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Musée du Jeu de Paume, Paris
Gordon Matta-Clark, Anarchitecte
Exposition du 5 juin au 23 septembre 2018
L’exposition rétrospective consacrée à Gordon Matta-Clark (1943-1978) par le Jeu de Paume est consacrée à l’essentiel de l’œuvre de sa courte vie, puisqu’il est mort à trente-cinq ans. Cette œuvre s’inscrit dans la mouvance de formes d’art alternatives, tel qu’elles vont émerger dans le courant des années mille neuf cent soixante. Ces formes d’art véhiculent d’autres et nouvelles définitions de l’art, du concept d’art, mais également d’autres postures de l’artiste dans sa relation aux institutions de l’art - les musées, les galeries d’art, l’économie de l’art -, dans sa relation au tissu social. Ici, il sera question de l’œuvre de Gordon Matta-Clark et celle-ci, dans le domaine de l’architecture, apparaît comme une remise en question radicale de ce qu’est advenue l’architecture aux plans de la modernité et de sa dimension internationale : absence d’identité, médiocrité, uniformité, édification à la hâte et bon marché, sans inventivité ; et, il faut le dire également, architecture de la reconstruction hâtive après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, architecture contemporaine d’un boom démographique sans précédent.
Gordon Matta Clark eut pour père le peintre surréaliste Roberto Matta, pour mère Anne Clark, designer, et vécut longtemps à New York dans un milieu artistique avant-gardiste où il côtoya autant Marcel Duchamp que Isamo Noguchi, contexte favorable à priori pour le développement d’une pensée alternative et créative. Son père, qui fut architecte et travailla avec Le Corbusier avant d’atteindre une réelle notoriété en tant que peintre surréaliste, l’avait encouragé à poursuive des études d’architecture. Très tôt, dès 1969, Gordon Matta-Clark développa des interventions in situ dans le domaine de l’architecture et s’intéressa à toute autre chose que construire des barres d’habitation ou des maisons standardisées pour une entreprise immobilière. A la fin des années mille-neuf-cent-soixante et au début des années soixante-dix, aux Etats-Unis, émerge notamment le Land Art, un mouvement artistique sous-tendu par une pensée de l’art totalement différente de la pensée artistique dominante encore centrée sur l’œuvre en tant qu’objet d’art unique et pérenne. Ce mouvement artistique conduit l’art hors la galerie et le musée, en même temps qu’il l’éloigne de sa commercialisation directe ; le Land Art, comme le Minimal Art, son contemporain, réinvente ses lieux et ses matériaux, se donne comme éphémère. Le premier va commencer à se faire en extérieur avant d’éprouver le besoin d’espaces auxquels il va se mesurer, ceux d’une « nature » (américaine) immense et sans limites où l’artiste œuvre bien loin des matériels et matériaux traditionnels de l’art. Robert Smithson, Dennis Oppenheim, Walter de Maria sont parmi les pionniers d’un Land art qui va se développer de pair avec le Minimal Art et va pour partie épouser l’Art Conceptuel, art que Walter de Maria sut remarquablement développer à la croisée de ces trois mouvements.
Gordon Matta-Clark fréquenta ce monde de l’art new-yorkais dont les expositions agitaient les avant-gardes car, en effet, ce Land art sorti du musée et de la galerie avait quand même besoin de ceux-ci en tant que médiateurs pour se montrer, s’affirmer, se faire connaître. Ainsi, les œuvres installées dans le désert du Nevada ou les traces dessinées dans la neige à Central Park ne pouvaient guère être vues autrement que sous la forme de leurs projets, plans et photos, œuvres éphémères ou éloignées des implantations du monde de l’art. Et pour la plupart des œuvres du Land Art, il en fut ainsi, ce que nous en connaissons ce sont les moyens par lesquels il en est rendu compte, bien souvent par l’artiste et auteur lui-même. Dès lors ce que l’on voit le plus souvent du Land Art, c’est sa documentation. Avec le Land Art et les premières apparitions des mouvements écologistes, comme avec le Minimal Art, les artistes réinventent les espaces de l’art autant que les matériaux dont on fait l’art. Cette posture alternative, comme la fréquentation de ces avant-gardes va sans nul doute avoir une influence déterminante sur le jeune architecte Gordon Matta-Clark.
Une posture critique radicale sous-tend l’œuvre de Gordon Matta-Clark. L’exposition dans sa globalité donne l’impression de se fonder avant tout sur une archéologie urbaine et peut-être que cette impression est pour partie due au choix des photos et des œuvres, avant tout issues du tissu urbain. Deux axes majeurs se font jour lors de la visite : l’un est une forme d’archéologie de la cité et l’autre, un regard en même temps qu’une appropriation d’un art mural alternatif, le graffiti, le tag, ce qui s’appelle aujourd’hui le Street art. « Anarchitecture », le titre de cette exposition est à la fois pertinent lorsque sont montrées des photos ou des vidéos d’actions et performances conduites par Gordon Matta-Clark, en ce sens qu’il inverse le trajet le plus habituel de l’architecte qui bâtit le plus souvent sans guère se soucier d’éventuels dommages causés au tissu urbain existant, lequel, faut-il le rappeler, est toujours aussi un tissu social.
Gordon Matta-Clark plutôt que d’édifier des bâtiments, va creuser, opérer en archéologue, dans la pierre et les ruines très temporaires des immeubles anciens : elles ne sont là, comme une agonie, que durant un processus de démolition. Et cette archéologie révèle la douleur sociale générée par beaucoup de grands projets architecturaux, que ce soit à New-York ou à Paris, avec ici la destruction du quartier des Halles et la négation d’un passé social séculaire, pour construire le Centre Pompidou. Toute une partie de l’exposition montre ce travail qui est à la fois celui de l’inventaire d’un massacre et celui de la création d’œuvres, à la limite de la performance et d’un Land Art urbain, autopsie et création, ou re-création, tout à la fois. Ces œuvres de Gordon Matta-Clark, conçues à même la chair du tissu urbain proposent un regard d’une humanité compatissante de la part de l’artiste qui, en ce sens, suggère une hypothèse, une possible alternative aux pratiques urbanistiques de la démolition-reconstruction de nos villes. Quelquefois nous avons des photographies émouvantes où l’on reçoit de plein fouet ces images d’une chair urbaine et humaine soumise aux attaques des machines, intérieur et extérieur du bâti, confondus, intimité des appartements ou façades d’immeubles historiques ; quelquefois ce sont des vidéos. Quelquefois Gordon Matta-Clark intervient et découpe, sculpte les structures construites pour en révéler la nature en même temps que s’opère un massacre, une négation, celle de la mémoire, celle de siècles de vies que la démolition va conduire à l’irréversible oubli des habitants et de leur histoire, à leur irrémédiable dispersion. L’un des sites d’opération de prédilection de Gordon Matta-Clark fut celui de quartiers de Manhattan à l’abandon, quartiers pauvres ou antérieurement industriels, le Bronx et les quais de l’Hudson, où règnent l’attente et l’incertitude sur leur devenir, sur la spéculation immobilière. Il s’agissait avec ces ruines urbaines et industrielles, de mettre en œuvre un engagement critique, social et économique. Ainsi l’exposition est avant tout documentaire et comporte un grand nombre de photos et des vidéos, témoins le plus souvent silencieux de la destruction, traces d’une vie qui a déserté ces lieux, images qui d’une certaine manière sont proches de celles que véhiculent les médias contemporains sur ces guerres conduites avec des armements infiniment destructeurs, se déroulant sur un nouveau champ de bataille, celui des tissus urbains. Ce travail extrêmement radical et critique de Gordon Matta-Clark va avoir un fort impact sur le regard des urbanistes et des architectes sur leur propre travail, bien au-delà de la belle architecture moderne, contemporaine, celle des exploits techniques et d’une libre création. Ici l’architecture est également anarchitecture, envers de son propre décor.
Un autre aspect du travail de Gordon Matta-Clark présenté au Jeu de Paume est celui qui s’empare des écritures urbaines, fait œuvre avec celles-ci, celles qui partout, de par le monde, envahissent les murs, les stations de métro, les terrasses haut perchées, les voitures des trains de banlieue. Art populaire spontané, expression d’un mal-être, art devenu tel peu à peu car ayant été reconnu comme art par les institutions, grâce aussi, à certains artistes proches du Pop’art, tels par exemple Jean-Michel Basquiat ou Keith Haring, de ceux qui ont conduit une forme d’expression jeune et populaire au statut d’œuvre d’art. Le travail de Gordon Matta-Clark passe ici par la photo, par des tirages, des assemblages, une forme aussi, de copy-art ; c’est un travail qui à la fois s’approprie un mode d’expression spontané et populaire et le fait ainsi advenir en tant qu’art. Gordon Matta Clark, ici encore est un activiste qui subvertit les conventions établies en matière d’art, nomme art ce qui ne l’est pas ou pas encore, comme Duchamp nomma œuvre d’art l’objet banal, l’urinoir signé R. Mutt, par exemple. Matta-Clark réinvente le réel et le transforme en œuvre d’art, et pour ce faire, il prend en charge un phénomène social. En ce sens, il est à la fois un inventeur qui extrait d’une matière première très sociale un potentiel artistique, inventeur et alchimiste.
Dans le parcours de l’exposition, le visiteur trouvera des œuvres emblématiques de la démarche et de la création de Gordon Matta-Clark : Conical Intersect qui est une découpe effectuée dans un immeuble de la rue Beaubourg à Paris, en 1975, est une expérience, une œuvre éphémère élaborée sur une architecture en voie de démolition ; elle est une révélation opérée par cette ouverture, de la structure en même temps que de l’espace comme espace social. On verra, lors du parcours de visite, les témoignages visuels de la performance effectuée dans le Bronx, où les artistes et les habitants du quartier taguent le camion de Matta-Clark, on verra également Day’s end, 1975, un travail qui prend place sur les rives de l’Hudson où un tronçon de highway urbain s’est effondré et se trouve provisoirement désaffecté. L’appropriation de cet immense espace par l’artiste qui voulait en faire un temple de soleil et d’eau offert aux populations riveraines déboucha sur sa fuite en Europe pour échapper aux poursuites judiciaires car il opérait sans autorisation. L’un des compagnons de Matta Clark lors de cette opération, G. H. Havagimyan déclara que celle-ci revêtait une dimension anarchique et contestataire qui évoquait la Commune de Paris ; mais ici il s’agit avant tout du développement d’idées, loin des affrontements physiques, idée d’un art qui change de public, art éphémère, regard alternatif porté sur un non-lieu. La démarche de Gordon Matta-Clark se définit ainsi par ce terme d’anarchitecture où se perçoit immédiatement une attitude contestataire des ordres établis et dominants en matière d’architecture et d’urbanisme. Finalement cette œuvre, en tout cas ce qui en est présenté dans le cadre du Musée du Jeu de Paume, se donne comme avant tout artistique, spéculative, nourrie de problématiques sociales et urbaines et d’un désir profond de penser autrement et surtout humainement l’architecture. La démarche de Gordon Mata-Clark s’inscrit ainsi dans une mouvance artistique plus générale consistant à remettre la nature de l’art en question ; et en arrière-plan se profile encore l’ombre de Marcel Duchamp.