N° 150, mai 2018

Jean Fautrier
« matière et lumière »
Exposition au musée d’art moderne de la ville de Paris,
26 janvier - 20 mai 2018
une peinture de l’informe


Jean-Pierre Brigaudiot


Photos : Exposition Jean Fautrier au musée d’art moderne de la ville de Paris

Jean Fautrier (1898-1964) est un artiste dont l’œuvre majeure s’inscrit dans la période de ce qu’on appelle la Seconde Ecole de Paris, celle des abstractions appelées lyrique, informelle, tachiste ou gestuelle qui émergent vers la fin de l’entre-deux-guerres mondiales et à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, pour perdurer jusqu’a l’aube des années soixante-dix. Ces tendances se positionnent pour partie en alternative aux abstractions géométriques, celles issues de Mondrian avec, un peu plus tard, l’Op’art et l’art cinétique, lesquelles abstractions géométriques n’ont alors pas dit leur dernier mot. Outre des partis pris très différents, l’art géométrique et l’art informel impliquent des rapports différents au monde : la géométrie se fonde sur la rationalité davantage que sur l’expression, alors que l’informel privilégie une extrême sensibilité. Si ces artistes de l’informel et de la seconde Ecole de Paris opèrent, pour les plus notoires d’entre eux, dans les abstractions, ils opèrent également dans différents types de figurations et ce qu’ils ont en commun est sans doute un désir de réinventer l’art sur la base de l’expression de soi. Il s’agit également de proposer des alternatives à l’art du passé, même relativement récent. L’art moderne, en effet, a, pour l’une de ses caractéristiques, d’être une course à l’invention, comme à la réinvention de l’art ; c’est ce qui s’est appelé un peu plus tard le système des avant-gardes, l’une chassant l’autre.

Affiche de l’exposition Jean Fautrier

 

Les formes de l’informe.

 

Fautrier est né en France. Les déplacements familiaux feront qu’il étudiera l’art à Londres où il va côtoyer inévitablement l’œuvre de Turner, ce qui a pu être l’un des moments déterminants pour sa peinture à venir : Turner a développé une peinture dont les œuvres les plus innovantes, en même temps qu’inoubliables, montrent les formes visibles se dissoudre dans la lumière et la couleur (les tempêtes et les couchers de soleil). L’histoire de l’art considère ces œuvres, quasiment abstraites, comme anticipant l’Impressionnisme, et plus précisément certaines œuvres de Monet, dont celle intitulée Impression, soleil levant. Datée de 1872, son titre servira à nommer le mouvement impressionniste lui-même. Pour autant, si l’œuvre de Turner et cette œuvre « informelle » de Monet ne sauraient résumer à elles seules l’œuvre de Fautrier, elles témoignent d’une orientation de sa peinture, tant lorsqu’elle est figurative que lorsque seuls les titres rappellent ce qu’elle figure : les formes sont indécises, noyées dans une sorte de brume qui est en même temps lumière, où les contours bégaient, n’en finissant pas d’impréciser le sujet, un peu comme il en est, par ailleurs, du dessin chez Giacometti.

Ses premières œuvres exposées au Salon d’automne, en 1922, à Paris, sont déjà de petits formats auxquels Fautrier restera attaché, peintes en tonalités très sombres et fortement expressives. Longtemps, Fautrier va continuer dans la voie d’œuvres sombres où les sujets, natures mortes, groupes de personnes, paysages et portraits émergent d’une pénombre omniprésente, représentés d’une manière que l’on peut qualifier de cruelle, dans une ambiance presque sinistre, avec, peu à peu, des matières picturales très présentes. Dès lors, il va poursuivre une carrière artistique faite de rencontres et d’amitiés avec des artistes, des galeristes, des écrivains, des intellectuels : Modigliani, Soutine, Malraux, Paulhan, Bataille, Char, Ponge, Eluard… Cette présence de poètes et d’écrivains aux côtés de Fautrier n’est d’une certaine manière pas étonnante si l’on regarde cette peinture qui, notamment avec la série des Otages, commencée en 1943, devient non seulement matière et lumière (le titre de l’exposition) mais aussi et littéralement écriture. Ecriture, comme si son entourage d’écrivains et poètes déterminait, en lieu et place du trait qui cerne le plus souvent les formes figurées, une peinture « écrite » faite de traits-signes circulaires, en boucles et en hachures répétées qui finissent par investir la surface totale du tableau. C’est que peu à peu, la figuration, la représentation explicite des sujets, figures, paysages, natures mortes, va s’estomper et que la peinture de Fautrier va devenir une peinture abstraite –en tout cas d’une certaine manière car il y a bien des manières, pour la peinture, d’être abstraite. Avec la série des Otages s’installe l’œuvre majeure de ce que sera la peinture de Fautrier, au plan de ses textures et matières, comme au plan du trait et de la couleur. La matière des petits tableaux ou très petits tableaux est épaisse et même davantage avec une forme principale qui renvoie très vaguement à un visage : une forme incertaine et circulaire, si épaisse que le trait, l’écriture qui la recouvre y est incrustée.

 

Les otages, la guerre : une peinture où ce que je sais laisse entrevoir ce qui n’est point exhibé.

 

Durant la Seconde Guerre mondiale, Fautrier va approcher la Résistance (la résistance armée à l’occupation allemande), et c’est pour cela qu’il sera momentanément emprisonné. La série des Otages apparait comme l’expression d’une émotion faisant écho à des innombrables prises d’otages, tortures et exécutions opérées par l’armée allemande en réponse aux actions et attaques des résistants. Cette importante série d’œuvres peut être rapportée aux Massacres de la guerre de Goya. Chez l’un, ce sont peintures et gravures explicites montrant par le détail les exactions, horreurs et cruautés de l’armée napoléonienne : membres coupés, corps mutilés, par exemple alors que chez l’autre, Fautrier, il n’y a pas de figuration ou alors une figuration qui doute d’elle-même : une vague forme de visage griffonnée, raturée, comme éradiquée par ce qu’on ne voit pas mais peut imaginer : la torture, la mise à mort, la déportation vers les camps d’extermination. Dans cette série, c’est donc le titre qui, en premier lieu, indique le sujet et génère l’émotion. Ensuite vient la peinture, une peinture du sensible où le regard cherche en vain quelque indice explicite ; il n’y en a pas car si figure il y a, elle se noie dans la matière lacérée, dans des teintes indécises, dans une lumière blafarde. Ces indices sont tout autant incertains que le sont les formes : la rature qui efface, éradique, ces teintes en camaïeux que le titre peut inciter à nommer blafardes, comme le visage des morts, cette matière plâtreuse qui peut évoquer les pansements, c’est toujours de l’ordre du peut-être. Ainsi fonctionne cette série des otages, dans un non-dit que canalise le titre, vers une émotion, vers un partage de la souffrance de ceux qui ont été torturés et mis à mort, vers l’émotion de ceux qui ont vécu cette période de médias archaïques. Le monde de l’art, les amis et proches de Fautrier vont accueillir cette peinture très favorablement et ne serait-ce un marché déprimé par la crise économique de 1929, elle va croître en notoriété et bénéficier d’un réel succès commercial car soutenue par les meilleures galeries parisiennes du moment. Finalement, elle sera reconnue officiellement puisque Fautrier sera présenté par la France à la Biennale de Venise en 1960.

 

La peinture comme étant son propre sujet

 

Pour mieux connaitre cette peinture du sensible, faire un détour par la sculpture de Fautrier peut être utile, autrement dit ce détour permet un certain recul ou un regard autre. La plupart des sculptures présentées dans cette exposition assez exhaustive sont, comme les tableaux, de petits formats. Ce sont essentiellement des têtes humaines, la plupart sont à une échelle réduite où l’artiste ne cherche nulle ressemblance avec un quelconque modèle : ce qui compte ici c’est avant tout la texture. Cette texture est comme celle issue du travail du sculpteur qui « monte » son sujet, une première maquette, en terre à modeler, avec, à ce stade, les empreintes des doigts, notamment des pouces. Ainsi ces pièces, souvent tirées en bronze, se donnent à percevoir comme très proches de la peinture de Fautrier : formes informes et imprécises, évoquant plutôt des objets archéologiques issus de civilisations depuis longtemps disparues, une régression ou un retour vers quelques premiers temps de l’humanité et l’homo faber. Mais, comme quelquefois l’œuvre picturale, cette sculpture semble avoir quelques affinités avec un certain Art Brut développé à la même époque par Dubuffet. Indéniablement la peinture, comme la sculpture de Fautrier semblent prises dans un désir de se débarrasser de trop de savoirs et savoirs faire (le programme de Dubuffet), désir de retour aux sources, aux antipodes d’un art encombré de trop de civilisation. Ainsi, et cela vaut pour bien d’autres artistes de l’expression et de l’informe, s’exprime une volonté de faire table rase de l’académisme afin que l’art re-devienne expression ; cela passe ici par une reformulation du vocabulaire plastique qui n’est plus issu de règles canoniques mais se réinvente avec chaque œuvre et finit par devenir son propre sujet. La peinture abstraite montre la peinture et son faire !

Si dans le parcours de Fautrier la matière gagne en épaisseur au fil des ans, l’imprécision fait de même : les contours des formes s’estompent, se dissolvent, se noient à la fois dans cette matière où colles et plâtres servent de fond, appliqués à la spatule. Le trait de cerne disparait au profit de cette quasi-écriture et hachures. La réalisation du tableau n’est plus celle d’un projet arrêté en amont, elle est l’aventure du faire et du ressentir où le sujet, l’éventuel sujet s’efface derrière ceux-ci. Aventure de l’expression d’un ressenti du partage des souffrances des otages torturés, partage qui s’effectue dans le temps même de réalisation du tableau qui ne représente plus quelque sujet que ce soit mais témoigne en fait du pathos de l’artiste. D’une certaine manière, les procédures d’effectuation de Fautrier rejoignent celles de Pollock, en tout cas au plan de l’ignorance partielle par l’artiste, de ce qui va advenir. C’est peut-être ici que réside la réelle dimension novatrice de l’œuvre de Fautrier : une œuvre qui advient durant son effectuation et qui pour autant n’a à priori rien à voir avec la démarche des surréalistes. Même si… tout ce que rencontre l’artiste, même si cela ne le concerne à priori nullement, le travaille et ainsi nourrit ses potentiels imaginaires et créatifs.

 

Le doute : une esthétisation de la souffrance ?

 

Autant la série des otages peut-être et a été perçue comme le partage et le témoignage sincères d’une souffrance imaginée, puisque Fautrier ne l’a connue que rapportée et racontée, autant certains contemporains, dont des critiques d’art notoires tels Michel Ragon et par ailleurs André Malraux, ont exprimé des réserves quant à l’esthétisation et la mise en série effectuée par Fautrier. On peut argumenter ainsi : avec ces peintures, c’est le titre qui sert d’indice et nomme le thème. Il n’y a aucune description des scènes de torture comme pourraient en faire certaines figurations ou le cinéma, il n’y a aucune narrativité clinique et malsaine. Le rapport de la peinture avec le thème évoqué est ainsi très distendu et peut de ce fait sembler forcé : cette peinture existe par elle-même, en sa propre aventure, dialogue et combat entre le peintre et la matière, donc elle n’a pas de lien avec une réalité visible, donc le lien avec la torture pourrait n’être qu’arbitraire. Le peintre nous dit qu’il a été bouleversé par ces tortures et on ne peut que le croire. Pour autant on pourrait dire, comme les critiques d’art ont pu le faire, que ces œuvres sont trop jolies et que ce joli est déplacé, ce qui signifierait dès lors dans la pensée de ces critiques d’art la présence d’une modalité de ce que peut et doit être la mémoire rendue à un martyr. Lors du vernissage de la première exposition de la série des otages, en 1945, celle-ci fit sensation, le sujet était encore d’actualité, les uns et les autres avaient pu connaître des otages.

Cependant, suivant le parcours induit par cette exposition, j’ai été fort déstabilisé par une série d’œuvres réalisées ultérieurement : Fautrier, vers le milieu des années cinquante reprend le principe même d’élaboration des tableaux de la série des otages, mêmes matières et teintes, et leur donne pour titres des morceaux de jazz. D’autre part, après le soulèvement des Hongrois, à Budapest, en 1956, contre l’occupant soviétique, il peint une série de toiles en hommage aux partisans. Dès lors, il est difficile de savoir que penser de cette série des Otages : opportunisme, sensiblerie, engagement qui n’en est pas un pour une cause, esthétisation de la souffrance et de l’horreur. Bref, reste un doute : peut-on rapporter l’horreur ?

 

Reste une œuvre, une peinture qui trouve sa place dans l’histoire.

 

Au-delà du débat définitivement non clos qui précède, reste la peinture de Fautrier. Une peinture de la Seconde Ecole de Paris qui réinvente la peinture, une peinture dès lors libre d’elle-même, au-delà de ce qui pouvait la prescrire. Une peinture où la procédure et les stratégies d’"advention" deviennent peu ou prou sujet, stratégies au cœur desquelles le pathos de l’artiste s’exprime en toute liberté, objet esthétique libéré de la contrainte de représentation du visible, une peinture et un art expérimentaux, un nouveau départ, une redéfinition du concept d’art.


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