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Pour nous qui vivons dans ce cosmos non hiérarchisé, nous qui habitons ce monde mondialisé et qui pensons après un Nicolas de Cues, n’est-ce pas étrange d’être un étranger d’immigration ? L’étranger d’immigration est, bien sûr, très ancien, a une longue présence parmi les hommes ; mais nous avons vécu des siècles – et quels siècles ! – qui ont déformé toutes les anciennes conceptions, toutes les conceptions anciennes. Nous sommes tous, l’étranger aussi, postérieurs à une révolution scientifico-anthropologique : la destruction de la hiérarchie du cosmos, la décentralisation de la terre et la dévalorisation de l’être humain. Nous n’habitons plus un ordre hiérarchique, une « échelle qui remonte de la matière vers Dieu [1]. » La terre, cette terre des hommes, ne se trouve plus au centre d’un monde clos, son habitant, au centre de ce centre. Privé de l’ordre : ni pour l’homme ni pour rien, Il est un univers infini comme l’a fait Nicolas de Cues et l’appelle Alexandre Koyré.
Rien n’a donc de lieu naturel, personne non plus. L’étrangeté qui s’utilise à cette époque et s’adresse à un immigré quelconque, est-elle étrange : il faut un lieu naturel pour pouvoir le perdre et devenir étranger. Mais l’homme que nous sommes, l’homme de Pic de la Mirandole [2], n’est plus venu de nulle part et pourra aller partout. Et bien que la liberté reste toujours la liberté de quelque chose, Il peut légitimement se libérer de sa provenance, de son histoire, de sa nationalité. Notre âge manque de topos naturalis, notre existence se dépouille d’une destinée quelconque et notre monde devient davantage mondialisé. Ce qui n’apparaît plus étrange, c’est d’être étranger : nous le sommes tous. Faute d’appartenance à un lieu naturel. Bref, comment peut-on être un étranger d’immigration ?
L’étranger d’immigration pourtant existe encore, encore marque-t-il sa différence. Nous trouvons et nous nous trouvons l’étranger même après une Renaissance, un effondrement du concept de lieu naturel, un triomphe de la mondialisation. Les deux éléments de l’étonnement philosophique se présentent ici : il y a quelque chose qui n’est pourtant pas explicable. Faut-il repousser le cri d’un Parménide ou d’un Socrate quand ils prétendaient qu’il n’y a pas d’explication pour l’existence du mouvement et du mal dans le monde ? Comment expliquer l’étrangeté de l’immigration, cet étant et cet inexplicable ?
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L’homme d’aujourd’hui, en général, expérimente une certaine étrangeté dans le sens simmelien du mot [3]. L’étranger a un double caractère : il n’appartient pas aux autres tout en y appartenant. Il diffère bien de l’inconnu. On le reconnait comme l’étranger, l’autrui, possédant son propre visage, si étrange soit-il. L’inconnu au contraire manque de visage. L’étranger n’est pas néanmoins au nombre des connus. L’ombre d’une certaine in-compatibilité, l’in-compatibilité avec une composition spatio-temporelle, le suit presque partout. Il est à la frontière d’être connu et inconnu, neutralisant cet affrontement violent. On le trouverait ainsi, à force d’analogie, comme le Christ de Maître Eckhart : à la frontière de Dieu et de l’homme. L’étranger, bref, n’est point l’incompatible, mais l’in-compatible.
Quelle différence pourrait distinguer pourtant cette étrangeté générale d’une étrangeté particulière issue de l’immigration ? Est-ce qu’il y en a vraiment une, ayant le mérite d’être prise en considération ? L’étrangeté en général consiste en l’expérimentation d’un état d’in-compatibilité. Cette in-compatibilité se réalise dans une certaine composition spatio-temporelle et par rapport à un autrui avec qui l’étranger établirait sa double relation d’étrangeté : appartenir et ne pas appartenir aux autres. Cette étrangeté néanmoins ne se limite point à ceux qui ont quitté leurs foyers. En d’autres termes, l’immigration n’est pas la condition nécessaire à la réalisation de cet état d’in-compatibilité. D’ailleurs, depuis la Renaissance et l’effondrement du concept de Cosmos et de lieu naturel, l’étranger d’immigration n’existe plus. Ce qui s’expérimente et qui s’appelle l’étrangeté, c’est plutôt une disjonction d’avec un autrui quelconque toutefois jamais absent. L’étranger d’immigration donc (atténuons la formule) n’existe que sous la forme de l’étranger d’aliénation.
Mais l’étranger d’immigration, avouons-le, expérimente quelque chose de différent. Il a changé de lieu et non pas exclusivement de lieu. Ce qu’il a perdu, c’est un rapport, une composition. On dit que l’immigré se caractérise par un changement de lieu, d’espace. Et cela va sans dire que vivre le même temps implique vivre le même espace. Ce qui n’apparaît point si évident, c’est que vivre le même temps exige aussi vivre le même espace. Le temps est aussi spatial que l’espace temporel : l’un ne se réalise que dans « la durée », l’autre que dans « le lieu ». Ne nous touchent donc qu’un temps carné, un espace animé. Nombreux sont les instants qui nous emportent ailleurs et vice versa : un soleil couchant, une odeur fugitive entre autres. Et c’est cette composition spatio-temporelle, cette union dite dialectique qui s’expérimente par chacun de nous, l’immigré inclus. L’immigré ne perd pas ainsi son lieu naturel : il n’en a jamais eu. Un topos naturalis ou même une simple ambiance spatiale n’est pas non plus ce qu’il a perdu. Il a perdu son ancienne composition spatio-temporelle, son ancien rapport de l’étrangeté. Il expérimente un changement de rapport. La philosophie de Hegel, fût-elle dépassée en tant que système, nous a légué l’explication de cette relation nécessaire [4].
L’étrangeté de l’immigration, par conséquent, impliquerait deux étrangetés ; l’une générale et l’autre particulière. En général, il n’a plus de lieu naturel depuis la Renaissance. En particulier, il ne se trouve plus depuis son immigration sous le même rapport d’étrangeté. Autrement dit, il a déjà été étranger en tant qu’homme venu après la Renaissance ; en tant qu’immigré à cette époque, il a une étrangeté supplémentaire. En ce sens, l’étranger d’immigration n’est que l’étranger d’aliénation sous un nouveau rapport d’étrangeté.
Mais ce changement de rapport de l’étrangeté, cette étrangeté particulière, s’accompagnerait d’un autre changement. L’immigré vit ainsi deux changements : un changement de composition et un changement de sa manière d’appartenir à cette nouvelle composition. Le deuxième résulte du premier : le changement de composition ramène à un approfondissement du couple conceptuel de l’étrangeté, à savoir le couple détachement/attachement simultané. Dans le cas de l’immigration, le couple détachement/attachement se radicalise en couple différence/identité. Par conséquent, l’étranger d’immigration pourrait se distinguer par deux traits de l’étranger d’aliénation : d’abord, il expérimente un changement du rapport de l’étrangeté ; ensuite, il l’expérimente d’une manière approfondie. L’immigré ainsi resterait toujours aliéné, mais dans une autre composition spatio-temporelle et par une in-compatibilité dès lors approfondie.
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Le problème toutefois reste entier : comment pourrait-on parler d’avoir une autre composition spatio-temporelle, d’expérimenter une différentiation territoriale à cet âge de la mondialisation ? N’est-ce pas trop étrange, essayer de résoudre le problème en le redoublant ?
La mondialisation n’a rien à voir avec la possibilité d’être un immigré. Elle ne désigne que l’unité du rapport de la dépendance dans un sens purement mathématique. L’unité du rapport aux mathématiques consiste en une relation fixe entre des éléments changeants. Il ne concerne qu’une part de deux choses, à savoir la permanence du rapport de la dépendance. Autrement dit, le changement des éléments, les éléments eux-mêmes, ne se prennent pas en compte. De même, la mondialisation n’incarne que l’unité du rapport de la dépendance entre les différentes régions du monde. On dit que la terre ne change plus partiellement, mais totalement. Or, on ignore souvent que cette totalité désigne le rapport de changement et non les éléments de changement. Ce qui nous importe dans cette équation, nous les êtres aptes à immigrer, c’est la multiplicité des éléments plutôt que l’unité du rapport. L’unité dont parle la mondialisation, c’est justement l’unité du rapport entre les différentes régions du monde. Mais d’un autre point de vue, d’un point de vue non-mathématiques, il n’y a pas la terre. La terre n’est qu’un universel abstrait. Nous habitons encore, tout en reconnaissant l’importance de cette unité-là, des terres plus ou moins diverses, de différentes compositions spatio-temporelles. La mondialisation ne nous empêche donc pas d’être un immigré, ne serait-ce que comme une variation de l’aliénation.
Reprenons notre questionnement. L’étranger d’immigration est simplement une variation de l’étranger d’aliénation. Les deux se forment d’une simultanéité du détachement et de l’attachement, d’une in-compatibilité. Ils se distinguent cependant par une différence minimale. L’immigré a quelque chose de plus : il est in-compatible, et in-compatible d’une manière non différenciable. Son in-compatibilité non différenciable vient du fait que non seulement s’est changée la composition spatio-temporelle avec laquelle il avait la double relation d’étrangeté, mais aussi sa manière d’appartenir à cette composition quelconque.
L’étrangeté de l’immigré ainsi ne consisterait pas seulement en la manière particulière de l’appartenance à une composition spatio-temporelle, mais aussi en le souci permanent d’« être le même », de « rester identique » dans cette manière particulière d’appartenir. Dans le cas de l’immigration, le couple détachement/attachement se radicalise en couple différence/identité. Le premier couple concerne le problème de l’appartenance, le deuxième celui de l’identité. Le problème de l’appartenance se radicalise ainsi et change d’allure : il s’agira désormais du problème de l’appartenance-identité. C’est donc une hyper aliénation, vivre une in-compatibilité non différenciable.
Que veut dire une in-compatibilité non différenciable ? Autrement dit, qu’est-ce que l’hyper aliénation ?
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Dans le corpus zoroastrien, il y a un texte intitulé d’un mot non différenciable : Ardaviraz Nameh/Ardaviraf Nameh (le livre d’Ardaviraz ou d’Ardaviraf.) C’est le récit d’un voyage dans l’autre monde, d’une visite des récompenses et des punitions des morts, et d’une narration avertisseuse pour les vivants. Ardaviraz/Ardaviraf, c’est le nom du personnage principal. On ne sait comment le lire : l’écriture Pehlevi, dans une certaine composition de lettres, ne peut guère représenter la différence Z/F [5]. On a deviné l’étymologie du mot, on n’est pas arrivé à une distinction définitive. Le nom a donc gardé son étrange caractère, conforme au récit qu’il intitule. Ce caractère indéchiffrable du nom de héros, un être aussi étrange que connu parmi les vivants et les morts, vient symboliquement d’une différence minimale au sein d’une ressemblance maximale. La ressemblance entre Z et F, si maximale soit-elle, n’est pas une identité et leur différence, si minimale soit-elle, persiste comme une vraie différence.
Ce qui pourrait symboliser le cas d’Ardaviraz/Ardaviraf, c’est justement ce type d’hyper aliénation. Z ou F, chacun à sa propre manière, peut appartenir à cette composition de lettres ou s’en différer pour telle ou telle raison. En outre, l’un paraît tellement comme l’autre qu’il n’y a guère lieu de les distinguer définitivement. Il reste pourtant quelque chose de probable qui nous empêche de les considérer comme identiques. Au sein d’une ressemblance maximale persiste ainsi une différence minimale. L’un, dans de nombreuses compositions, se distingue de l’autre. Mais en l’occurrence, l’un comme l’autre reste in-compatible, et non pas simplement in-compatible. C’est une in-compatibilité non différenciable ; premièrement parce que la lettre en question, quoi que ce soit, paraît dans un état d’appartenir et de ne pas appartenir simultané ; deuxièmement parce qu’elle suscite immanquablement cette question : lequel est celui qui se trouve en cet état d’in-compatibilité ? Z ou F ? C’est un exemple d’in-compatibilité non différenciable.
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Retraçons enfin la genèse de cette hyper aliénation. Depuis la Renaissance, d’abord, l’étranger d’immigration ne peut plus exister. Autrement dit, il est simplement une variation de l’aliénation. Cette variation ensuite paraît simultanément sous la forme d’in-compatible (commun entre toute sorte d’étrangeté) et de non différenciable (propre de l’aliéné immigré). Ce type d’aliénation peut s’appeler finalement une hyper aliénation. C’est parce qu’elle approfondit le couple détachement/attachement en couple différence/identité : dans le cas de l’immigration, en d’autres termes, le problème de l’appartenance se radicalise comme problème de l’appartenance-identité. L’immigré donc supporte non seulement la charge de l’étrangeté de l’homme moderne, mais aussi le fardeau de perdre son ancien rapport de l’étrangeté. Le « ou » de Z ou F symbolise cette hyper aliénation.
Mais tout cela, peut-être, n’est qu’un effort pour soupeser le poids de cet « ou », pour le palper au plus proche. Voici un démasquement de son caractère insinuant : marque d’une identité, d’une équivalence ; marque d’une différence, d’une distinction. Encore une fois : Z ou F.
[1] Koyré, Alexandre, Trois leçons sur Descartes, Université du Caire, 1938, p. 39.
[2] L’homme de Renaissance (1463-1494) qui introduit un concept particulier da la liberté humaine. D’après lui, la créature humaine est la seule qui manque d’un don naturel spécifique et donc d’une existence destinée. Elle est libre de tout archétype et de tout programme essentiel ; sa dignité s’enracine dans cette liberté même. Cf. Cassirer, Ernst, The Individual and the Cosmos in Renaissance Philosophy, Introduit et traduit par Mario Domandi, Dover, 2000, p. 85.
[3] Cf. Simmel, Georg, « L’étranger dans le groupe », Harmattan, in : Figures de l’étranger, Tumultes n°5-Novembre 1994, pp. 199-207.
[4] Koyré, Alexandre, « Hegel à Iéna », in : Etudes d’histoire de la pensée philosophique, Gallimard, 1971, pp. 147-189.
[5] Cf. Le livre d’Arda Viraz, Transcrit et traduit du texte pehlevi par Ph. Gignoux, Recherches sur les Civilisations, 1984, p.7