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Des Lors : une tribu aux mille couleurs
Notes sur la vie des nomades de la province de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad
Pays de quatre saisons, la province de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad se trouve dans une contrée montagneuse au sud-ouest de l’Iran. Accueillant en son sein trois groupes de nomades Lors, à savoir les tribus Jâki, Bâvi et Âghâ Jari, cette province bénéficie d’une riche diversité culturelle caractérisée par un élément unificateur qui est la couleur - celle qui apparaît aussi bien dans la vie que dans la littérature et l’artisanat des Lors.
Les couleurs vives font partie intégrante de la vie des femmes lors dès l’âge de neuf ans. C’est à partir de cet âge qu’avec du fil, des ciseaux et une aiguille, elles commencent à confectionner leurs propres vêtements où dominent des couleurs gaies et des motifs floraux. Leurs habits comprennent plusieurs éléments à commencer par une jupe qui s’appelle tonbun. Assez large, cette jupe plissée était par le passé ornée de rubans blancs et noirs cousus sur ses bordures, appelés kourâ. Le tonbun tombe sur les pieds, et près de 14 mètres (15 guz) de tissu sont nécessaires pour sa confection. Les couleurs gaies, surtout le rouge, et les dessins chargés de fleurs sont considérés comme des éléments essentiels de cette jupe sur laquelle les femmes portent une longue robe appelée djoumâ. Cette dernière n’est pas très large – quatre mètres de textile suffisent. Fendue, cette robe est aussi ornée de petites pièces dorées. Sur la djoumâ, elles portent un gilet en velours appelé dang, qui a aussi une doublure en étoffe. Ses bordures sont décorées par un motif nommé âradj, qui consiste en un rang de lignes brisées de rubans dorés. De couleur bordeaux, le dang est plutôt porté en hiver.
Le klao est un chapeau en velours dont les bordures sont ornées par des âradj. Le centre du klao est vide, et on le noue sous le menton avec deux ficelles qui passent derrière les oreilles. Le meinâ est un tissu fin et mince d’environ deux mètres que les femmes âgées portent à la place du foulard. Elles l’enroulent autour de leur tête, tandis que les deux extrémités pendent autour de leur col.
Lorsqu’elles assistent à une réception, les femmes lors mettent un tchador ; cependant, elles ne voilent pas leur visage. Les femmes les plus âgées portent des tchadors de couleur foncée, tandis que les jeunes préfèrent le blanc et des étoffes avec des petits motifs fleuris. Elles mettent aussi leur tchador lorsqu’elles font leur prière. C’est aussi ce même type de vêtements qui sont portés lors des réceptions. Les femmes des tribus Lors ne mettent du noir qu’à l’occasion des deuils, d’ailleurs les jeunes filles tendent à esquiver le noir pour du bleu foncé.
Ces vêtements font partie intégrante des divers spectacles et danses traditionnelles. Lors de ces cérémonies, deux instrumentistes jouent du karnâ [1] et du dohol [2], et les femmes se mettent à danser avec leurs habits longs et colorés, en ayant à la main un petit tissu. Elles forment un demi-cercle, et la femme la plus âgée et expérimentée conduit la danse. Suivant la musique, les tissus se déplacent du haut vers le bas. En cas d’absence des instrumentistes, les femmes chantent elles-mêmes les chansons. La danse dure presque une heure et à la fin, quand les danseuses tombent presque de fatigue, la musique s’accélère. Elles se rassemblent alors comme un bouquet de fleurs de toutes les couleurs pour exécuter la partie finale de la danse. Les hommes exécutent aussi la même danse avec un tissu. Formant un demi-cercle derrière les femmes, ils mettent leur main libre sur l’épaule de la personne suivante.
La vie quotidienne de ces habitants est étroitement liée à l’art aussi bien qu’à la littérature. La littérature folklorique des Lors est transmise aux enfants par les mères. Narrés selon des styles divers parmi les tribus nomades, les contes nés dans ce contexte culturel sont racontés aussi bien dans la province de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad que dans le Khouzestân. D’ailleurs, étant donné la difficulté de la transcription de la langue Lori, aucun conte ou légende n’est écrit ni publié en cette langue – ils le sont plutôt en persan. Dans ces cas, ce sont seulement les noms propres et le titre des contes qui sont écrits en Lori. Les chansons chantées par les femmes et les hommes nomades évoquent à la fois l’histoire de leur vie et leur joie de vivre dans les couleurs vives des montagnes.
Bâriki pandja yalt tchi qabe nargues
Gar béchouri lachama nipisa hargues
Comme le narcisse, tes doigts sont doux et fins
Je ne me décomposerai jamais, si tu laves mon cadavre avec ces doigts
Les vers les plus connus de cette région se divisent généralement en deux groupes principaux : les yâr yâr et les dâyni. Différant l’un de l’autre du point de vue du rythme, ces deux types de vers ont aussi des emplois divers. Alors que les dâyni font part de la vie quotidienne des nomades, les yâr yâr ne sont chantés qu’au printemps, quand migre la tribu, et en automne, lorsque les fourrages jaunissent. Interprété seulement lors des réceptions ou des fêtes, le soru propose des chansons très anciennes chantées par les femmes à voix basse. Elles prononcent aussi le nom des jeunes couples pendant leur interprétation. La plupart des vers s’adressent à une femme aimée, qui est associée notamment aux couleurs jaune et rouge.
Achnafi men tchartalet makhmal guérouneh
Mâ beyne mil-o-zardion may barfe khouneh
Le prix du velours a augmenté quand tu as mis des pièces de monnaie d’or sur ta chevelure
Le bracelet en or et les pièces d’ambre sur tes mains blanches racontent l’histoire de la neige et du sang
Cette thématique du sang trouve un écho dans d’autres vers chantés par les amoureux courageux, qui risquent à chaque moment de recevoir une balle dans la poitrine :
Pahlal-e sorkhi chalâl sar barg-e chounet
Tâ pandj tir tchâk nabareh kas ny besounet
S’empourprent tes cheveux, comme un soleil sur tes épaules
Personne ne peut te séparer de moi sans que je ne reçoive cinq balles
Ou :
Pahlaleh boureh boland mey ial-e iabu
Sid Mamad men baqaleh Berno bema bou
Comme la crinière du cheval, tes cheveux sont roux et longs
Pourquoi dois-je recevoir une balle ?
Si tu as dans ton sein le sanctuaire de l’Imâmzâdeh Hassan
Ce jeu d’amour et de couleurs commence quand, séparés l’un de l’autre, les amants se retrouvent dans les souvenirs, ceux qui renaissent soit au sein de la nature, soit au travers des produits tissés à la main par les filles nomades - celles qui, écoutant les douces voix de la nature, créent des dessins aux couleurs de la vie.
Va bolandi Barfekon sinach mormichoun
Soqâteh glom tchi bi sar gomb golâchon
Le Yeylâq
[3] de mon amante est au sein des montagnes de Barfekon et Morqeh Michân
Quel autre souvenir que les fleurs pour ma bien-aimée ?
C’est en fait sur les tapis, les kilims et autres artisanats réalisés par les jeunes filles qu’apparaît le souvenir des fleurs les plus belles et parfumées. De fait, inséparables de la vie de leurs créateurs, les produits tissés à la main sont considérés comme les artisanats les plus importants des nomades de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad. Fabriqués sur des métiers horizontaux, les tapis de cette région se distinguent par leurs trames en laine ou en coton, et leurs velours en laine naturelle. Teintés de couleurs, ils rappellent l’inspiration puisée par leurs tisserandes dans la nature environnante à laquelle elles empruntent des motifs géométriques. Certains d’entre eux sont transmis de génération en génération et datent de plusieurs siècles. D’autres, comme le dessin à protomé de cheval, viennent de tribus voisines, notamment des Qashqâï. Ce dessin, consistant en deux chapiteaux à protomés de cheval, décore les bordures du tapis et fait penser aux chapiteaux de Persépolis.
Le motif le plus courant des tapis de cette région est le médaillon ou le bassin (howz). Formé par des lignes brisées, il se trouve au centre du tapis, et ses alentours sont remplis de motifs floraux, surtout des fleurs en forme de pentagramme. Les exemples les plus anciens de ce plan ne comprennent qu’un seul carré au centre duquel se trouve une fleur géométrique.
Le tapis aux champs multiples est un autre plan utilisé par les tisserandes de cette région. Ici, le champ du tapis est réparti en carrés mesurant 20x20 cm. Entouré par des bordures sans ornements, chaque cadre reçoit un motif distinct, comme le peuplier et le cyprès. Symbolisant la vivacité et la vigueur dans la culture iranienne, ce dernier rappelle aussi la verdure des forêts des montagnes de Zâgros. Garni de branches horizontales, ce cyprès apparaît sur les bas-reliefs de Persépolis. Les motifs animaliers comme la gazelle, l’ours, la perdrix, le lion, sont également des décors des tapis de cette région. Parmi ces bestiaires, le lion revêt la plus grande importance. Il arrive à plusieurs reprises qu’entourés par des lions de petite taille, un ou deux grands lions dotés de crinière se trouvent au centre du tapis, en tant que symboles de courage et de grandeur. Les tapis tissés à Kohkilouyeh va Boyer Ahmad se caractérisent de plus par leurs bordures ornées de divers motifs comme le cyprès, le peuplier, la rose, ou même la cloche.
Les produits tissés à la main de cette région ne se limitent pas au tapis. Mélange de l’art du kilim et du tapis, le gatchmeh est une sorte de kilim comportant les motifs floraux du tapis. Ainsi, pour le tisser, on n’emploie pas de trames mais le velours utilisé dans la fabrication du kilim. Il est employé comme tapis de sol fonctionnel ou décor mural dans les tentes nomades. Il est produit dans des régions rurales comme Sepidâr, Pâzanân, et Lamâ.
Fabriqué par les nomades sédentaires, le pochti est un coussin carré recouvert de tapis ou de kilim. Les pochti ont les mêmes motifs que les kilims.
Caractérisé par ses couleurs vives et claires, le djâdjim constitue un bon choix pour la couverture des korsi. [4] Léger et peu onéreux, il s’utilise aussi comme tapis de sol ou couverture de literie. Le djâdjim est orné par divers motifs comme le losange ou encore le mariv (escaliers géométriques transcendants).
L’un des artisanats les plus beaux des nomades, le tourbeh (reconnu sous le nom de toubreh ou torbeh) constitue l’un des éléments centraux des dots des jeunes filles de la région. Il s’agit d’un sac rectangulaire dont les deux côtés sont liés à deux cordes, et qui est utilisé pour ramasser des fourrages dans la plaine. Le toubreh est orné de motifs floraux et géométriques.
Sac à lanière longue, le tchanteh ou âyinehdân sert notamment à ranger le Coran ou les objets personnels des femmes. Ce produit à pampilles est souvent décoré de dessins simples au motif unique.
Fait parfois à partir de poils de chèvre et de laine, le djânamâz est un kilim utilisé pour faire la prière rituelle. Néanmoins, les tisserandes utilisent surtout des poils de chameau, car il s’agit à leurs yeux d’une tradition prophétique. Ce kilim est simple et sans aucun ornement, et sa blancheur symbolise la pureté et la sincérité du cœur du croyant lorsqu’il fait sa prière.
Le sofreh (nappe) sur lequel les femmes déposent le pain est un produit tissé à la main à partir de coton et de laine. De diverses couleurs, les fils de laine font naître les motifs ornant le sofreh. Sa texture ressemble à celle du tissu.
Tissé de manière similaire au kilim, le djavâl ou djour est un bissac à deux lanières que les nomades emploient pour transporter leurs affaires. Mise sur le dos d’animaux de bât, la sacoche (khordjin) sert à transporter la nourriture. De la même texture que le kilim, la sacoche en trames de laine et coton, est décorée de diverses couleurs. La salière (tivery) était aussi un objet tissé par le passé par les nomades pour transporter du sel. Fait à partir de poils et de laine, il est tissé de la même manière que le kilim rectangulaire. Il est décoré avec des losanges de différentes couleurs.
Bibliographie :
-Tisser le paradis, Tapis-jardins persans, Téhéran-Clermont-Ferrand, 2005.
Lama’eh, Manoutchehr, Farhang-e ’âmiyâneh-ye ’achâyer-e boyer ahmadi va Kohkilouyeh (La culture folklorique des nomades de Kohkilouyeh va Boyer Ahmad), Ashrafi, 1970 (1349).
Sitographie :
[1] Le karnâ est l’un des instruments à vent les plus anciens en Iran. Selon les documents historiques et les découvertes archéologiques de l’époque achéménide, cet instrument date certainement de plus de 2500 ans.
[2] Le dohol, dhôl ou doli est un tambour à deux peaux, joué avec les mains et avec une baguette dans le Caucase et notamment en Arménie, en Géorgie, au Kurdistan, en Afghanistan, en Iran, au Pakistan, au Népal et en Inde. (Wikipédia : dohol)
[3] Séjour estival des nomades.
[4] Le korsi est un type de table basse très usité par le passé en Iran, comportant un appareil de chauffage au-dessous et autour duquel sont disposées des couvertures.