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Mouvement ouvrier et syndicalisme à la française : de l’espoir du " grand soir " aux idéaux altermondialistes
De la Commune de Paris aux rassemblements altermondialistes de Porto Alegre ou de Caracas, le mouvement ouvrier français a subi d’importantes transformations durant le XXe siècle, au gré des affrontements internes et externes prônant tantôt une remise en cause radicale du système, tantôt un réformisme impliquant une intégration plus ou moins forte aux institutions politiques nationales et locales. Son émergence est étroitement liée aux transformations économiques, sociales et politiques subies par la société française depuis la Révolution industrielle, elle-même ayant engendré une expansion sans précédent du système capitaliste tout en donnant naissance à une nouvelle classe : le prolétariat.
Loin de constituer un bloc monolithe, le mouvement ouvrier français s’est, au cours de son histoire, singularisé de par la variété de ses tendances et leur évolution au gré des alliances et querelles idéologiques. Fortement remis en cause par les récentes évolutions économiques et sociales et perdant son monopole de défense des causes sociales, le mouvement tend peu à peu à être dépassé ou réinventé au travers de la défense de nouvelles causes allant du commerce équitable à une nouvelle forme de syndicalisme altermondialiste dont la portée dépasse largement la frontière de l’Hexagone.
Durant la seconde moitié du XIXe siècle et malgré les différences propres à chaque tendance, les exigences premières de ce mouvement se sont structurées autour des critiques du système capitaliste formulées par Marx, dénonçant la dimension fondamentalement aliénante du système du salariat et les différentes formes de domination et d’exploitation qui lui sont liées. Cependant, concernant le domaine concret de l’action politique, les positions ont longtemps divergé.
La ligne de séparation principale est longtemps demeurée celle opposant les communistes, pour qui tout changement impliquait le renversement de l’Etat par le biais d’une révolution, aux réformistes s’efforçant d’améliorer la condition ouvrière au sein même du système [1]. A l’intérieur de cette dernière catégorie, une seconde distinction peut être opérée entre les réformistes "temporaires" qui acceptent certaines réformes à court terme en attendant que la classe ouvrière soit plus organisée et "consciente" du rôle historique et révolutionnaire qu’elle a à jouer, et ceux refusant dans l’absolu de remettre en cause la légalité du système. Parfois considérés contre "traîtres" à la Révolution, ces derniers se sont progressivement détachés du strict mouvement communiste pour former la mouvance socialiste. Ce mouvement compte également de nombreuses tendances anarchistes et libertaires prônant l’abolition de la propriété et la mise en place d’un système de gestion communautaire des moyens de production. Elles sont cependant demeurées très marginales et n’ont jamais exercé une influence décisive au sein du monde ouvrier.
Tout d’abord interdite par la Loi Le Chapelier de 1791, et après de nombreuses répressions trouvant leur source dans la méfiance traditionnelle de l’Etat français pour les "corps intermédiaires", la création de syndicats a finalement été légalisée en 1884, alors que la IIIe République s’efforçait d’apporter des solutions concrètes à la "question sociale". La CGT (Confédération Générale du Travail) fut alors créée en 1895 et reste, jusqu’à nos jours, la plus importante organisation syndicale [2]. L’idée de lutte des classes devant mener à la suppression du salariat et la nécessité de conserver une indépendance par rapport au pouvoir politique ont été définies dès 1906 dans la Charte d’Amiens lors du Congrès de la CGT, pour marquer par la suite d’une empreinte décisive les grandes orientations du syndicalisme français durant de nombreuses décennies [3]. D’autres confédérations syndicales telles que la CFDT, la CFTC, Force Ouvrière ou encore la CFE-CGC ont ensuite progressivement émergé pour jouer le rôle de véritable porte-parole et courroie de transmission des revendications ouvrières auprès du patronat. Représentatives de droit, ces organisations se distinguent de celles ne jouissant pas de ce statut, telles que l’Union Syndicale Solidaire, la FSU, ou l’UNSA.
La France se caractérise également par la présence de syndicats de lutte défendant des idéaux parfois éloignés de la réalité et refusant tout pragmatisme ou négociation, en appelant à la mobilisation des travailleurs par le recours à tout un panel d’actions directes. Le syndicat SUD appartenant à l’Union syndicale solidaire, la CNT ou encore Force Ouvrière font notamment partie de cette catégorie.
Outre les grandes organisations syndicales évoquées, de nombreux syndicats plus locaux défendant les intérêts d’une profession à l’échelle d’une ville ou d’un département se sont également constitués, défendant souvent des objectifs plus corporatistes que politiques.
Au départ destinés à formuler des revendications strictement professionnelles, une grande partie de ces syndicats s’est progressivement politisée en adoptant une stratégie non pas de coopération avec les partis politiques, mais bien souvent d’opposition ouverte [4]. Cette attitude contestataire a contribué à nuire considérablement à l’unité du mouvement ouvrier en favorisant la création de nombreuses "chapelles" et de multiples désaccords au sein de l’ensemble de ces tendances. Au cours de la première moitié du XXe siècle, elles ont également entretenu des relations variées et parfois houleuses avec l’Internationale ouvrière.
Si, au cours des années 1920 et 1930, une grande partie des organisations syndicales s’est progressivement orientée vers le réformisme, elles n’en sont pas moins restées des apôtres de l’action directe notamment au travers de l’organisation de grèves, l’occupation de locaux, le blocage de routes, la distribution de pétitions, etc. Ce mode d’action est en partie l’héritage de l’idéal révolutionnaire qui n’a pas quitté l’horizon de pensée d’un grand nombre de leurs dirigeants. Si la multiplicité des syndicats existant et les différends idéologiques existant entre eux ont empêché la création d’une véritable "conscience de classe" et la constitution d’un groupe organisé au niveau national, elles n’en ont pas moins été les acteurs essentiels de la mise en place d’un processus de négociation au sein des entreprises visant à améliorer les conditions de travail et le bien-être global des ouvriers. Elles se sont progressivement bureaucratisées en affirmant leur rôle central de médiateur au sein du système.
Parallèlement aux actions de ces syndicats, la constitution de forces politiques communistes et socialistes portant les revendications de la classe ouvrière au niveau gouvernemental a permis à une grande partie des contestations et revendications formulées par ces différents mouvements d’être prises en compte au sein de la sphère politique, pour faire progressivement partie intégrante des enjeux politiques nationaux. Ces revendications consistaient principalement en une augmentation des salaires ainsi qu’une baisse du nombre d’heures de travail hebdomadaire. A la fin du XIXe siècle, la suppression du travail des enfants et la mise en place d’une législation stricte concernant le travail des femmes figuraient également en tête de leurs revendications. Au cours du XXe siècle, les avancées ont été multiples : amélioration continue des conditions de travail et des droits des salariés, création de tout un ensemble de dispositions visant à lutter contre le licenciement abusif, mise en place de congés payés et d’une loi sur les Conventions collectives, réduction continue du temps de travail jusqu’à la fameuse loi des 35 heures adoptée sous le gouvernement Jospin [5], création d’un salaire minimum (SMIG) en 1950 qui deviendra le SMIC en 1970... Cependant, ces avancées ont paradoxalement contribué à dissoudre l’homogénéité de la classe ouvrière et tout sentiment d’appartenance à un groupe commun en leur permettant d’accéder aux standards de vie d’une nouvelle "classe moyenne" en constante expansion.
Dans les années 1970, la crise subie par de nombreuses industries, les vagues de privatisation et les nombreuses querelles intestines affectant les organisations syndicales a induit une véritable chute du nombre de leurs adhérents. Ce processus a été renforcé par le manque d’attention porté aux problèmes concrets des salariés et notamment au travail féminin, malgré la part croissante des femmes présentes sur le marché du travail. La modification du système d’organisation du travail et de la production, notamment caractérisé par le recours croissant à l’externalisation ainsi que la généralisation de l’intérim et des CDD concourant à une certaine précarisation du salariat et à une mobilité ne favorisant pas l’adhésion à une organisation fixe, sont également évoquées par certains mouvements pour expliquer cette baisse du nombre d’adhérents.
Enfin, l’effondrement de l’URSS a également été à la source d’un certain désenchantement au sein d’une partie des milieux syndicaux et ouvriers : malgré une connaissance des failles du système, l’idéal révolutionnaire fut longuement porté par des grandes figures de l’intelligentsia française et a donc davantage survécu que dans d’autres pays européens comme l’Allemagne ou l’Angleterre, où les syndicats ont bien plus tôt adopté une position réformiste. En conséquence, la France affiche aujourd’hui l’un des plus bas taux de syndiqués au sein de l’Europe, qui atteint aujourd’hui le seuil critique de 5% dans le secteur privé.
Cependant, en 1995, les grèves des cheminots contre le plan de réforme de la Sécurité sociale proposé par le premier ministre de l’époque Alain Juppé ont montré que les syndicats étaient loin d’avoir perdu toute capacité de mobilisation. De plus, au sein même du monde du travail, de nouvelles revendications ont émergé incluant notamment la parité hommes-femmes en terme de salaire à poste et travail égal, ou encore les discriminations à l’embauche touchant une partie de la population émigrée ou ayant des origines étrangères.
Loin des thèses prédisant la fin de l’Histoire et des luttes sociales, le mouvement ouvrier s’est aujourd’hui profondément transformé pour étendre le registre de ses revendications et de ses actions au niveau mondial, comme l’attestent les différents forums sociaux mondiaux mis en place ça et là à Porto Alegre, Athènes ou Bombay.
Dans un contexte de mondialisation sans précédent de l’économie, l’heure est donc à la mondialisation consécutive de l’action sociale. Cependant, ce nouveau mouvement déborde largement de la sphère dite "ouvrière" pour inclure dans ses rangs de jeunes cadres, écologistes, étudiants, féministes... ne se cantonnant pas à la stricte revendication d’un bien-être matériel mais davantage à celle d’un "mieux-être" global basé sur le respect de l’environnement et respectueux des droits des nouveaux opprimés ; des indiens du Chiapas aux enfants du Tiers monde exploités par les multinationales occidentales. Les cibles ne sont plus les patrons mais davantage les organisations internationales telles que le FMI, la Banque Mondiale et surtout l’OMC, chantre d’une extension du système libéral et de la logique marchande au niveau mondial. Les idéaux révolutionnaires ont donc peu à peu laissé place aux politiques "alternatives", à une mondialisation "à visage humain", ou encore au commerce équitable. Les critiques se sont donc reportées du capitalisme au néolibéralisme, pour viser progressivement toute forme d’impérialisme et de logique marchande faisant prévaloir l’économie et le profit sur le bien-être global de l’être humain.
Cependant, le caractère hétéroclite des revendications - écologistes, féministes, sociales, juridiques...-, de leur participants - peuples indigènes, paysans, ouvriers, intellectuels de tous bords politiques - et des projets avancés - capitalisme "aménagé" ou nécessité de mettre une place un système alternatif-, rendent difficile l’élaboration d’un projet commun. Les sommets sociaux mondiaux organisés régulièrement depuis le début des années 2000 se cantonnent donc au rôle de forums de discussion plus ou moins organisés et peinent à se convertir en une véritable plateforme permettant de formuler un programme applicable au niveau politique interne. Certains consensus ont cependant émergé, notamment concernant la nécessité d’annuler la dette extérieure des pays en développement, de mettre en place une taxe sur les transactions financières, d’éliminer les paradis fiscaux, et de promouvoir la sécurité et la traçabilité des denrées alimentaires, notamment concernant les produits génétiquement modifiés, sans pour autant qu’aucune modalité de mise en œuvre concrète n’ait été pour l’instant définie.
Quoi qu’il en soit, l’altermondialisme reflète l’évolution d’un imaginaire et des représentations inhérentes à tout mouvement social : le rôle de la construction de figures de l’ennemi tels que l’OMC et le G8, ou encore la rhétorique de la "dépossession" des paysans du Tiers monde, des femmes, des indiens… face à l’hégémonie du marché jouent un rôle important dans les mobilisations, même si elle est parfois déconnectée de la réalité.
Au plan interne, on assiste également à un certain renouveau des revendications sociales, notamment de la part de toute une partie des agriculteurs français considérant que la mondialisation et l’adhésion à l’OMC menacent la survie de leurs exploitations agricoles. La candidature de José Bové, figure de proue d’un nouveau syndicalisme agricole aux relents d’altermondialisme, aux prochaines élections présidentielles atteste de la pérennité et de l’écho rencontré par ce mouvement.
En France, plusieurs courants ont fait de la défense de ces thématiques altermondialistes leur nouveau cheval de bataille : l’un, d’extrême gauche et fortement politisé, fait de certains effets négatifs de la mondialisation la caisse de résonance d’une critique plus globale du système capitaliste. Il compte notamment dans ses rangs la LCR ainsi que de nombreuses organisations anarchistes et libertaires. Face à eux existe également un courant de contestation qui défend davantage des valeurs dites "civilisationnelles" et qui, sans remettre en cause les fondements du système actuel, semble vouloir donner un contenu plus humain et social à l’actuelle mondialisation. Cette tendance compte également dans ses rangs certains "souverainistes" tels que Bernard Cassen ou Jean-Pierre Chevènement qui refusent la progressive dilution de l’autorité des Etats face au poids croissant des organismes supra-étatiques tels que l’OMC, le FMI ou encore l’Union Européenne.
L’organisation ATTAC a eu un poids important dans la formulation de ces critiques et dans la fédération de nombreux courants dénonçant la financiarisation excessive du système économique [6] et la mise en place d’une certaine Europe libérale et "monétariste". Cependant, l’essentiel de ses rangs est formé de jeunes cadres et d’intellectuels qui sont loin d’être les premières victimes de certaines conséquences néfastes de la mondialisation telles que les délocalisations et licenciements économiques en tout genre. Les premiers concernés, les ouvriers, en demeurent pour l’essentiel absents, ce qui amène de nombreux sociologues actuels à parler de "crise de représentation ouvrière sur la scène politique" [7].
L’altermondialisme participe donc à la construction de la mondialisation en définissant de nouveaux enjeux tout en essayant de peser tant bien que mal sur l’agenda mondial. Il reflète également une reconfiguration de l’espace revendicatif qui s’est ouvert à des forces dépassant le syndicalisme traditionnel, témoignant du fait que ce dernier, selon Pierre Rosanvallon, a perdu sa "position de médiateur central de la solidarité qui avait été historiquement la sienne" [8]. Ces nouveaux enjeux ouvrent aussi un espace propice à la redéfinition et à un renouveau des relations entre organisations syndicales, associations et ONG. Enfin, si la classe ouvrière tend aujourd’hui à disparaître pour se fondre dans une vaste classe moyenne aux contours flous, elle n’en a pas moins disparu de l’imaginaire de la population et des écrans du cinéma français, où la figure de l’ouvrier et des luttes sociales ont été les thèmes centraux de films récents tels que Ressources humaines, Reprise, ou encore Marius et Jeannette.
Au cours du XXe siècle, le mouvement ouvrier a été marqué par la progressive intégration du parti communiste au système politique, ainsi que par l’enracinement d’un syndicalisme de négociation - malgré la permanence de syndicalistes ne s’étant pas dépris d’un certain "nostalgisme" par rapport aux idéaux communistes et révolutionnaires.
La fin du communisme et la moyennisation de la classe ouvrière sont cependant loin d’avoir étouffé toute critique du capitalisme qui, entré dans une phase néolibérale, fait l’objet de nouvelles critiques formulées par un large éventail d’acteurs et de groupes sociaux, concernant notamment les dégâts écologiques entraînés par le capitalisme à l’échelle de la planète, ou encore la nouvelle domination du capital sur le travail exercée au travers des multinationales et facilitée par l’amoindrissement croissant du rôle de l’Etat dans les sphères économique et sociale.
A ce titre, il est intéressant de noter que les Déclarations de Porto Alegre de 2001 et de 2002 ne font pas référence à une "classe" professionnelle de façon ouverte, et ne limitent pas leur critique au système capitaliste pour évoquer des enjeux plus globaux tels que "le respect des droits humains, économiques, sociaux et culturels" ou encore la nécessité de réformer "un système basé sur le sexisme, le racisme et la violence, [...] qui privilégie le capital et le patriarcat".
Cependant, les modalités d’application au niveau interne des revendications formulées à l’échelle internationale restent encore à être définies ; tâche ardue dans un contexte marqué par un "tout sécuritaire" et par une lutte contre le terrorisme pénalisant de façon croissante toute action directe mise en place par les acteurs sociaux [9]. La question du devenir concret des propositions formulées au cours de ces forums ainsi que la constitution de véritables organisations permettant à ces revendications de trouver un écho au niveau national constitue désormais la priorité de l’ensemble de la mouvance altermondialiste, en l’absence de gouvernance mondiale et de toute instance politique véritablement représentative au niveau supranational.
[1] Le Congrès de Tours en 1920 marqua notamment cette scission entre réformistes et révolutionnaires, désormais exclus de la CGT.
[2] La CGT rassemble plusieurs fédérations de syndicats de même profession ainsi que des unions dites "locales" rassemblant les syndicats d’un département ou d’une ville ; l’ensemble étant supervisé par un bureau confédéral.
[3] Malgré la chute de l’URSS, ces orientations sont encore très présentes dans des organisations syndicales actuelles telles que Force Ouvrière ou Solidaires.
[4] Cette position, ainsi que la poursuite des idéaux révolutionnaires, ont été officiellement annoncées lors du congrès de la CGT d’Amiens en 1906, pour ensuite marquer une grande partie du syndicalisme français.
[5] Cette loi a cependant subi certains amendements et modifications au travers de l’adoption de la Loi Robien en 1996, complétée par la suite par tout un ensemble de dispositions donnant aux entreprises de meilleurs délais d’adaptation à cette nouvelle mesure.
[6] Notamment au travers de son projet de taxation des mouvements de capitaux baptisé " Taxe Tobin ", dont l’application demeure cependant problématique pour de multiples raisons techniques et politiques.
[7] Bernard Cassen (ex-président d’honneur d’ATTAC France), " ATTAC : l’altermondialisme à la française ", in Le mouvement altermondialiste, La Documentation Française, n°897, Février 2004.
[8] Pierre Rosanvallon, La Question syndicale, Paris, Hachette, 1998.
[9] Concernant cette tendance à la criminalisation croissante des actions militantes, on peut notamment citer la condamnation de José Bové après la destruction de plants d’OGM ou encore les nombreuses poursuites pénales engagées contre plusieurs centaines de manifestants contre le projet CPE.