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Allahverdi Khân (Undiladze) : les Géorgiens de l’armée et de la cour de Shâh Abbâs Ier
Les Undiladze étaient une famille féodale géorgienne dont des membres obtinrent des postes importants au service de la dynastie iranienne des Safavides et dominèrent en quelque sorte la cour royale à Ispahan pendant une certaine période, de la fin du XVIe siècle au début du XVIIe siècle.
Le premier membre connu de cette famille, Allahverdi Khân (mort en 1613), naquit dans une famille féodale chrétienne en Géorgie. Il fut capturé au cours de campagnes des Safavides dans le Caucase sous Tahmasp Ier, deuxième monarque de la dynastie. Comme beaucoup d’autres prisonniers, ce jeune Undiladze, choisi pour le service militaire, dut se convertir à l’islam. Après sa conversion, il prit le prénom turc d’Allahverdi qui signifie « Dieudonné ».
Ismâïl Ier (Shâh de Perse de 1501 à 1524), fondateur de la dynastie des Safavides (1501-1736), jeta les premières bases de l’armée safavide.
Le premier recrutement eut lieu en 1500, un an avant qu’il soit élu roi par les adeptes de la confrérie soufie safavide alors qu’il n’avait que quatorze ans. En 1500, Ismâïl et sa famille quittèrent la ville de Lâhijân (province du Guilân) et prirent la route pour Ardabil (Azerbaïdjan). Avant de sortir du Guilân, il recruta 450 adeptes à Rasht, puis 1500 personnes à Târom. En été 1500, Ismâïl avait déjà rassemblé 7000 adeptes, pour la plupart des Turcomans chiites d’Asie Mineure. Les autres étaient des Perses, principalement du nord de l’Iran, parmi lesquels beaucoup de Talyshs. La même année, l’armée de Shâh Ismâïl fit sa première guerre contre un ennemi juré de la confrérie des Safavides, Farrokh Yassar (1465-1500) de la dynastie locale des Shirvânshâh à Shirvân (Azerbaïdjan), qui avait tué en 1488 le père d’Ismaïl, le sheikh Heydar, fondateur principal de la confrérie soufi des Safavides. Farrokh Yassar fut tué durant cette guerre. Lors de cette guerre, l’armée des Safavides comptait entre 7000 et 40 000 hommes, selon différentes sources historiques.
En 1501, l’armée d’Ismâïl Ier déclara une seconde guerre contre les troupes d’Aq Qoyunlu près de Nakhitchevan (Azerbaïdjan). Ismâïl entra victorieusement à Tabriz, la plus grande ville d’Azerbaïdjan et siège des Aq Qoyunlu, et ses adeptes l’élurent roi.
Aux côtés des Turcomans et des Perses, les Géorgiens furent un autre élément fondateur des armées safavides dès leur première formation. De nombreuses sources vénitiennes de l’époque rapportent que, dès 1499, Ismâïl avait à sa disposition une cavalerie chrétienne, essentiellement géorgienne.
Selon ces sources vénitiennes, un certain Morati Augurioto, qui de Tabriz revenait à Venise en 1503, relate que la majorité des troupes safavides installées à Tabriz étaient d’origine géorgienne. Quand Ismâïl fonda l’ةtat Safavide vers 1500, les Qizilbashs turcomans membres de l’armée safavide comptaient environ 7000 hommes, tandis que les Géorgiens chrétiens de l’armée étaient plus nombreux et en comptaient environ 9000. Après la défaite dramatique des Safavides à la bataille décisive de Tchaldiran (le 23 août 1514) entre les Safavides et les Ottomans, la cavalerie légère géorgienne de l’armée safavide harcela les troupes ottomanes dans la profondeur du royaume de l’Empire ottoman pour les obliger à se retirer.
De 1510 à 1520, Ismâïl Ier essaya de faire des deux royaumes géorgiens de Karthli et de Kakhétie ses vassaux. Cependant, ce ne fut que sous son fils et successeur Tahmasp Ier (roi de 1524 à 1576) qu’une véritable province géorgienne fut créée par les Safavides.
Tahmasp Ier commanda quatre campagnes militaires contre les royaumes géorgiens (1540-1541, 1546-1547, 1551 et 1553-1554), et les troupes safavides s’installèrent de manière permanente à Tbilissi dès 1551. Par ces campagnes, le deuxième roi de la dynastie réussit à consolider la position des Safavides au Caucase. Pendant ces années, un grand nombre de prisonniers de guerre géorgiens furent amenés à l’intérieur de l’empire. Les jeunes fils de notables géorgiens furent souvent élevés à la cour royale ou dans le corps de l’armée, après leur conversion forcée. Ce fut également le cas des jeunes prisonniers caucasiens (pour la plupart arméniens ou circassiens).
Afin de contrebalancer le pouvoir des tribus turcomanes Qizilbashs qui constituèrent l’aristocratie militaire safavide dès la fondation de la dynastie, le cinquième roi safavide, Abbâs Ier le Grand (roi de 1588 à 1629), entreprit des réformes au sein de l’armée et créa un corps permanent de chrétiens géorgiens, arméniens et circassiens, faits prisonniers au cours de campagnes dans le Caucase. Certains de ces jeunes garçons, connus sous le nom de Gholâm (esclave), furent choisis pour le service à l’armée. Ils furent contraints de se convertir et reçurent une formation militaire pour servir dans les nouveaux régiments de Gholâms.
Selon les historiens, Abbâs Ier eut l’idée de créer le corps des Gholâms après l’assassinat sur son ordre d’une figure puissante des Qizilbashs, Morshed Qoli Khân, en 1589. Ainsi les Gholâms convertis qui servaient déjà les différents régiments des Qizilbashs furent rassemblés dans ce nouveau corps militaire exclusivement composé de Géorgiens, d’Arméniens et de Circassiens convertis. L’armée des Gholâms fut, dans une large mesure, similaire au système janissaire de l’Empire ottoman voisin, mais contrairement aux esclaves ottomans, les esclaves safavides furent autorisés dès le début à hériter des biens et des attributions (droits et devoirs) de leurs pères et de leurs familles d’origine. Ainsi, ces esclaves pouvaient garder un lien avec leurs familles au Caucase. Sous Abbâs Ier et ses successeurs, certains de ces Géorgiens réussirent à obtenir de très hauts postes au sein de l’armée et dans la cour des Safavides à Ispahan.
Presque un an après l’intronisation de Shâh Abbâs Ier, le jeune Undiladze, alors officier dans le corps des Gholâms, accepta de participer à l’exécution d’un complot orchestré par le roi lui-même, pour assassiner Morshed Qoli Khân en 1589. Membre de la tribu d’Ustajlu (Azerbaïdjan), Morshed Qoli Khân était un puissant commandant des Qizilbashs. Il joua un rôle essentiel pour soutenir le jeune prince héritier Abbâs dans un très dur conflit de succession contre ses frères, après le coup d’ةtat des Qizilbash contre Mohammad Khodâbandeh (1577-1588). Mais lors de la prise du pouvoir, le jeune roi, qui craignait le pouvoir excessif et les ambitions de Morshed Qoli Khân, décida de l’éliminer. Plusieurs personnes de confiance furent chargées par le roi d’assassiner Morshed Qoli Khân, parmi lesquelles le Géorgien Allahverdi, alors officier dans l’armée des Qizilbashs.
Après la réussite de leur mission, les conspirateurs furent récompensés par le roi. Abbâs Ier nomma Allahverdi gouverneur du district de Golpaygân (province d’Ispahan). En outre, Allahverdi fut promu au grade de « sultan » (équivalent de « capitaine »). Après cet épisode, le Géorgien gravit rapidement les échelons de la hiérarchie militaire.
En 1595, Allahverdi occupa un haut poste militaire nouvellement créé par le roi dans le cadre des réformes structurelles de l’armée. Il devint ainsi Qullar-Aqassi, c’est-à-dire commandant en chef du corps d’élite des Gholâm (esclaves). Le titulaire de ce poste était l’une des personnes les plus puissantes de l’ةtat safavide. ہ l’époque d’Abbâs Ier, ce poste comptait l’un des cinq principaux commandements militaires de l’Empire, mais vers la fin de l’ère safavide, le Qullar-Aqassi était le numéro 2 de l’armée safavide. ہ l’occasion de cette nouvelle nomination, le roi offrit au Géorgien le titre de « Khân ».
La même année, Allahverdi Khân fut nommé gouverneur de la province du Fârs (sud). Selon les historiens, cette nomination marqua un changement radical de la politique intérieure du roi Abbâs Ier dans le sens où jusqu’à cette date, toutes les provinces importantes de l’Empire des Safavides étaient gouvernées par des généraux turcomans du corps d’élite des Qizilbashs. En devenant gouverneur du Fârs, Allahverdi Khân devint le premier « gholam » à atteindre une égalité de statut avec eux.
Sa nomination fut également importante pour une autre raison : elle marqua le début d’une nouvelle politique fiscale d’Abbâs Ier. En 1597, un autre poste de gouverneur fut accordé à Allahverdi Khân, celui du district de Kohkilouyeh (sud-ouest).
Allahverdi Khân s’illustra lors de la grande victoire de Shâh Abbâs sur les Ouzbeks lors de la bataille de Robat-e Pariyân au Khorâssân, en août 1598. Avec cette grande victoire militaire, les Safavides réussirent à rétablir leur domination sur Hérat (aujourd’hui à l’ouest de l’Afghanistan) après dix ans d’occupation ouzbèke. Peu de temps après cette bataille, Allahverdi Khân reçut du Shâh l’ordre d’exécuter le célèbre général Qizilbash, Farhâd Khân Qarâmânlou qui, comme Morshed Qoli Khân, était devenu trop puissant aux yeux de Shâh Abbâs Ier.
Après l’exécution de ce grand commandant militaire des Qizilbashs, Allahverdi Khân devint l’homme le plus puissant de l’ةtat safavide après le Shâh. ہ partir de 1600, Allahverdi Khân, en collaboration avec l’Anglais Sir Robert Sherley, entreprit la réorganisation de l’armée, ce qui signifia, entre autres, l’augmentation du nombre de Gholâms de 4000 à 25 000 hommes.
En 1602, Allahverdi Khân fut en charge des opérations militaires et diplomatiques qui aboutirent finalement à l’annexion de Bahreïn à l’Empire safavide. ہ partir de cette date, il joua un rôle de premier plan dans toutes les grandes campagnes militaires sur les fronts est (contre les Ouzbeks) et ouest (contre les Ottomans).
Avant le règne de Shâh Abbâs Ier, lorsque les Qizilbashs constituaient la plus grande partie de l’armée safavide, le commandant des troupes Qizilbashs, appelé Qourtchi-bâshi (littéralement, « commandant des forces armées ») était de facto le commandant en chef des forces armées des Safavides. Cependant, après la création des régiments des Gholâms, commandés par le Qoullar-Aqassi (commandant des esclaves), il était devenu nécessaire d’adopter un nouveau grade pour indiquer la personne détenant le commandement suprême de l’armée dans son ensemble. Le terme adopté en premier fut Sadr-e Lashkar (Commandant de l’armée). Ce nouveau poste fut confié pour la première fois à Allahverdi Khân en 1598. Par la suite, l’ancien titre de sepahsâlâr (Chef des armées) a réapparu et fut utilisé pour ce poste.
Allahverdi Khân mourut le 3 juin 1613 à Ispahan. Dans sa notice nécrologique sur Allahverdi Khân, l’historien et chroniqueur de la cour de Shâh Abbâs le décrit comme « l’un des émirs les plus puissants à occuper un poste sous cette dynastie. Au cours de sa vie, il fut responsable de la construction de nombreux édifices publics et de fondations caritatives. Il fut un homme d’une grande tolérance, modeste et chaste. » Pour exprimer son respect pour Allahverdi Khân, Shâh Abbâs Ier se rendit chez lui au lendemain de sa mort et il organisa personnellement les funérailles. ہ sa demande, Allahverdi Khân fut inhumé à Mashhad au mausolée de l’Imâm Rezâ, huitième imam des chiites.
Après la mort d’Allahverdi Khân, ses deux fils Imam Qoli Khân et Dâvoud Khân furent nommés gouverneurs respectivement de deux provinces importantes du Fârs et d’Azerbaïdjan.
La famille Undiladze laissa des traces visibles dans la culture iranienne. Les Undiladze furent de grands mécènes des arts et de l’éducation. Leur zèle pour bâtir donna lieu à plusieurs exemples notables de l’architecture safavide, en particulier à Shirâz et à Ispahan.