni l’essor de la technologie, ni l’explication rationnelle, ni l’institution sociale ne suffisent à rendre compte. De là, il fait intervenir des éléments suprahumains. Par le sacré, l’homme se constitue un univers à la fois protégé, exigeant, orienté et prometteur. De là aussi, il se concilie l’au-delà de son savoir, de son pouvoir et de son espoir. Il surmonte sa solitude et son errance au sein de l’univers. Il observe des règles et des rites. Il transmet des récits et des mythes. Il se situe grâce à des initiations et à des mystères [4].
Pour l’anthropologie du mot, dans la culture occidentale particulièrement, on aura tendance à croire que les théologiens l’empruntent aux travaux des anthropologues, et pour une grande part à ceux de Durkheim et de son école [5]. Reste à dire que dans cette culture, le sacré comme expérience fait image d’humanité, vue comme « archaïque » et universelle. En deçà de toute référence à un transcendent personnel, le sens du sacré incline à dire qu’au-delà du sensible et de l’utilitaire se situe un ordre de réalité différent qui dépasse le précédent et lui confère une signification mystérieuse [6].
Cela étant dit, ce concept a toujours été connu dans un contexte initialement religieux, parfois élargi à l’extra-religieux. Ainsi, il peut avoir une définition culturelle, qui le consacre comme un élément participant de la haute structure socio-éthico-religieuse d’une société donnée dans les différentes phases de son histoire.
On peut parler, par-là, du sacré dans la civilisation égyptienne, où « les hommes qui accomplissent le culte n’agissent qu’au nom du roi, et longtemps, il n’y eut pas de clergé spécialisé, mais des tâches accomplies, par roulement, par des fonctionnaires royaux. » [7]
Dans la Rome antique, « tout ce qui, sur terre, est sacré, ou se rattache au sacré, dépend de l’activité pontificale : propriétés religieuses (temples, bois sacrés, enclos, tombeaux, statues) pour lesquelles les pontifes ont un droit de regard concernant l’entretien, les charges afférentes à chaque bâtiment avec interdits ou dispositions spéciales, les jours de fête. Ils supervisent les fêtes et les solennités ordinaires et extraordinaires. Le droit religieux leur appartient, avec l’arme terrible qu’est la sacratio capitis, mise hors la loi d’un coupable à qui on "interdit l’eau et le feu", ce qui autorise le premier venu à le tuer, sans compte à rendre à quiconque. » [8]
Dans le judaïsme, la représentation du sacré tourne autour de la Demeure, construite par les Hébreux et appelée communément Tabernacle. Démontable, elle est constituée d’une palissade rectangulaire, qui abrite un autel de bronze et une tente couverte dont l’entrée est fermée par un rideau. La tente comprend d’une part la tente de la réunion avec l’autel d’or, la table des pains de propositions et le chandelier d’or à sept branches, d’autre part le Saint des Saints qu’un rideau voile et qui renferme l’Arche du témoignage ou Arche sainte. L’Arche renferme les débris des deux premières Tables de la Loi et les secondes ; elle aussi fermée par un rideau. Seul le grand prêtre pénètre dans la tente une fois par an au jour de Kippour. Les Hébreux campent autour de la tente de la réunion selon leur clan que distingue un étendard spécifique. [9]
En islam, ce concept est dans un premier niveau de signification connu par le substantif harâm, qui signifie "interdit". Il signifie une mise à l’écart qui rend la chose interdite sacrée. Il a une origine coranique :
- "Dis : « Venez ! Je vous dirai ce que votre Seigneur vous a interdit ." (VI-151)
- "Il est interdit aux habitants d’une cité détruite par nous, d’y revenir" (XXI-95)
-"Qu’avez-vous à ne pas manger ce sur quoi le nom de Dieu a été invoqué, alors qu’il vous a déjà indiqué ce qui vous était interdit" (VI-119)
Le mot muqaddas, formé sur une racine qui renvoie à la "sainteté" [10], fait partie de la glorification des mérites divins par les anges :
"Ils (les anges) disent : Vas-tu établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons tes louanges en te glorifiant et que nous proclamons ta sainteté ? " (II-30)
Ce terme entre aussi dans l’ensemble des attributs divins, Al-Quddûs :
- "Il est Dieu ! Il n’y a que lui. Il est le Roi, le Saint". (LIX-23)
- Ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre célèbre les louanges de Dieu : le Roi, le Saint". (LXII-1)
Selon un autre niveau de signification, le mot « réfère aux lois divines dont le respect purifie et sanctifie » [11]. Par voie de conséquence, le médiateur transmettant ces lois et appuyant les prophètes dans leur mission, l’Ange Gabriel, est cité comme relevant du sacré
"Nous avons accordé des preuves incontestables à Jésus, fils de Marie et nous l’avons fortifié par l’Esprit de Sainteté ". (II-87)
"Dieu dit : Ô Jésus, fils de Marie ! Rappelle-toi mes bienfaits à ton égard et à l’égard de ta mère. Je t’ai fortifié par l’Esprit de Sainteté". (V-110)
"Dis : « L’Esprit de sainteté l’a fait descendre avec la Vérité, de la part de ton Seigneur comme une Direction et une bonne nouvelle pour les soumis, afin d’affermir les croyants ." ( XVI-102)
Les lieux aussi revêtent ce caractère de sacré, ce dont atteste toujours la terminologie du Coran. Moïse a invité son peuple à rejoindre la terre sacrée que Dieu leur a choisie :
" Ô mon peuple ! Entrez dans la Terre sainte que Dieu vous a destinée." (V-21)
Moïse a aussi reçu de Dieu l’ordre d’enlever ses sandales dans la Vallée Sanctifiée avant d’être informé de sa vocation et de sa mission [12]. Le récit biblique [13], tout autant que le Coran, le mentionne :
"Je suis en vérité, ton Seigneur ! Ôte tes sandales : tu es dans la vallée sainte de Tuwwa » (XX-12)
Dans la Tradition de l’islam, ce qui est connu du Prophète par inspiration, et qui reproduit la parole de Dieu, est aussi qualifié comme Tradition sacrée ou Hadîth qudsi. Sa caractéristique est qu’il désigne une révélation directe, où Dieu parle à la première personne par la bouche du Prophète [14].
Suite au texte coranique et à la Tradition, la culture soufie monopolise presque l’usage de cette terminologie, en ceci que plusieurs œuvres convoquent le mot sous ses multiples structures, pour renvoyer à leurs champs sémantiques qui font la toile de fond de leurs écrits. Dans ce sens, on est en droit de rappeler quelques œuvres fondatrices, dont celle d’Abû Hâmed Al-Gazâlî, Ma’âridj al-Quds fî Madâridj Muhâsabat al-Nafs (Les échelles de la sainteté pour le procès de conscience), œuvre consacrée à l’éthique et au concept de purification dans l’expérience soufie ; celle de Nûr al-Dîn ’Abd al-Rahmân al-Djâmî, Nafahât al-’Uns Min Hadarât al-Quds (apparemment une œuvre d’ésotérisme et de méditation) [15] ; celle d’Ibn ’Arabî, Rûh al-Quds fî Munâsahat al-Nafs (L’Esprit de Sainteté dans la guidance de l’âme) ; et celle de l’égyptien ’Abd al-Wahhâb al-Sha’arânî, Al-Anwâr al-Qudsiyya fî Ma’rifat Qawâ’d al-Sufiyya (Les lumières sacrées de la connaissance des fondements du soufisme), dans un même ordre d’idée. La culture générale et la jurisprudence ne suivent que très peu le soufisme dans cette pratique.
Une autre lecture, sereine et modérée, s’arrête sur le sacré dans sa liaison au religieux, principalement à la connaissance sous une égide religieuse. En Orient, l’iranien Seyyed Hossein Nasr évoque que « la connaissance a toujours été liée au sacré et à la perfection spirituelle. Connaître signifie en définitive être transformé par le processus même de connaissance, comme la tradition occidentale l’affirma aussi à travers les âges, avant qu’elle ne fût éclipsée par la sécularisation et l’humanisme post-médiéval qui entraînèrent une séparation entre la connaissance et l’être, l’intelligence et le sacré. » [16]
Le sacré n’étant que l’Infini et que l’Éternel, sa connaissance ne peut conduire qu’à la liberté et à la délivrance des attachements et limitations réducteurs. Ce point de vue n’est pas partagé par la vision moderniste, qui n’envisage pas sous cet angle ce qui est religieux, lequel est pour elle synonyme d’orthodoxie et de traditionalisme archaïsant. C’est le fait de sacraliser une idée, une pratique littéraire, scientifique ou religieuse, un personnage appartenant à une autre époque, qui dresse au regard du modernisme les clivages entre notre époque, nos façons de voir et de vivre le présent. Ceci encourage la coupure entre notre héritage civilisationnel et notre entité présente appelée, au demeurant, à se conformer aux exigences de l’universel. Sacraliser une production antérieure est synonyme de panne rationnelle et par définition d’incapacité de produire les discours d’actualité :
« Quand les idées se heurtent à l’incapacité de réfléchir, elles s’installent dans les consciences et rien ne peut les en détacher, quel que soit le degré de leur médiocrité. A force d’être répétées, ces idées s’enfoncent plus encore dans les consciences et dans la Raison, ce qui donne à leurs sujets un caractère proche du sacré, et interdit toute tentative de les critiquer ou de s’en approcher même méthodologiquement. » [17] (notre traduction)
On voudrait donner une justification à ce discours dans notre propos, en faisant le rapport entre le discours que produit le modernisme arabe dans sa guerre contre la religiosité, et le religieux tel qu’il est perçu et pourquoi pas sacralisé sur fond de discours illuminé, réfléchi et en conformité avec les besoins de l’être humain, à cette époque plus qu’à une autre. Est-il vraiment nécessaire d’opposer modernité et religion ? L’orthodoxie a-t-elle vraiment le monopole du phénomène religieux ? Y aurait-t-il des raisons qu’on ne connaît pas encore, qui ont condamné le discours religieux à rester otage des interprétations responsables de ces choix qui divisent plus qu’ils ne rassemblent ? Pourquoi la thèse spiritualiste, pour ce genre de penseurs, est-elle la première à être écartée quand il s’agit de trouver une réponse à même de concilier ces extrémités de notre entité existentielle ? Quelle idée devrait-on se faire sur ce qui est religieux et ce qui est spirituel ? Qu’est-ce qui a la vocation de rapprocher les deux phénomènes, et d’en produire un discours convainquant parce que réfléchi, qui sera un jour sacralisé à son tour sans pour autant entraver le cours des idées et des choses ?
La lecture qui se veut proche du rationalisme se fait une idée différente du sacré. Si le sacré pour les spiritualistes est ce qu’on a déjà avancé, il est pour la tendance moderniste arabe, au risque de se répéter, un facteur de stagnation et responsable d’arriération. L’opposer au rationnel, moyennant des comparaisons pour le moins qu’on puisse dire étonnantes, entre les tenants de la spiritualité et les prophètes du rationalisme depuis Al-Ghazâlî, Ibn Rughd, Ibn ’Arabî, Ibn Taymiyya, jusqu’à Rashîd Ridâ, Djamâl al-Dîn al-Afghânî, Muhammad ’Abdû, Larbî Darqâwî, ’Abd-ul-Hamîd Ibn Bâdîs, Ahmed al-’Alâwî, en passant par Ibn ’Adjîba, Ahmed al-Tidjânî, Abd-ul-Hayy al-Kettânî, est un moyen trop peu sûr d’aboutir à une analyse sinon exhaustive réaliste des deux tendances que tout oppose. Néanmoins, on ne peut omettre de dire que les deux discours se partagent la configuration culturelle en existant l’un par l’autre. Dans l’esprit d’une certaine classe intellectuelle au moins. Les néo-rationalistes vont nous intéresser à plus d’un titre. On citera les plus en vue. Le marocain ’Abed al-Djâbirî dont l’élan révisionniste interfère l’épistémologique et l’idéologique, aboutit à l’exclusion de la pensée soufie, bien que se trouvant l’une des plus importantes dans la sphère culturelle arabo-musulmane. L’algérien Muhammad Arkoun, dont le projet déconstructionniste s’applique à écarter quelques expériences spiritualistes du monde de la philosophie. Lui aussi ne reconnaît pas la philosophie de l’Illumination, l’expérience soufie et gnostique non plus. L’égyptien Nasr Hâmed Abû Zeid, qui se cherche une place dans la dynamique du renouveau arabo-musulman, en s’appuyant sur la critique exclusive de l’héritage culturel dans sa globalité. Son projet, en vue d’élaborer une alternative au système de pensée traditionaliste, miné par la mainmise de la religion, se trouve lui aussi otage des pratiques fondamentalistes qu’il essaye pourtant de combattre. L’Egyptien Hasan Hanafî, penseur se réclamant de la "gauche islamique", se positionne dans un anti-spiritualisme radical auquel il impute la dégradation du rationnalisme arabe et le rend responsable de l’émergence de la mouvance orthodoxe.
Pour Nasr Hâmed Abû Zeid, le système culturel musulman dans son essence réelle n’a pas connu de vrai mouvement de pensée. Les seuls dignes de cet attribut, pour lui, les Mu’tazilites, reprenant Henri Laoust qui les présente comme « la plus importante école de théologie dogmatique » [18], et qui sont l’antithèse du spiritualisme, n’ont vécu qu’en marge de la société à cause de leur rationalisme d’où le crédit qu’il leur accorde [19].
Leur version dans l’Islam andalou est le philosophe de Cordoue Abû-l-Walîd Ibn Rushd [Averroës pour l’Occident], dont la marginalité dans la culture arabo-musulmane est doublement expliquée, d’une part, par la place décalée qu’il a occupée dans le système culturel et rationnel d’alors, qui lui a valu les persécutions que l’on sait, et d’une autre part, dans les dispositions socio-politiques.
La marge incarnée par Ibn Rushd, a donné lieu à un centre qu’a occupé Al-Ghazâlî, non pas par sa symbolique de pôle de jurisprudence, de philosophe et de spiritualiste, mais par la manipulation des pouvoirs politiques en place dont il a fait l’objet. Ces derniers se l’ont accaparé à même de l’utiliser dans une visée utilitariste allant de la sauvegarde de leur système politico-social jusqu’à la liquidation matérielle de tout discours antagoniste.
Pour cet écrivain, loin d’être ce que Durkheim appelle un libre penseur [20], Al-Ghazâlî n’aurait pas excédé la mission de consolider le Califat ’abbaside en s’enfermant dans le rôle de justificateur du politique par l’entremise de la pensée. Il aurait produit un discours qui était devenu, d’une part, celui des instances gouvernantes par excellence [21], et d’une autre part, celui des couches populaires, vu sa double structure. Le versant ash’arite dans le discours d’Al-Ghazâlî le philosophe et le jurisconsulte est celui qui a appuyé les pouvoirs politiques et justifié leur prédominance idéologique dictatoriale. Quant au versant soufi - dans ses deux dimensions sunnite et gnostique -, il n’a offert simultanément à l’élite et à la population que de la consolation, matière à contrecarrer les dépassements des pouvoirs politiques. En plus qu’il offre à l’Etat sunnite une arme idéologique dans son combat contre le pouvoir chiite. Rien d’étonnant donc que son discours reste prédominant, du cinquième siècle de l’Hégire jusqu’à nos jours. [22]
On ne peut pas ne pas faire d’antithèse à cette conception des choses. Ce n’est pas la lecture que nous faisons d’Al-Ghazâlî dans la configuration du cinquième siècle hégirien, de ses relations avec les pouvoirs politiques. En dehors de ce qu’il a donné de sa vie à l’érudition, du temps et de l’effort qu’il a pu vouer à son œuvre (ce qui a pu à coup sûr l’éloigner de la sphère politique et même sociale), il a été aussi assujetti à la marginalisation qu’avait incarnée une certaine réputation de son Ihyâ’ ’Ulûm al-Dîn (Revivification des sciences de la religion) brûlé tout autant que l’œuvre d’Ibn Rushd ; la persécution des gouvernants a été à l’origine de beaucoup de ses problèmes, et de son instabilité physique dans la grande topographie de l’empire musulman d’alors, ce qui l’a obligé à fuir gouvernants et institutions. Se trouvant à Bagdad, il a feint se diriger vers La Mecque – dira Al-Djâbirî - alors qu’il voulait aller en Syrie pour recouvrer sa sérénité et sa liberté de penser et de vivre [23].
Cibler une autorité scientifique et une somme spirituelle comme Al-Ghazâlî, de cette manière, signifie pour les gouvernants de toute nature que le politique récupérait le discours religieux d’un côté, en vue de s’assurer la mainmise sur tout le système culturel qui le préserverait des soulèvements populaires (l’Etat étant le gardien officiel de la religion), et d’un autre côté, se rallier les couches sociales et les intellectuels qui acceptaient de cautionner leur salut personnel et leurs intérêts matériels, par un silence complice ou carrément par une adhésion au mouvement justificateur dont cet auteur taxe Abû Hâmed Al-Ghazâlî.
De là, le sacré que stylise le genre d’Al-Ghazâlî ne peut être donné comme moyen de production de la connaissance. Mise au crédit du rationalisme seul, de Ibn Rughd à Nasr Hâmed Abû Zeid, la connaissance telle que produite dans l’antagonisme et la culture de la marge ne pourrait rendre compte du système culturel installé dans la société arabo-musulmane dès le début.
Il ne serait pas juste de faire croire que le rationalisme est le seul à avoir goûté la persécution et à avoir payé le prix de son existence dans une société faussement présentée comme anti-rationaliste. N’est-ce pas au nom du sacré, divin ou religieux d’une façon générale, que la spiritualité a compté ses martyrs ? - il n’y a qu’à se rappeler Al-Hallâj et Al-Suhrawardî. C’est aussi au nom du sacré universalisé, que le soufisme a livré une longue liste de savants autres qu’Al-Ghazâlî traqués de leur vivant, ou censurés une fois morts. Dans le même ordre d’idée, on peut dire également que le rationalisme mu’tazilite a bien servi les instances politiques, du temps des ’abbasides, et c’est la spiritualité qui en a fait les frais. Le septième calife Al-Ma’mûn en a bien usé pour combattre le discours sunnite qui lui paraissait contraire à sa doctrine.
C’est la culture du défi au conventionnel qui est tirée de l’enseignement d’Averroës, et qu’on veut projeter sur notre époque. Il est pris comme modèle parce qu’il a su - à leurs yeux - se créer une dynamique d’affrontement dans un débat intellectuel qui n’était pas équilibré.
Mais est-il vrai qu’on peut éclaircir les horizons par une simple projection d’un passé florissant sur un présent suffisamment en perte de repères ?! Faire appel à une référence d’une autre époque pour illuminer des zones d’ombre qui ne sont ni de son époque ni ne relèvent des centres de gravité épistémologiques que les phases de l’histoire peuvent connaître différemment, n’est-il pas une autre forme d’archaïsme que le modernisme récuse pourtant violemment ? En tout cas, si le phénomène de modernisation prêche la coupure épistémologique avec un passé par trop sacralisé, il n’en demeure pas moins qu’il ne fait pas de même avec les représentants des mouvements qu’il accrédite.
En conclusion, le spiritualisme n’est sujet aux critiques les plus sévères que parce qu’il s’oppose, de par ses fondements et ses valeurs, aux phénomènes qui font ses intérêts, pour des raisons pas toujours "catholiques", selon l’expression consacrée.
[1] Thiollier, Marguerite-Marie, Dictionnaire des religions, Bruxelles-Paris, Éditions Chapitre Douze, 1995, p.499
[2] Ibid.,
[3] Casajus, Dominique, Le sacré, in Encyclopædia Universalis, V.20, p. 398
[4] Cf. Dumas, André, Le sacré in Encyclopædia Universalis, V. 20, p. 400
[5] Cf. Encyclopædia Universalis, V.20, p.397
[6] Cf. Barbotin, Edmond, Expérience, in Dictionnaire critique de Théologie, sous la direction de J-Y. Lacoste, PUF, 1998
[7] Pfirsch. Luc, La religion égyptienne, in Encyclopédie des religions, V.1, p. 40
[8] Porte, Danielle, Les origines de Rome, in Encyclopédie des religions, V.1, p. 198
[9] Degrâce, Alyette, Le Judaïsme et la lecture religieuse de l’histoire du peuple juif, in Encyclopédie des religions, V.1, p. 268
[10] Cf. Dominique Sourdel, Janine Sourdel-Thomine, Vocabulaire de l’Islam, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », 2002, p. 100
[11] Tessier, Robert, Le Sacré, Les Éditions du Cerf, Les Éditions Fides, 1991, p.22
[12] Cf. Deladrière, Roger, notes de Le Tabernacle des Lumières d’Al-Gazâlî, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Points », 1981, note 74, p. 106
[13] Exode, III, 5. cité par Roger Deladrière
[14] Cf. Burckhardt. T, Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam, p. 170
[15] Citée par Blochet. Cf. Blochet. M. E, Etudes sur l’ésotérisme musulman, p. 1
[16] Nasr, Seyyed Hossein, La connaissance et le sacré, Traduit de l’Anglais par Patrick Lande, L’Age d’Homme, 1999, p. 7
[17] Nasr Hamed Abu Zeyd, Al-Khitab wa Ta’wil, p. 19
[18] Laoust. Henri, Les schismes dans l’Islam. Introduction à une étude de la religion musulmane, Alger, S.N.E.D, 1965, p.101-102
[19] Nasr Hamed Abu Zeid, Al-Nass wa al-Sulta wa al-Haqiqa, pp. 13- 66 (version arabe)
[20] Durkheim. Émile, « L’avenir de la religion », La science sociale et l’action, Paris, P.U.F., 1970, p. 309
[21] Cf. Nasr Hamed Abu Zeid, Al-Khitab wa al-Ta’wil, p. 28 (version arabe)
[22] Ibid.,
[23] Cf. Al-Djabiri, Takwin al-’Aql al-’Arabi, p. 280 (version arabe)