N° 152, juillet 2018

PEINTURES DES LOINTAINS
La collection du musée du quai Branly - Jacques Chirac
30 janvier 2018 - 6 janvier 2019
Une exposition et deux voyages en un : en peinture et aux colonies.


Jean-Pierre Brigaudiot


Le flamboyant – Martinique

La colonisation est un phénomène qui fait partie de l’histoire de l’humanité, celui-ci revêtant différentes formes plus ou moins brutales, plus ou moins visibles, car la colonisation militaire, celle qui prime, est en concurrence avec d’autres formes de colonisation également violentes, dont la première est la colonisation économique. Certaines colonisations ne sont que temporaires, comme celle de l’Ethiopie, par le régime fasciste italien, comme celles d’un certain nombre de pays d’Afrique ou d’Asie, par la France. D’autres sont irréversibles, comme celle des Amériques par les Européens. Cette exposition du Musée du quai Branly montre avant tout des peintures, et c’est un choix car elle aurait pu également montrer des photos, lesquelles abondent durant une grande partie de la période concernée, couvrant essentiellement le dix-neuvième siècle, une partie du dix-huitième et du vingtième siècles. La raison du choix de la peinture réside dans le fait qu’avec ces œuvres picturales, il s’agit d’un legs important, une collection considérable dont seule une partie est montrée actuellement au Musée du quai Branly. Cette collection du musée est riche en œuvres picturales de styles et de factures étonnamment variés ; une peinture qui n’est cependant pas entièrement vouée au reportage ou au témoignage car elle se révèle autant elle-même en tant que peinture ne montrant que des aspects choisis de la colonie et de ses indigènes. Visitant l’exposition, je ne m’attendais point à ce phénomène, à cette pluralité de modalités de la peinture qui va d’une facture totalement classique à des proximités avec un art moderne libre de lui-même, de son substrat théorique, comme de ses formes. Dans cette exposition, sauf sans doute pour les cas de Gauguin et d’Emile Bernard, les œuvres sont des œuvres de commande avant tout destinées à témoigner à la fois de la nature physique et humaine des colonies et d’autre part, de l’œuvre du colonisateur, ceci étant donné à voir de manière très « recevable » d’un point de vue social et humanitaire, même si dans ces peintures, les figures de l’un et de l’autre, du colon (le « bienfaiteur ») et de l’indigène sont nécessairement réductrices. Contrairement à l’imagerie diffusée par un certain nombre d’Expositions Coloniales ou d’Expositions Universelles, dans la présente exposition, l’indigène n’est plus ni le sauvage ni le primitif. Il n’est pas non plus et n’est plus l’objet d’études anthropomorphiques, nous sommes bien loin des premières incursions coloniales et évangélisatrices des pays européens, à la fin du quinzième siècle ou au seizième siècle, lorsque les colonisateurs exterminaient hardiment ou baptisaient en masse.

 

Marécage à Madagascar

Une peinture où peindre se fait sujet, à l’encontre du thème

 

Ainsi, les œuvres présentées, même si elles sont majoritairement des œuvres commandées aux artistes pour donner à voir la colonie aux Français, reflètent une multiplicité de styles et manières de peindre, dont des mouvements picturaux qui ont marqué l’histoire de la peinture. Phénomène curieux, avec cette exposition thématique, que celui de ces mouvements, non seulement stylistiques, mais également « idéologiques » (en ce sens que figurer le monde visible implique une manière de représenter qui est aussi une philosophie, indépendante ou possiblement liée à une religion ou à un mouvement politique : l’art chrétien, l’art de la révolution soviétique en sont des exemples, ceux d’une adhésion de la peinture à un moment de l’histoire sociale). Ici, la peinture a pour mission évidente de montrer « humainement » les colonies, les territoires, les climats, les architectures, les populations, leurs mœurs, les coutumes, les « indigènes » et les colons à l’œuvre, et cette mission ne cherche pas à seulement témoigner d’un indéniable exotisme destiné à satisfaire la curiosité des populations métropolitaines et celle des ethnologues, elle montre l’œuvre « civilisatrice » de la France. L’essentiel de la période couverte est marqué par l’idéologie coloniale d’une France en pleine expansion, à la recherche de ressources et de débouchés commerciaux. Cette expansion coloniale va, pour ce qui est au plus proche, de l’Afrique du Nord (Algérie, Maroc et Tunisie) jusqu’aux lointaines Iles Marquises en passant par exemple par l’Indochine et Madagascar. Au cours du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, la colonisation se fait plus constructive et la France met en place les infrastructures modernes qui vont à terme changer radicalement les pays colonisés : chemins de fer, adductions d’eau, zones portuaires et administrations. Ce qui par conséquent modifiera le statut de l’indigène qui ne sera plus seulement réduit à n’être qu’une main-d’œuvre bon marché, voire gratuite, mais va acquérir un statut social, sinon de citoyen français, d’acteur et partenaire au sein de la colonie.

La peinture exposée joue double jeu : elle se donne à voir comme peinture elle-même, peinture que le sujet n’occulte pas, peinture où le sujet est à la fois mis en scène et occulté par la manière de peindre, par le style, par l’école ou le mouvement pictural. Dans le parcours de l’exposition, le visiteur va rencontrer tant un indéniable classicisme qu’une peinture impressionniste, mais aussi celle, symboliste, d’artistes tels Gauguin ou Emile Bernard, ou bien encore des œuvres à caractère décoratif, celles, par exemple, de Jean Dunand qui évoquent irrésistiblement le Douanier Rousseau. D’autres nous rapprochent de la peinture religieuse, de Puvis de Chavannes, par exemple. Les peintres représentés dans cette partie de donation sont pour la plupart d’excellents peintres ayant suivi des formations académiques et qui sont assurément reconnus par l’institution des Beaux-Arts car ils maîtrisent parfaitement leur art, lequel se rapporte peu ou prou à différentes écoles ou mouvements artistiques. Parmi ces peintres, il faut évoquer les Peintres de la Marine Nationale, ceux qui lors des longues traversées des océans, à la voile, puis à la vapeur, vont s’adonner à une activité de loisir, techniquement de bon niveau, dont le résultat mérite vraiment l’attention. Dans le contexte de ces siècles antérieurs au vingtième, il faut sans doute rappeler que la pratique du dessin comme celle de la peinture est fort répandue dans la société, tant chez les hommes que chez les femmes, et peut jouir d’un statut quasi professionnel, avec expositions et salons, médailles et notoriété. L’art du dessin et de la peinture ne s’est pas encore remis en question jusqu’à faire table rase de ses fondements.

Café maure près d’Alger

Une peinture romancée

 

Romancer, c’est partir d’une réalité perçue pour en créer une autre, imaginaire. Cela me semble fonder l’exposition : rendre compte d’une réalité perçue à travers les filtres de perception d’une société coloniale, celle des territoires et celle des indigènes et organiser celle-ci en fonction, tant des règles académiques que suit la peinture, que des innovations dans la manière de représenter le réel. Peinture et romance, ce que ces peintres donnent à voir de la colonie est un arrangement de sa réalité : elle est rendue plus exotique en même temps que pacifique ou pacifiée et la brutalité de la colonisation est occultée pour céder la place à une société placide et disposée à collaborer avec ses nouveaux maîtres – pour son bienfait ! Autrement dit, ce que les peintres montrent est le plus souvent un certain bonheur en harmonie avec le discours officiel du ministère français des Colonies, avec, également, les décors de l’ancien Musée des Colonies de la Porte Dorée, à Vincennes, musée appelé également, mais plus tard, Musée des Arts Africains et Océaniens : le rapport aux autres civilisations évolue ! Ces décors et peintures murales, s’ils témoignent de l’influence des Arts Décoratifs et du style Art déco, permettent un voyage immobile d’une colonie à l’autre, toujours peuplée d’êtres pacifiques et gracieux. Aussi, les œuvres illustrant le roman Paul et Virginie (1788), de Jacques Henri Bernardin de Saint Pierre, pourraient-elles d’une certaine manière être considérées comme prototypiques de la peinture de cette exposition : un exotisme imaginé, édulcoré et bienheureux.

 

Portrait de l’explorateur Emile Çentil (1866-1914)

Au-delà du reportage

 

Pour avoir visité un certain nombre de musées ethnographiques comme celui des Indiens des Amériques, à New-York, ou celui des Beaux-Arts de Montréal, ou encore celui d’Ottawa et me référant au souvenir de ce que j’y ai découvert, c’est-à-dire beaucoup de violence, tant dans les œuvres graphiques que picturales et photographiques, avec scènes de batailles et Amérindiens pitoyables, acculturés et déstructurés, rendus objectivement par la photo, il se confirme que ce que montre le Musée du Quai Branly est sans nul doute un peu trop joli et idyllique. Même lorsqu’il s’agit d’artistes comme Gauguin ou Emile Bernard qui ont fait davantage que conter les colonies, en y habitant, en s’insérant dans le milieu indigène, il ressort de leurs œuvres un indéniable idéalisme. Ils n’ont pas décrit ni rapporté la colonie mais l’ont vécue, aimée, fascinés par un retour vers l’Eden, celui du temps mythique où l’homme était simple et bon. Globalement, ce qui nous est montré avec ces Peintures des lointains s’éloigne du témoignage scientifique pour enjoliver le réel grâce à l’artifice qu’est la peinture, artifice différent selon les dates et les écoles, selon la manière de chaque artiste. Ainsi, cette exposition montre un réel idéalisé et conforme à ce que l’Etat colonial veut qu’il soit dit de la colonie, autant qu’elle montre le médium pictural. Cette particularité permet au visiteur une double lecture des œuvres en tant que documents et en tant que manières de peindre, mais davantage encore, elle permet de penser le monde. Visitant l’exposition, j’ai compris que ce qui est donné à voir ce n’est pas seulement le sujet colonial mais la romance de celui-ci, la manière de peindre et l’évolution de la peinture. Aussi ai-je effectué plusieurs retours sur mon parcours de visite pour voir ce que l’une, la romance, pouvait cacher de l’autre, la peinture. Et inversement puisque, en tant qu’artiste, j’ai tendance à voir la peinture avant le sujet qu’elle traite.

Le cirque de Cilaos

L’exposition permet un voyage aux quatre coins du monde, dans ces territoires et chez ces populations colonisées, et elle rend compte de la diversité des peuples colonisés, tant du point de vue morphologique que des rituels et religions pratiqués, comme des structures sociales, diversité également des architectures ou des habitats, du nomadisme ou de la sédentarité.

Cette relativement modeste exposition fait sans aucun doute partie de celles où il n’y a pas foule mais qui dit plus qu’il ne semble, bien plus. En ce sens, elle mérite à la fois d’être visitée et d’y passer un peu de temps.

 


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