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« Qui doit n’avoir un jour pour couche qu’une pauvre poignée de terre
Qu’a-t-il à faire d’édifices bâtis pour atteindre le ciel ?
Ô ma beauté de Canaan, le trône d’Égypte t’attend,
Voici venu le temps prescrit de dire adieu à la prison. »
Extrait d’un ghazal de Hafez,
traduit par M. Gilbert Lazard
(« Cent un Ghazals amoureux », 2010)
M.Gilbert Lazard, linguiste et iranologue français, s’est éteint le 6 septembre 2018 à l’âge de 98 ans à Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages liés à l’Iran et à la langue persane, dont une Grammaire du persan contemporain (1957) et un Dictionnaire persan-français (1990).
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M.Gilbert Lazard naquit le 4 février 1920 à Paris. Licencié ès lettres en 1939, il fut reçu à l’École normale supérieure de Paris un an plus tard quand il fut mobilisé en juin 1940, puis incorporé aux Chantiers de la jeunesse. En effet, l’armistice du 22 juin 1940 avait supprimé le service militaire obligatoire en France sous l’occupation allemande. Les Chantiers de la jeunesse française étaient une organisation paramilitaire (créée en juillet 1940) qui servait de substitut au service militaire. Dès 1943, Gilbert Lazard entra dans la Résistance, en devenant membre du Mouvement de libération nationale (MLN). En mai 1944, il fut arrêté par la Gestapo et déporté au camp de concentration de Dachau, près de Munich (sud de l’Allemagne), de juillet 1944 à mai 1945.
Après la Libération et la fin de la Seconde Guerre mondiale, Gilbert Lazard passa son agrégation de grammaire en 1946 alors qu’il avait 26 ans. Il obtint deux ans plus tard son diplôme en langue persane à l’École nationale des langues orientales vivantes (aujourd’hui, Institut National des Langues et Civilisations Orientales, INALCO). Pendant cette même période, Lazard commença sa carrière professionnelle de chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Il y fut attaché de recherches de 1947 à 1958. Ce fut son professeur à l’INALCO, M. Henri Massé (1886-1969), orientaliste français et iranologue de renom, qui lui conseilla d’apprendre la langue persane.
Après avoir obtenu son diplôme de langue persane à Paris, Gilbert Lazard se rendit en Iran en 1948 et y séjourna pendant deux ans d’affilée. Son épouse, Madeleine Lazard, était critique littéraire.
Dès son arrivée à Téhéran, il se présenta à Ali-Akbar Siyâssi (1896-1990), résident fondateur de l’Université de Téhéran (1942-1954). À l’Université de Téhéran, Lazard participa aux cours des grands maîtres de la langue et de littérature persanes comme Badiozzamân Forouzânfar (1904-1970), Modjtabâ Minovi (1903-1977), Zabihollah Safâ (1911-1999), ou encore Parviz Natel-Khanlari (1914-1990). Gilbert Lazard connaissait également le célèbre auteur du dictionnaire Dehkhodâ, Ali Akbar Dehkhodâ (1879-1959), et lui rendait régulièrement visite.
Sa Grammaire du persan contemporain fut publiée pour la première fois en 1957 à Paris. Il soutint sa thèse de doctorat ès lettres intitulée « La langue des plus anciens monuments de la prose persane », présentée à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Paris. Sa thèse complémentaire, intitulée « Les Premiers poètes persans (IXe-Xe siècles) », est une traduction d’extraits de la poésie ancienne iranienne.
Gilbert Lazard fut professeur à l’INALCO pendant huit ans de 1958 à 1966. Dans le même temps, il fut chargé de conférences sur la civilisation iranienne à la Sorbonne. Il devint maître de conférences en 1966 avant de devenir professeur titulaire d’abord à la faculté des lettres de Paris, puis à l’université de la Sorbonne nouvelle (Paris III).
De 1972 à 1990, il fut directeur d’études de linguistique et philologie iranienne à l’École pratique des hautes études (EPHE). Il était membre de plusieurs sociétés scientifiques comme l’Association pour l’avancement des études iraniennes, dont il fut président, ou la Société de linguistique de Paris.
Parmi les élèves de Gilbert Lazard, certains sont devenus plus tard de grands maîtres de langue et de littérature persanes, dont Charles-Henri de Fouchécour qui a traduit en français les ghazals de Hâfez ainsi que La quête du Joyau, Paroles de Shams de Tabriz.
En 2016, Gilbert Lazard devint membre honorifique de l’Académie iranienne de la langue et de la littérature persanes. Un an plus tard, la Fondation Mahmoud Afshâr lui décerna son prix annuel.
Gilbert Lazard est auteur de plusieurs ouvrages sur la langue et la littérature persanes dont les plus célèbres sont : Grammaire du persan contemporain (1957), La langue des plus anciens monuments de la prose persane (1963), Dictionnaire persan-français (1990) et La formation de la langue persane (1995).
Il a traduit aussi de nombreux ouvrages littéraires et poétiques persans, parmi lesquels des œuvres classiques et modernes comme Les Premiers Poètes persans (IXe et Xe siècles) (1963), Anthologie de la poésie persane (XIe-XXe siècles) (1964), Nouvelles persanes (1980), Trois gouttes de sang de Sâdegh Hedâyat (1988), Cent un quatrains d’Omar Khayyâm (1997), Cent un ghazals amoureux de Hâfez (2010).
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Voici un extrait de « Une lignée exceptionnelle d’auteurs de génie », article signé par Gilbert Lazard en 1965 :
Le « Livre des rois »
Les Iraniens ont la tête épique. Firdousi, né il y a un peu plus de mille ans, donna une forme définitive à l’immense matière héritée du passé. Son Livre des rois, qui fut au siècle dernier entièrement traduit en français par Jules Mohl, est un poème unique en son genre. Long de cent mille vers, il raconte en une langue éclatante la geste de cinquante rois qui firent l’Iran, de la création du monde à la conquête musulmane. Légende, histoire, romans d’amour, maximes de sagesse séculaire, c’est une véritable somme de la « vision du monde » iranienne, animée d’un souffle qui ne faiblit presque jamais.
Après Firdousi, l’inspiration épique se tarit assez vite et fait place à un genre voisin, le roman en vers, qui resta cultivé de longs siècles. Le maître est, au XIIe siècle, Nezâmi, qui raconte, en des poèmes serrés, ciselés comme des pièces d’orfèvrerie, les amours célèbres de la légende iranienne ou arabe et les aventures du roi Bahram Gour et des princesses des sept climats, ses épouses.
En poésie lyrique, la forme la plus ancienne est le lyrisme d’apparat, imité de la poésie arabe, qui comporte obligatoirement la louange d’un prince ou de quelque patron. Si cette partie panégyrique a perdu naturellement beaucoup de son intérêt, les parties proprement lyriques, vers d’amour, description de la nature, chants de fête, poèmes bachiques, méditation morale, gardent tout leur charme. Fondé par Roudaki (Xe siècle), qui, tel notre Ronsard, chantait les joies de la jeunesse et la tristesse du temps qui passe, ce genre de poésie n’a jamais cessé d’être cultivé, mais il connut son plus grand éclat du Xe au XIIe siècle.
Omar Khayyâm, poète maudit
Une autre forme, plus typiquement persane, s’est alors développée, en liaison avec de nouveaux mouvements de pensée, dont l’origine est à chercher hors des cours princières. Omar Khayyâm, isolé, poète maudit ou tout au moins suspect, avait au XIe siècle exprimé dans des quatrains parfaits l’angoisse métaphysique et le mépris des fausses consolations. Cette inspiration pessimiste et sceptique s’est perpétuée après lui, vivace, mais plus ou moins clandestine. Les courants littéraires majeurs suivirent une autre voie. L’époque classique, du XIIIe au XVe siècle, est celle de l’alliance de la littérature et de la mystique. Le soufisme, mysticisme musulman, fait de religiosité intime et de métaphysique panthéiste, se prêtait éminemment à l’expression poétique, effusion lyrique ou prédication enthousiaste toute chargée de symboles. Cette poésie atteint son apogée au XIIIe siècle avec Djalâleddine Roumi, dont l’œuvre à la fois ardente et sage, pénétrée de transcendance et riche de vie charnelle, unit l’élan mystique, l’érudition, une imagination inépuisable et une verve presque populaire.
Dès lors, le mysticisme envahit presque toute la poésie. Non que tous les poètes soient réellement, comme Roumi, transportés par l’amour divin. Certains sont de vrais soufis. Mais à d’autres le soufisme fournit surtout, avec certaines idées morales, une coloration du style, parfois un voile derrière lequel ils s’abritent d’une critique intolérante. La phraséologie mystique devient un système de symboles, un langage conventionnel, qui constitue l’une des particularités les plus originales de la poésie persane. Le principal instrument est le ghazal, court poème d’amour. Il fut porté à sa perfection par Saadi, plus moraliste que mystique, modèle de pureté classique, et surtout par l’incomparable Hafiz, dont les vers sont riches d’harmonies mystérieuses et multiples.
L’Iran vit depuis une cinquantaine d’années une révolution littéraire. Des idées et des formes neuves surgissent des transformations sociales et des influences occidentales. Une nouvelle littérature en prose et une jeune poésie sont en plein essor, qu’il faudrait un autre article pour décrire. La crise n’est pas terminée. Mais déjà, le génie iranien fait une fois de plus la preuve de sa remarquable aptitude à assimiler les apports extérieurs tout en restant fidèle en profondeur à son passé.