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Déchus de leur présumé paradis céleste, autrement dit de leur union initiale due au non-partage des terrains et des territoires, les hommes ou plutôt les humains ne cessent de rêver de retrouver cette espèce d’unité qui les rassemblait autrefois. Le cloisonnement des lopins de terre survenu à la suite de la naissance de la propriété (d’abord foncière, puis matrimoniale et autres), la démarcation des frontières entre territoires, la division des langues humaines symbolisée par les images de la tour de Babylone (je me demande toujours pourquoi les tours sont emblèmes de division et/ou de diversion plutôt que symboles d’union et de droit chemin et je me rappelle la tour de Pise aussi), la répartition des tâches au sein des clans et des tribus (puis au sein des familles), en particulier entre hommes et femmes, autant d’exemples d’une décadence sociale causée par la chute initiale.
Or la perte de la langue mère, la division des langues humaines en plusieurs familles, y compris l’indo-européenne, l’ouralo-altaïque, etc., l’incompréhension mutuelle de base des êtres humains suscitée par cette désintégration perceptuelle, tout cela ne fait que s’ajouter aux facteurs de désunion et de scission entre les bipèdes occupant la Planète. Objet de réflexion pour bon nombre de philosophes, puis de philosophes à l’ère de la ré-division des tâches humaines en matière des sciences humaines (anthropologues, linguistes, sociologues, psychologues, etc.), la subdivision des langues humaines a constitué l’enjeu de diverses tentatives de la part de personnalités de tous types. La « fabrication », ou mieux la « forge » d’une langue construite unique notamment l’espéranto (dont l’appellation même ne donne l’impression que d’un espoir, voire de l’espérance d’une retrouvaille humaine à dimension planétaire), n’en fournit qu’un exemple assez tardif sur la voie de ce projet ou de ce processus de réunification des humains, de reconstitution de ce Graal réduit en éclats (je pense surtout aux concepts cabalistiques à cet égard).
Revenons au point de départ. Les gens s’efforcent de redevenir sinon un, du moins unis, particulièrement au moyen d’un rapprochement spirituel ou intellectuel. Si les religions servent de matière au premier, les traductions sont d’usage pour le second. Depuis les truchements réalisés dans les cours royales (je pense ici aux traducteurs chinois, pour la plupart médecins, servant d’intermédiaires et de supports culturels sous le vizirat de Rashid al-Din [1247-1318] à Tauris à l’époque des Ilkhânides), jusqu’aux interprètes polyglottes d’aujourd’hui dans les coulisses (enfin pas trop) reculées de Bruxelles, tous avaient pour but ou pour intention de traduire, de transmettre et/ou transcrire une tradition, que ce soit de la traduction orale ou d’une traduction venant de naître à l’instant dans la bouche d’un quelconque dignitaire, ou d’une tradition plus ancrée, plus profondément enracinée d’un auteur plus ou moins littéraire. Les traducteurs sont certes pour la plupart des littérateurs aussi, mais ils ne sont pas que cela. Le traducteur est également cette espèce (en proie à l’extinction sous la malédiction de l’empire des géants du numérique, dont certains ةtats européens en particulier la France entendent à raison les mettre à l’amende ou sous une surimposition visant à briser leur monopole technologique bientôt catastrophique), bref cette catégorie en péril de personnes entre guillemets érudites qui tentent de reconstruire ou de restructurer la tour de Babylone. Sont-elles hallucinées, handicapées, insolites, insolentes, complaisantes, compatissantes ? On n’en sait rien, pour l’instant. Notre intérêt porte sur les dimensions (des fois gigantesques, sinon ordinaires) de leur travail de fourmi. Cela dit, ce travail est aussi parfois un travail de termite. Termites qui infestent les piliers mitigés de la divergence entre hommes, les rongeurs de la discorde et les bâtisseurs de ce pont de l’union ou de cette tour d’unité qu’est l’harmonie des citoyens du monde.
A force de maîtriser le français, Emil Cioran (1911-1995), feu philosophe français aux visions pessimistes, parvenait à s’y exprimer peut-être mieux que dans sa langue maternelle, le roumain. Venu en France au tout début de sa jeunesse en compagnie de deux autres amis et compatriotes bientôt renommés, Eugène Ionesco et Mircea Eliade, Cioran a opté non seulement pour la France comme sa principale patrie (« résident » au sens de la réglementation fiscale comme sociale), mais également pour le français comme son langage de séjour, en tant qu’auberge transformée en résidence permanente. Peut-on rester à jamais, jusqu’à la fin de ses jours, dans une auberge, de nos jours dans un hôtel ou un hostel (dans le langage des backpackers ou de hitch-hikers de notre temps) ? Oui, certainement c’est possible. Mais dans ce cas, on resterait des hôtes à vie, des invités pour toujours, le droit de préemption ne s’appliquant pas pour des cas pareils.
Si le français de Cioran est un français classique, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’un langage érudit de philosophe et de penseur, ni du fait de la complexité de sa pensée (ce qui est d’ailleurs très souvent le cas), mais c’est aussi et surtout en raison d’abord de ses goûts classicisants, puis de sa non-appartenance innée à la langue française. Sur le territoire du français, il était après tout à n’en pas douter un étranger, un non-familier essayant de se faire passer pour un indigène, malgré toute sa maîtrise rarissime et littéralement exemplaire. Sans oublier que les Roumains, par leur langue comme leur culture, appartiennent à l’aire culturelle méditerranéenne et latine. Force est de souligner que si Cioran se sentait si mal dans sa peau, l’une des raisons de ce malaise pourrait être cherchée dans son étrangeté linguistique. Cela n’empêche pas qu’il est considéré, à côté de l’Allemand Friedrich Nietzsche et du Polonais Stanislaw Jerzy Lec (1909-1966, encore un est-Européen vivant en temps de tumulte), parmi les introducteurs de l’aphorisme dans le générique des styles d’expression philosophico-littéraires.
« La parole est la maison de l’être », disait presque à raison le philosophe allemand Martin Heidegger, mais cette parole, il faut qu’elle soit la sienne ou qu’elle soit faite sienne, acclimatée, réadaptée aux goûts de l’énonciateur, de l’auteur. La difficulté d’un tel enjeu réside non seulement dans le fait que l’on énonce ce que l’on pense, mais aussi et surtout que l’on pense ce dont on est en mesure de penser. C’est ainsi que la pensée et la parole remodèlent la pensée de l’énonciateur/l’auteur, modulent ses tendances intellectuelles et ses mouvances spirituelles. Comme nul ne peut prétendre se trouver tout à fait à l’aise, se sentir chez soi lorsqu’il est hébergé chez autrui, personne ne serait à même de se dire sanctuarisé dans la maison d’une autre langue, canonisé dans son panthéon littéraire. Ainsi, à sa mort survenue en 1995 à Paris, ce Roumain francophone et naturalisé français, n’a pas connu la nécrologie et la salve d’hommages dont il était digne. Rien qu’un simple article de disparition dans Le Monde, lequel mettait en exergue ses affiliations de jeunesse à l’extrême-droite roumaine. Son Œuvre complète n’est parue dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade (éd. Gallimard) qu’en 2011, près de vingt ans après son décès et exactement au centenaire de sa naissance. N’avait-il pas raison d’être trop pessimiste, cet exilé éternel enterré au cimetière glacial de Montparnasse ?