N° 154, septembre 2018

De Hamedân à Londres,
Aperçu sur la vie et les idées de
Seyyed Djamâleddin Assadâbâdi


Zeinab Golestâni


Né à Assadâbâd, à Hamedân, en 1838, Seyyed Djamâleddin Assadâbâdi est un philosophe et politicien musulman ayant promu le concept d’unité de la communauté musulmane internationale contre l’autorité britannique en particulier, et contre les intérêts mondiaux des pays impérialistes et colonialistes en général. Son appel à la solidarité musulmane a influencé le mouvement nationaliste d’Egypte, les réformes de Tanzimat en Turquie, aussi bien que les Révolutions Constitutionnelle et Islamique d’Iran.

La plupart des historiens sont d’avis que Seyyed Djamâl est né dans une famille Seyyed, c’est-à-dire descendante du prophète Mohammad, de Hamedân. Pourtant, celui-ci a prétendu à plusieurs reprises qu’il était né dans le village d’Assadâbâd, près de Kaboul, en Afghanistan. Dans tous les cas, cette information ne peut être vérifiée – le récit de l’enfance de Seyyed Djamâl, comprenant des informations fournies par son biographe Mirzâ Lotfollâh Assadâbâdi, étant très succinct. Cependant, des événements postérieurs de sa vie indiquent qu’il a été instruit à domicile jusqu’à l’âge de dix ans. Ensuite, il serait allé à l’école à Qazvin, puis à Téhéran. Pendant son adolescence, il a étudié la théologie et la philosophie islamique à Karbala et à Nadjaf, deux grands centres chiites en Irak. En 1855, autour de l’âge de dix-sept ans, Seyyed Djamâl a voyagé en Inde via le port de Boushehr, sur le golfe Persique. En Inde, il a découvert l’impérialisme britannique, observant aussi comment les musulmans avaient été discriminés, aussi bien dans les nominations gouvernementales que dans leur présence plus générale aux institutions éducatives et religieuses. De fait, la lutte des musulmans contre la tyrannie britannique a laissé une empreinte indélébile sur le jeune Seyyed Djamâl. Et au fur et à mesure, il s’est accordé avec les Indiens sur l’idée que les Britanniques avaient pour dessein de saper et de discréditer l’Islam. D’Inde, Assadâbâdi a voyagé à La Mecque, avant de revenir aux centres où il avait fait ses études, c’est-à-dire Karbala et Nadjaf. Il est resté en Irak jusqu’en 1865, avant de se rendre en Iran puis, l’année suivante, en Afghanistan.

Seyyed Djamâleddin Assadâbâdi

Les rapports documentés de la résidence de Seyyed Djamâl en Afghanistan datent de 1866, quand il faisait partie de l’entourage de Mohammad A’zam Khân, dirigeant militaire de Qandahar sous le règne de Doust Mohammad Khân. Après la mort de celui-ci, ses fils se battirent pour hériter du gouvernement. Amir Shir Ali Khân, troisième fils de Doust Mohammad, prit le pouvoir à Kaboul, en s’engageant à moderniser la nation. Cependant, les frères de Shir Ali se rebellèrent à Qandahar et l’évincèrent en 1866. A’zam devint roi et Seyyed Djamâl, son confident proche. Dans le cadre de ses missions, Assadâbâdi rédigea un plan de redressement national pour l’Afghanistan qui incluait des dispositions pour un réseau d’écoles, l’établissement d’un gouvernement centralisé, l’institution d’un journal national et d’un système de communication efficace et organisé. Quant à la politique, il conseilla au roi de s’allier avec la Russie pour contrer l’avancée rapide des troupes britanniques vers le nord du pays par la ville de Pujab.

Le gouvernement d’A’zam fut cependant de courte durée. Shir Ali revint en 1868, déposa Mohammad A’zam, et expulsa Seyyed Djamâl – ce dernier étant selon lui un étranger qui parlait dari avec un accent persan. Shir Ali maintint quand même les réformes de modernisation d’Assadâbâdi. Charismatique et très déterminé, ce dernier s’introduisait dans les cercles haut-placés au sein desquels il pouvait faire avancer sa cause. Il chérissait le secret. Portant un turban blanc, il se faisait appeler Seyyed, était doté d’un tempérament fort et d’un zèle particulier pour débusquer les complots britanniques.

En lui permettant de compléter sa compréhension des dynamiques de lutte contre l’impérialisme, l’Afghanistan a permis à Seyyed Djamâl de perfectionner sa formation. Plus tôt, ce dernier s’était rendu compte que le chiisme et la philosophie persane qui l’avaient inspiré en Inde pouvaient être utilisés pour débarrasser les masses musulmanes de l’ignorance et de la pauvreté, notamment si celles-ci étaient complétées par la lutte armée et la confrontation. Quand les Afghans, durant la première guerre anglo-afghane, réussirent à battre les forces de la Grande-Bretagne avec de très faibles moyens, Seyyed Djamâl se posa une question primordiale : « Quelle serait la force de résistance de la communauté musulmane face à l’Occident si elle s’unifiait sous la guidance d’un sage dirigeant ? » Dès cette époque, Seyyed Djamâl n’a cessé d’opposer et de théoriser la confrontation entre l’Orient musulman et l’Occident impérialiste.

Le meilleur dirigeant musulman charismatique susceptible de réaliser l’aspiration secrète de Seyyed Djamâl était Abdulaziz, le sultan ottoman. En concevant un plan, Assadâbâdi prêta un appui amical au Sultan ottoman à distance et, en 1869, voyagea à Istanbul, s’attendant à être nommé conseiller. Cependant, les officiels turcs, occupés par les réformes de Tanzimat, ne lui prêtèrent que peu d’attention et lui offrirent un poste subalterne au Conseil d’Education. Qu’à cela ne tienne, Seyyed Djamâl fit vite du Conseil un forum pour la promotion de ses idées, délivrant ainsi une série de cours inspirant des réformes.

Censé encourager la modernisation de la société islamique et la propagation de la philosophie rationaliste chiite, le contenu de ces cours, par ailleurs anti-impérialistes, suscita la colère de grandes figures sunnites d’Istanbul. Seyyed Djamâl fut accusé d’hérésie, particulièrement lorsqu’il compara la connaissance des hommes saints sunnites à celle d’un homme ordinaire. Quelque temps après, il devint trop difficile pour Abdulaziz d’endurer la confrontation entre oulémas et Seyyed Djamâl. Ce dernier fut alors expulsé de Turquie.

Seyyed Djamâleddin Assadâbâdi parmi un groupe de chiites

Assadâbâdi, déçu par le sultan ottoman, retourna en Egypte en 1871 en vue de poursuivre ses enseignements ainsi que son rêve de créer une nation panislamique libre de tout impérialisme. Reprenant ses cours sur ses idées de réforme sociale et politique, il donna comme exemple l’étranglement économique de l’Egypte par des banques européennes en concluant qu’une telle situation n’aurait pas eu lieu si l’exploitation occidentale ne régnait pas dans la région. Parallèlement à ses cours, il forma et dirigea une Loge maçonnique au Caire, dont les membres étaient pour certains des jeunes leaders prometteurs comme Mohamad ’Abduh, futur leader du mouvement panislamique.

Les activités de Seyyed Djamâl en Egypte le menèrent à la confrontation directe avec Khedive Isma’ïl et son suzerain, Sultan Abdolhamid II, aussi bien qu’avec les pouvoirs européens, notamment les Britanniques. En condamnant ouvertement la mauvaise gestion financière de Khedive Isma’ïl comme cause de la capitulation de l’Egypte face aux banquiers européens, Seyyed Djamâl le plaça dans une situation difficile. Afin de remettre en cause les allégations d’Assadâbâdi, Isma’ïl accusa les banquiers étrangers qui, à leur tour, mirent le Sultan sous pression pour déposer Khedive. En 1879, lorsqu’il fut à court d’alternatives, le Sultan renvoya Khedive Isma’ïl.

Cette même année, Mohammad Tawfiq Pacha, fils d’Isma’ïl, expulsa Seyyed Djamâl d’Egypte. De là, ce dernier voyagea à Hyderabad, au sud de l’Inde. Ce fut dans cette ville qu’il organisa pendant deux ans des séminaires, donna des cours publics et écrivit ses idées, notamment l’ouvrage intitulé La Réfutation des Matérialistes (1881). Cet essai donne un aperçu de l’intérêt croissant de Seyyed Djamâl pour la conscience sociale, le modernisme et la pensée rationaliste.

En écrivant selon la tradition utopiste, Seyyed Djamâl décrit sa vision de la « cité idéale » : une société hiérarchiquement structurée qui fonctionne sur les principes de honte, la fiabilité, et la véracité et qui aspire aux idéaux d’intelligence, de fierté et de justice. L’accroissement de l’intelligence mène, selon lui, à de nouvelles compétences et à des civilisations avancées ; la fierté conduit à la compétition et au progrès ; et la justice mène à la paix mondiale et à l’harmonie parmi les nations.

De Hyderâbâd, Seyyed Djamâl voyagea à Londres, et un peu plus tard à Paris où il engagea le philosophe français Ernest Renan dans un débat sur la position de la découverte scientifique en Islam. Dans les années 1870, Assadâbâdi entama une collaboration avec Mohammad ’Abduh pour l’édition d’un journal révolutionnaire en arabe intitulé Al-’Urwat Al-Wuthqa (Le lien le plus ferme, qui est la reprise d’une expression coranique). Cette publication fit de Seyyed Djamâl le champion du Panislamisme, mouvement qui a été accusé d’être la cause principale de la défaite de 1877 d’Abdulhamid dans la guerre russo-turque – alors que les réformes de Tanzimat s’étaient révélées inefficaces – et dans l’occupation de 1882 de l’Egypte par la Grande-Bretagne. Al-’Urwat Al-Wuthqa publia des articles de Seyyed Djamâl et de ’Abduh sur des sujets divers. Pourtant, le sultan n’était pas impressionné. Déçu, Assadâbâdi partit pour la Russie. En attendant au port de Boushehr pour rassembler ses livres, il reçut une invitation de Nâssereddin Shâh, roi d’Iran, qui avait lu une traduction d’un essai d’Al-’Urwat Al-Wuthqa. Cependant, son bref entretien avec le roi s’étant mal déroulé, Seyyed Djamâl reprit son voyage.

En Russie, il continua ses activités anti-britanniques. Il soutint que, grâce à la mobilisation des musulmans d’Inde et de l’Asie centrale, les Russes pourraient chasser les Anglais du sous-continent. Les Russes le tinrent en grande estime, retardant ainsi son départ pour agacer les Anglais. La visite de Seyyed Djamâl de deux ans en Russie lui permit de gagner une deuxième invitation royale à Téhéran. L’Iran des années 1890 ressemblait beaucoup à l’Egypte des années 1870 : c’était un pays tourmenté par la mauvaise gestion financière, et miné par des investisseurs étrangers qui cherchaient à obtenir des concessions sur chaque ressource. Contrairement à Khadive, on disait que le roi persan gouvernait sous une protection de droit divin. Il pouvait même vendre l’Iran à quiconque lui plaisait. Seyyed Djamâl arriva de Saint-Pétersbourg en Iran au moment où les Iraniens s’alarmaient de plus en plus de l’accaparement des ressources de leur pays par Nâssereddin Shâh. Seyyed Djamâl avait lui-même distribué des prospectus condamnant ces concessions. Mais Assadâbâdi ne fut pas reçu par le roi qui avait donné l’ordre de l’arrêter. Pour fuir la colère du Shâh, Assadâbâdi chercha refuge auprès du saint sanctuaire de Shâh Abdol Azim, au sud de Téhéran. De là, employant des méthodes clandestines et des techniques oratoires, Seyyed Djamâl attira les Iraniens en grand nombre pour écouter ses attaques ardentes contre le Shâh et ses actions anti-réformistes, en particulier le meurtre du chancelier moderniste Mirzâ Taghi Khân Amir Kabir.

Seyyed Djamâl avait prévu que l’Iran capitulerait bientôt face aux Britanniques, comme l’Egypte en 1882. Il exigea que les revenus iraniens soient dépensés pour la construction d’un chemin de fer et des hôpitaux, l’enseignement, et dans une armée viable pour contrecarrer l’impérialisme, plutôt que pour financer les voyages d’agrément du Shâh en Europe. Les Iraniens, soulignait-il, devaient avoir le droit d’exprimer leur avis dans des publications indépendantes du gouvernement. L’Iran devait avoir une Constitution, un Parlement et une Maison de justice. Et plus important encore, indiquait-il, les Iraniens méritaient un roi juste.

Tombeau de Seyyed Djamâleddin Assadâbâdi à l’Université de Kaboul

Nâssereddin Shâh approchait de sa cinquantième année de règne. Puisque Seyyed Djamâl avait contribué à son humiliation (il était devenu le premier roi iranien à révoquer son propre mandat, la concession du tabac ; action qui avait précipité la première dette étrangère de l’Iran), le Shâh ordonna que ce mollah indiscipliné soit expulsé. Ignorant alors les règles d’inviolabilité de ce lieu saint, la garde royale envahit le sanctuaire de Shâh Abdol Azim en 1892, arrêta Seyyed Djamâl, le mit presque nu et l’attacha au dos d’une mule en plein hiver pour le chasser dans la honte. Suite à cet incident, Assadâbâdi se rendit à Londres où il établit des liens avec les membres de sa loge, pour se rendre ensuite en Turquie à l’invitation du sultan. Malgré ses espoirs d’y devenir une sorte de conseiller panislamiste, il y fut fait prisonnier. De la Turquie, Seyyed Djamâl continua à fomenter la révolte en Iran, utilisant ses partisans pour exécuter ses ordres dans le pays. L’un de ses partisans était Mirzâ Rezâ Kermâni auquel fut donné en 1896 l’ordre d’assassiner Nâssereddin Shâh. Mirzâ Rezâ effectua sa mission le jour de l’anniversaire de la cinquantième année du règne de Shâh, dans le même sanctuaire où Seyyed Djamâl avait été humilié quelques années auparavant.

Seyyed Djamâl mourut de cancer à l’âge d’environ soixante ans et fut enterré dans un lieu gardé secret. En 1944, le gouvernement d’Afghanistan le revendiqua comme l’un de ses ressortissants ; ses restes supposés furent transférés et enterrés à l’Université de Kaboul, sous un lieu saint respecté.

Cependant, comme nous l’avons évoqué, Seyyed Djamâl addin Assadâbâdi serait Iranien de naissance. Ses activités et le corpus de ses écrits semblent en tout cas attester d’un très fort attachement à ce pays. En visitant l’Europe, il s’est néanmoins revendiqué d’ « Afghanistan » et quand, en Afghanistan, il s’est associé à la Turquie ottomane, il s’est fait appeler ’’Istanbuli’’. Ces divers stratagèmes étaient peut-être nécessaires dans ces circonstances pour gagner la confiance des dirigeants sunnites.

Plusieurs raisons expliquent l’incapacité de Seyyed Djamâl de réaliser son rêve. Il a d’abord sans doute eu une confiance trop grande dans la bonne volonté des dirigeants musulmans et trop peu dans le peuple du Moyen-Orient. Ignorant les bases soutenant son Panislamisme, il n’a pas respecté les règles de sa propre Ville Vertueuse, ce qu’il reconnaît lui-même avec regret dans une lettre qu’il a écrite de prison avant sa mort. Deuxièmement, il a utilisé la religion pour réaliser des buts politiques et il a secrètement préparé l’avènement d’un calife unique – ce qui allait à l’encontre des intérêts des dirigeants de l’époque. Cette politique lui a causé des ennuis à plusieurs reprises, pour finalement lui coûter la vie. Troisièmement, il s’est sans doute trop positionné en tant que « donneur de leçons » auprès de ces dirigeants. Nâssereddin Shâh l’a renvoyé au moment où il s’était manifestement présenté comme une épée avec laquelle le Shâh pourrait paralyser les impérialistes. Et finalement, Seyyed Djamâl n’était lui-même pas exempt de contradiction. Il a même cherché l’aide de la Reine Victoria contre Nâssereddin Shâh pendant la courte période du boycott du tabac contre les intérêts britanniques en Iran, un boycott qu’il avait lui-même aidé à mettre en place.


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