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Musée du Jeu de Paume, centre d’art,
Paris, 5 juin-23 septembre 2018
Dans le cadre de la programmation Satellite 11 :
DAPHNE LE SERGENT
« Géopolitique de l’oubli »
aphné Le Sergent est une artiste plasticienne parisienne dont l’œuvre se développe autour de thématiques singulières ou du moins peu habituelles dans le domaine des arts visuels, principalement en photo et en vidéo. La thématique que cette artiste a explorée depuis un certain nombre d’années fut celle de la frontière, plus précisément celle qui sépare la Corée du Nord de la Corée du Sud, celle qui s’appelle, depuis plus de soixante-cinq ans, la DMZ, autrement dit la zone démilitarisée, zone frontière en même temps que no man’s land, mise en place lors de l’armistice de 1953. Point de hasard ici puisque Daphné Le Sergent est née en Corée du Sud avant d’être adoptée, à sa naissance, par une famille française. Double séparation vécue par cette artiste lors de son, encore relativement récent, retour sur ce territoire de ses origines, pour voir, pour connaître et reconnaître, pour savoir. Ainsi, Daphné Le Sergent a longuement interrogé cette double séparation familiale et nationale avec les outils que sont la photo et la vidéo, interrogations sur les lieux mêmes où elle a retrouvé une partie de sa famille, où son pays a été cassé en deux par cette guerre résiduelle de la Seconde Guerre mondiale. Lieux où à la fois il y a bien peu à voir et tant à voir, où la famille lui était devenue tellement étrangère, où des soldats gardaient, armés jusqu’aux dents cette ligne de rupture qui n’en finissait pas de persister dans le plus aberrant anachronisme. On verra que cette question de la séparation persiste, sous-jacente à l’œuvre présentée actuellement au Musée du Jeu de Paume, à Paris. Ici, il sera surtout question de séparation de l’œil et de la main, quant aux attributions de l’un et de l’autre.
Ce musée, malgré son appellation de musée – une persistance - est aujourd’hui un centre d’art consacré à l’image fixe et mobile des XXème et XXIème siècles, à la photographie, à la vidéo, au Net.art et au cinéma, non pas en tant que se consacrant à l’histoire de ces arts mais en tant que lieu d’interrogations de ceux-ci dans leur dimension exploratoire, sociale et politique, en tant que dynamiques de création, parti pris clairement porté par Marta Gilli, l’actuelle directrice. Ce centre d’art explore d’une part une grande diversité culturelle, ouvre ses cimaises et espaces aux minorités et s’attarde volontiers sur les combats menés ici et là pour la justice, l’égalité des droits et la liberté. Ce centre d’art se veut également ouvert à des pratiques artistiques minoritaires et hors marché de l’art, telle celle du Net.art, cet art numérique immatériel et art de l’instantanéité.
Ce que présente aujourd’hui Daphné Le Sergent s’inscrit dans le cadre de ce que le Jeu de Paume appelle Programmation Satellite 11 ; il s’agit d’une coproduction confiée à un ou une critique d’art, en partenariat avec le CAPC de Bordeaux et le Musée Amparo de Puebla, au Mexique. Ici, il est question de l’évolution du langage, de ce qu’il devient lorsque l’outil informatique et les médias s’en emparent, le réduisent, le modifient, lorsque chacun use de dispositifs qui contractent le langage, le simplifient, remettant de ce fait en question la langue elle-même, sa construction et son usage. En arrière-plan de cette mutation de la langue, il y a sa réduction qui intéresse à la fois le politique et l’économique et laisse poindre un horizon où notre monde humaniste est déjà aboli, mis en lambeaux par le profit et les totalitarismes.
Ici, il sera question d’une référence incontournable par rapport au propos global de l’exposition, référence à George Orwell et à son roman 1984. Ce roman décrit une planète terre où règnent des régimes totalitaires. Le Novlangue réduit le vocabulaire au strict minimum, d’une part afin de rendre impossible toute contestation et d’autre part afin d’annihiler toute pensée spéculative. Réduction du vocabulaire, médias manipulateurs, dissolution de toute pensée critique par ce big brother qui veille sur nous, prise de possession de nos pensées, anticipation de nos comportements, questions que tente d’aborder et de poser Daphné Le Sergent. Novlangue, déluge informationnel (ou apocalypse), le cloud, le schize (séparation/ la DMZ), langage, heure du data-déluge, ère du post digital, ces termes énoncés par Daphné Le Sergent ne relèvent plus de la science-fiction, d’ailleurs celle-ci n’a plus lieu d’être comme narration d’un futur né d’imaginaires débridés, nous vivons assurément un aujourd’hui qui est déjà un lendemain aboli, dépassé, surpassé ! L’évolution ou les révolutions technologiques telle l’ère du post digital, ont irréversiblement changé le monde et la place de l’humain en celui-ci ; le processus semble s’emballer sans que nous puissions imaginer ni contrôler cette place ou son absence !
Daphné Le Sergent, par l’une de ses deux diffusions, ici sur un écran télévisuel, présente un centre de recherches sur l’image mobile et sa perception visuelle, ce qu’on appelle l’Eye tracking. Immédiatement, cela renvoie à ce harcèlement extrêmement ciblé dont nous sommes l’objet de la part de l’E-Commerce. Cela laisse entendre que ce n’est là qu’un début et que cette recherche portant sur nos parcours visuels, sur nos arrêts ou points de fixation aboutira, plus encore que ce n’est le cas aujourd’hui, à anticiper et discerner, identifier nos désirs d’achats, en tant que consommateurs, car nous ne sommes plus vraiment des citoyens, quel que soit le régime politique sous lequel nous vivons. Le capitalisme, l’hyper capitalisme, nous a transformés en consommateurs. L’espace mondialisé de la consommation est devenu celui de nos rêves et de nos désirs ; plus besoin dès lors des utopies, des idéologies, des religions ; être c’est consommer sans fin et dès lors plus besoin de langage complexe, les signes linguistiques, les mots et les phrases font place aux gifs et émojis, aux symboles graphiques réducteurs. Et puis, les Datas centers sont nos mémoires externalisées, là où tout est stocké, autant notre « réalité » que ce que le langage numérisé fait de nous, et c’est là – nulle part - que nous sommes décrits, cernés, discernés, catégorisés en fonction de critères qui certes nous échappent.
L’œuvre conçue pour le Jeu de Paume par Daphné Le Sergent s’appelle Géopolitique de l’Oubli, elle se résume en deux diffusions, d’une part sur un écran TV où l’on voit opérer ce centre de recherche sur l’Eye-tracking, d’autre part, une vidéo raconte… beaucoup de choses, un conte apocalyptique d’une certaine manière. La vidéo est projetée sur deux écrans mitoyens et séparés où le déluge, les eaux tourbillonnantes, les nuages en une course folle, le cloud en fait (déluge informationnel) alternent avec des séquences archéologiques et quelque peu pédagogiques où sont mises en parallèle deux langues disparues. Des entretiens avec un scientifique permettent de se projeter en un au-delà de notre humanité présente. Daphné Le Sergent nomme l’une des deux langues qu’elle met en scène le Sum, l’autre est le May, la première renvoie à Sumer, la seconde aux Mayas. Ces deux communautés que Daphné appelle « rétro-futuristes » ont commencé à user de l’écriture, sans doute partiellement pour libérer et consolider la mémoire humaine, par des codes écriture-image. Ainsi, les Mayas avaient mis au point une écriture prédictive qui annonçait aux futures générations l’évolution et les révolutions des astres, repères et déterminants importants en ces époques antérieures. Nos petits signes supposés exprimer nos sentiments et adjoints aux SMS sont ainsi renvoyés à dialoguer avec les écritures cunéiformes des Sumériens ou des Mayas. Le propos de Daphné Le Sergent est pour en partie une réflexion sur la Novlangue. Pour Daphné, l’œil et la main opèrent séparément (encore la question de la séparation) comme deux acteurs autonomes, le premier relève d’une mémoire visuelle, la seconde d’une mémoire tactile et émotionnelle.
L’œuvre conçue par Daphné Le Sergent se veut pédagogique, en ce qu’elle met en scène, d’une part, un passé où l’écriture prenait forme, était en voie d’expansion et d’autre part, un avenir où elle se rétracte. La question est sans doute celle de ce que nous faisons de l’écriture, cette externalisation de notre pensée, compression et réduction du monde, convention directive appliquée au « penser le monde », question de ce que certains pouvoirs, devenus indéfinissables et insaisissables, font de l’écriture et de la langue : des outils de soumission où les idéaux, les sentiments et le rêve sont déjà catalogués, dépecés et rendus utilisables à des fins mercantiles.
Cette Géopolitique de l’oubli que présente Daphné Le Sergent au Jeu de Paume est une œuvre prospective et expérimentale, de celles que savent susciter et présenter certains lieux institutionnels, de ces lieux qui ont la possibilité d’échapper au profit immédiat, aux modes sans épaisseur et éphémères du monde de l’art et à des formes d’art vides de sens bien que déjà reconnues, ceci pour aller au fond de questions comme celles qui sont posées ici. Travail trop rare effectué par l’institution en coordination avec l’artiste, travail où plus que tout se posent des questions, plus que ne sont délivrées des réponses. Œuvre expérimentale, réflexive et spéculative que cette Géopolitique de l’oubli présentée par Daphné Le Sergent, œuvre qui demande au spectateur une démarche, une attention, une écoute ; l’art ne saurait être seulement un produit consommable, tapage et vanité.