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Outre les éléments esthétiques, les facteurs politiques et sociaux ont énormément influencé l’évolution de l’art à l’époque qâdjâre. On peut notamment le voir dans les titres des agents et fonctionnaires étatiques aussi bien qu’à la lecture des arrêtés ministériels et politiques. Durant la seconde moitié de l’ère qâdjâre, la modernisation du pays crée de grands changements, notamment dans l’art. On voit alors l’apparition de nouvelles théories, de nouveaux styles et de nouvelles écoles artistiques. Selon les spécialistes, les rois qâdjârs étaient pour la plupart conscients du rôle de l’art dans le développement politique et social du pays. C’est ainsi que la cour qâdjâre jouissait d’un décor architectural raffiné et artistique. Dans les palais qâdjârs, les panneaux de céramique, les peintures à l’huile, les tapis, les bijoux, les tableaux de calligraphie, les instruments de musique témoignent tous du grand intérêt que cette dynastie portait à l’art. Dans cet article, nous allons donner un aperçu de l’histoire de l’art à l’époque qâdjâre en considérant en particulier son rapport avec la politique.
Durant les premières années du règne qâdjâr [1], on ne voit pas d’évolution significative dans la culture et l’art iraniens. Outre les troubles politiques et sociaux, le roi lui-même ne prête pas attention aux affaires artistiques. En étudiant les événements de cette période, on s’aperçoit que parmi les rois qâdjârs, Fath Ali Shâh, roi d’Iran de 1797 à 1834, et Nâssereddin Shâh, roi d’Iran de 1848 à 1896, sont les deux souverains qui prêtent le plus d’attention à l’art. On peut même affirmer que l’essentiel de l’évolution et de la progression artistiques de l’époque qâdjâre s’est réalisé durant leurs règnes. L’art et la production artistiques sont donc largement soutenus par la politique et les politiciens qâdjârs.
De l’époque de Fath Ali Shâh, nous avons hérité d’un bon nombre de tableaux, portraits du roi et des grandes figures de la cour. Parmi les artistes de cette époque, c’est le nom de Mehr Ali, peintre officiel de la cour, qui connaît une renommée mondiale. Ses œuvres comprennent en particulier des portraits de Fath Ali Shâh, notamment un célèbre tableau où le roi figure avec sa longue barbe noire. Les gravures sur pierre et les portraits du roi, ainsi que les décors témoignant de la majesté de la cour, des équipements et installations militaires, etc., étaient des moyens de propagande destinés à servir la stabilisation politique du gouvernement et la popularité du roi. En outre, l’exposition de portraits en pied du roi, symbolisant le pouvoir politique du régime qâdjâr aussi bien que l’union et la fraternité entre les gouvernements, était un élément important du décor des rencontres des autorités qâdjâres avec les politiciens étrangers.
L’époque de Fath Ali Shâh se caractérise également par le retour des normes et styles classiques dans la littérature persane de cette époque. Ce retour est aussi visible dans le domaine des beaux-arts, témoin d’un retour des styles artistiques de la culture persane antique. Les portraits en pied du roi, exécutés par les peintres de la cour, étaient toujours respectés à la cour et à la ville, en ce que le peuple considérait le corps du roi comme une incarnation du pouvoir divin.
Il est à souligner que, avant son arrivée au pouvoir, Fath Ali Shâh résidait à Shirâz où il occupait le poste de gouverneur de la ville. Durant son long séjour dans cette ville antique, il semble avoir acquis une bonne connaissance des monuments historiques de la région. Il est alors impressionné par la majesté des rois perses et admire plus particulièrement les rois achéménides et sassanides. Dès son arrivée au pouvoir, il tente de prendre exemple sur eux pour fonder un royaume doté d’une grande majesté ; pour ce faire, il ordonne la construction de nombreux édifices royaux et palais et recrute un grand nombre d’artistes de différents champs artistiques dont la littérature, l’artisanat, la peinture, etc. Cette époque est aussi témoin de la composition du Shâhânshâhnâmeh destiné à prendre la suite du Shâhnâmeh, l’épopée nationale persane. Le livre expose le récit des exploits du roi aussi bien que ses actes de bravoure, ses victoires, ses enfants, ses proches, etc.
A l’époque qâdjâre et plus particulièrement à partir du règne de Fath Ali Shâh, le pays connaît une période de paix et de stabilité qui permet à la culture et à l’art iraniens de se développer. A la suite des fouilles archéologiques françaises et britanniques et la découverte de l’héritage antique de la Perse un peu partout sur le territoire iranien, les souverains qâdjârs se font représenter sur des bas-reliefs. Ces derniers comportent des images du roi à la chasse ou entouré de ses enfants aussi bien que des décors de palais royaux, qui rappellent les scènes de Persépolis figurées sur les bas-reliefs achéménides. Fath Ali Shâh se veut ainsi le successeur de la majesté et de l’identité mythologique perses. Durant cette période, certaines branches de l’art connaissent un grand essor. C’est le cas de la calligraphie, la peinture et la miniature. Cette dernière commence à se développer de nouveau presque un siècle après l’apogée atteint à l’époque safavide.
L’art calligraphique de cette période regroupe plusieurs branches dont l’enluminure, l’incrustation sur diverses surfaces, livres et documents illustrés, etc. Fath Ali Shâh, alors passionné de calligraphie, recrute plusieurs artistes et calligraphes dont les œuvres font partie du patrimoine culturel et artistique du pays. En outre, ce roi qâdjâr réserve un accueil chaleureux aux artistes étrangers. C’est le cas d’Alexandre Griboïedov, auteur dramatique, compositeur et diplomate russe. En tant qu’ambassadeur officiel de l’Empire russe, Griboïedov résidait de façon permanente dans le palais qâdjâr où il décéda en 1829. Ses pièces étaient très appréciées, autant par l’aristocratie que par le peuple. L’un des programmes du roi, visant à favoriser la progression et la popularisation de l’art, a consisté à fonder plusieurs ateliers au palais et dans la ville. L’exemple le plus connu est sans doute l’Atelier royal ou Kârgâh-e homâyouni, dont le nom est maintes fois cité dans les documents historiques de cette période. Ces ateliers étaient un lieu de réunion pour les artistes qui échangeaient des idées à la fois dans les domaines théorique et pratique.
A partir de Nâssereddin Shâh, les souverains qâdjârs accroissent la fréquence de leurs voyages dans les pays étrangers et surtout européens. Lors de ces voyages, ils sont fascinés par les innovations techniques et artistiques des Occidentaux. Toutefois, il faut souligner que les artistes iraniens sont pour la plupart passionnés par les styles classiques persans plus que par les normes esthétiques européennes. Parmi d’autres domaines artistiques introduits de l’Occident, la photographie connait l’accueil le plus favorable, d’abord chez les membres liés à la cour, puis au sein du peuple iranien. Elle fut importée par Nicolas Pavlov, un diplomate russe de la cour qâdjâre. Malek Ghâssem Mirzâ, fils de Fath Ali Shâh, est considéré comme le photographe officiel le plus connu de la cour dont les œuvres sont conservées au musée de Tabriz. Les données historiques attestent que Nâssereddin Shâh était fasciné par cette nouvelle technique occidentale et contribua au développement de cet art en Iran. Une galerie de photos prises par les artistes de la cour fut à l’époque créée sur ordre du roi. Le roi qâdjâr s’intéressait également à la théorie de la photographie. Il introduit alors cette discipline à l’école Dâr-ol-Fonoun, et mit en place une chambre noire et un atelier de photographie très bien équipé. Il est à préciser que Nâsseredin Shâh pratiquait également l’art de la calligraphie et ornait les bordures de ses photos d’explications calligraphiées. Ces écrits sont un témoignage de la grande maîtrise du roi des techniques européennes de photographie.
Pour finir, il est à préciser que pendant le règne de Mohammad Khan Qâdjâr, la peinture est surtout marquée par la relation visuelle entre les éléments de la peinture zand et safavide. A l’époque de Fath Ali Shâh, les artistes et peintres iraniens se mettent à appliquer des techniques européennes. A cette même époque, on voit l’apparition de plusieurs écoles artistiques où les élèves suivent une formation académique et scientifique. Ces centres séparés sont à l’époque dirigés indépendamment. Pourtant, deux écoles artistiques étaient alors gérées par le gouvernement : l’école polytechnique (Dâr-ol-Fonoun), et l’Atelier artistique dont le budget était fourni par la cour.
Sources :
Alizâdeh, Z., et Nâsseri A., « Les rapports entre la politique et l’art à l’époque qâdjâre » (Peyvand-hâye honar va siâssat dar asr-e qâdjâr), publié in Bâgh-e nazar (Le jardin de la contemplation), 2015.
Pâkbâz, R., Honar-e moâsser-e Irân (L’art contemporain persan), 1998.
[1] la dynastie qadjare a été fondé en 1876 par Agha Mohammad Khan Qadjar