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Un poète de Ganja :
aperçu sur le style et les caractéristiques des principales œuvres de Nezâmi
Nezâmeddin Abu Mohammad Elyâs Ibn Yusuf Ibn Zaki Ibn Mu’ayyad Nezâmi Ganjavi, plus connu sous le nom de Nezâmi Ganjavi (Nezâmi de Ganja), est un poète et savant médiéval iranien. Né vers 1141 et mort en 1209, Nezâmi Ganjavi est une figure remarquable de la littérature persane classique.
Ce grand savant persan est l’auteur de plusieurs recueils poétiques où il met en scène des épopées romanesques profondément influencées par son savoir philosophique, scientifique, littéraire et religieux, ainsi que par sa connaissance de la mystique iranienne et islamique, autant qu’indienne et chrétienne. L’érudition incontestable de Nezâmi se traduit notamment dans ses œuvres par une puissance d’invention poétique qui donne une densité formidable à ses textes.
Les historiens estiment que Nezâmi Ganjavi a commencé sa carrière littéraire avec des pièces courtes, des ghazal, de courts ghassideh ou des robâï (quatrains). Il a ensuite compilé ces pièces en une anthologie connue sous le nom de Divân de Nezâmi. À l’époque, il était déjà connu et apprécié dans le monde musulman. Ce n’est pas un hasard si Mohammad Owfi, chroniqueur littéraire et homme de lettres rattaché à la cour du sultan Ghoride Eltutmush à Delhi, salue l’art de Nezâmi dans son anthologie des écrivains et poètes Lobâb-al-Albâb (Le joyau des Élus) datant de 1221. Le poète indien Amir Khosrow Dehlavi (1253-1325), qui a vécu un siècle après Nezâmi et qui écrivait en persan, fait à l’époque commun parmi les lettrés indiens, a été l’un des premiers à écrire son propre Khamseh sous l’influence de Nezâmi [1].
Les Khamseh (Cinq Poèmes) de Nezâmi sont l’une des plus célèbres œuvres de la littérature médiévale persane. Cet ensemble rassemble à la fois des poèmes, des textes issus du folklore et des méditations philosophiques. Les Cinq Poèmes ont été fréquemment recopiés, enrichis, ornés au cours des siècles grâce à des calligraphies, des enluminures et des peintures miniatures.
La composition des Khamseh a duré plus de 30 ans, de 1165 à 1198. Nezâmi s’inspire notamment de l’histoire iranienne, des légendes populaires et folkloriques, et surtout de la mythologie iranienne telle que rapportée par Ferdowsi dans Le Livre des Rois. Cependant, Nezâmi remanie les matériaux qu’il trouve dans le Shâhnâmeh et diversifie ses sources [2], en allant entre autres directement reprendre les références de Ferdowsi et les textes préislamiques iraniens.
Les Khamseh sont divisés en cinq longs poèmes :
- Le premier poème, en style masnavi, a été composé en 1165. Il se nomme Makhzân al-Asrâr ou Le Trésor des mystères. Il ouvre traditionnellement les Khamseh. Le Trésor des mystères est qualifié de traité mystique livrant une série de leçons morales.
Trois poèmes d’amours tourmentées continuent les Khamseh après ce premier traité :
- Khosrow o Shirîn (Khosrow et Shirîn) datant de 1180.
- Leyli o Majnûn (Leyli et Majnûn) datant de 1188.
- Haft Peykar (Le Pavillon des Sept Princesses) datant de 1191.
Finalement, l’Eskandarnâmeh ou Le Livre d’Alexandre datant de 1198 clôt les Khamseh. Le Livre d’Alexandre est un récit poétique, en grande partie romancé et imaginaire, retraçant la vie du conquérant grec.
Le Trésor des mystères, ensemble de poèmes mystiques et éthiques d’environ 2260 distiques persans, a été dédié à Fakhreddin Bahrâmshâh, le souverain d’Erzinjan. L’ensemble des poèmes traite de sujets ésotériques tels que la philosophie et la théologie. Le Trésor des mystères comprend vingt discours, chacun d’eux dépeignant une histoire exemplaire sur des sujets mystiques, religieux et éthiques. La poésie de ces récits et leçons morales est formellement stylée avec l’emploi de figures de style nombreuses. L’intertextualité de chaque discours est également remarquable, Nezâmi faisant souvent allusion à des récits externes, récits nationaux, régionaux ou religieux qu’il faut connaître pour saisir le sens. Chaque chapitre se termine par une apostrophe au poète lui-même, qui s’auto-interpelle avec son nom de plume. Le contenu des poèmes est indiqué dans le titre de chaque chapitre, énoncé dans un style homilétique typique. Les discours recommandent notamment la pratique de la justice, en particulier pour les souverains, reviennent sur les vices de l’hypocrisie, avertissent le lecteur de la vanité de l’ici-bas et de la nécessité de se préparer à la vie après la mort.
Nezâmi prêche un mode de vie idéal en attirant l’attention sur l’homme en tant que créature suprême de Dieu. L’homme doit garder conscience de la mort inévitable et s’attacher à son cheminement spirituel.
Quelques-uns des discours de ce poème s’adressent spécifiquement aux souverains, à leurs devoirs et à leurs responsabilités, mais dans l’ensemble, Nezâmi s’adresse à l’humanité tout entière plutôt qu’à ses mécènes royaux. Dans l’introduction, le poète rend compte de ses veillées solitaires ou khalwat, pratique mystique et religieuse courante en islam. Rien n’indique que Nezâmi pratiquait des veillées de ce type, et l’allusion semble ici se référer plutôt à une image du poète veillant à sa propre spiritualité. Dans un style hautement rhétorique, le but qu’il poursuit en insistant sur une image du poète en tant qu’homme spirituel est de transcender la limitation du jargon séculaire de la prose juridique. Avec ce travail, Nezâmi rejoint le groupe des poètes et hommes de lettres aux formations de juristes et de savants encyclopédiques qui estimaient que la littérature doit avoir un langage propre. Ce courant comprend notamment Sanâï et Attâr.
Le deuxième poème des Khamseh, Khosrow o Shirîn, narre l’amour fou entre le souverain sassanide Khosrow et Shirîn, la princesse arménienne. Shâpour, peintre et ami proche de Khosrow, lui parle de la reine arménienne et de sa nièce Shirîn, que le souverain pourrait épouser. Khosrow apprécie l’idée et se sentant déjà amoureux, ordonne à Shâpour d’aller en Arménie pour vanter ses mérites à la princesse et l’encourager à accepter de l’épouser. Pour ce faire, Shâpour décide de faire un portrait de son bel ami le souverain sassanide et de le poser secrètement sur le chemin de Shirîn. Cette dernière, découvrant le portrait, tombe amoureuse de Khosrow et prend le chemin de l’Iran pour rencontrer le roi. De nombreuses péripéties s’ensuivent avant le mariage de ces deux amoureux, mais le mariage n’est pas la fin de leur histoire et les personnages connaissent un destin tragique. Le fils de Khosrow, amoureux de Shirîn, tue son père et ses frères pour monter sur le trône, et Shirîn finit par se suicider sur le corps de son bien-aimé.
La légende de Leyli et Majnoun adaptée en persan par Nezâmi est considérée comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature persane. Leyli o Majnûn est à l’origine un conte préislamique du folklore arabe qui relate l’histoire d’amour entre Qays et Leyli, deux enfants du désert d’Arabie, qui se rencontrent à l’école (kuttab ou maktab) et tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Leur amour les rend célèbres mais le père de Leyli, en colère, décide alors d’emprisonner sa fille. Qays, soudain séparé de sa bien-aimée, est si fou de douleur qu’il s’en va dans le désert vivre parmi les bêtes sauvages. Désormais, on le surnomme Majnûn, le Fou. Mais Majnûn continue de chanter son amour à tous les vents. Son père fait tout son possible pour l’unir à sa bien-aimée, mais le père de Leyli s’oppose avec force à cette idée. La folie de Majnûn empire et atteint un pic lors de son pèlerinage à La Mecque, où il ne fait que répéter le nom de Leyli. À son retour du pèlerinage, il découvre qu’elle a été mariée de force. Éperdu et désespéré, il se réfugie une nouvelle fois dans le désert et converse avec les animaux. Leyli finit par perdre son mari. Devenue veuve, elle recontacte son ancien amant. Mais Majnûn refuse de la revoir.
Ce poème tragique d’environ 4000 distiques se termine avec la mort des amants. Leyli tombe malade et meurt avant de pouvoir être réunie à Majnûn. Ce dernier perd définitivement l’esprit en entendant la nouvelle et pousse son dernier soupir en embrassant la tombe de sa bien-aimée.
Le Haft Peykar ou Le Pavillon des Sept Princesses, littéralement Les Sept Icônes, date de 1191 et est considéré comme « le chef-d’œuvre narratif absolu de toute la littérature musulmane médiévale, l’épopée lyrique et mystique où une civilisation entière s’est reconnue. » La forme adoptée par Nezâmi dans cet ouvrage poétique est le récit-cadre ou le récit enchâssé. Il raconte ainsi en poème une histoire dans laquelle sont emboîtés plusieurs autres récits. Néanmoins, l’ensemble des récits est dénué de cohérence interne, de sorte qu’il faut un travail de lecture minutieuse et analytique pour garder le fil d’Ariane qui lie ces récits. Ce livre bien médité, calligraphié, enluminé et unique, revient sur l’histoire du prince Bahrâm, au cours d’une semaine fantasmagorique où ses sept épouses le distraient tour à tour et lui content chacune une histoire à teneur symbolique. Chaque épouse est installée dans son palais dont la couleur correspond à un jour de la semaine - car à chaque récit correspond une nouvelle teinte de l’âme. En effet, ses épouses, princesses des Sept Climats, sont des symboles et des gardiennes des sphères célestes, et le roi Bahrâm-e Gour se laisse guider par elles, jusqu’à atteindre la vision de la lumière noire de son Dieu, dans la caverne du mystère numineux où il disparaît à jamais.
Ce poème en forme de masnavi est le dernier et le plus long des Khamseh. Le premier poème persan consacré à Alexandre après la conquête islamique apparaît dans Le Livre des Rois de Ferdowsi. Le Livre des Rois est un poème épique qui reprend la mythologie iranienne. Alexandre y apparaît également sous une forme épique. Nezâmi est le deuxième poète le plus connu à avoir fait d’Alexandre un personnage de poésie. Son Livre d’Alexandre, poème de plus 10 500 distiques, se divise dans l’ensemble en deux parties. Ces deux parties sont traditionnellement connues sous les intitulés Le Sharafnâmeh (Le Livre de l’Honneur) et L’Eqbâlnâmeh (Le Livre du Succès) également nommé Kheradnâmeh-ye Eskandari (Livre de la Sagesse d’Alexandre), « mais il n’y a aucune preuve que l’auteur ait utilisé ces noms pour distinguer les deux parties, et dans un certain nombre de manuscrits, le nom de Sharafnâme est en fait appliqué à la seconde partie. » [3]
Le Sharafnâmeh est l’histoire des guerres et des conquêtes d’Alexandre et le présente comme un roi puissant et guerrier par excellence, tandis que l’Eqbâlnâmeh le décrit comme un philosophe, un sage et un prophète. Dans son poème, Nezâmi reprend l’histoire d’Alexandre telle que relatée par le Shâhnâmeh de Ferdowsi, notamment dans les chapitres consacrés au règne de Dârâb, Dârâ et Alexandre, mais Nezâmi change entièrement de forme, de style et de perspective. Le Livre d’Alexandre n’est plus une épopée mythologique, c’est un poème didactique et lyrique, avec une trame narrative et diégétique solide. Nezâmi présente Alexandre comme un souverain parfait, sage et juste. [4]
Le Sharafnâmeh ou Livre de l’Honneur appartient clairement à la tradition de la poésie épique persane. Néanmoins, Nezâmi ne tente pas d’imiter le style épique de Ferdowsi. Il commence son poème par la louange du Prophète, puis rapidement, les principaux épisodes de la légende d’Alexandre sont présentés : la naissance d’Alexandre, sa succession au trône macédonien, sa guerre contre les envahisseurs d’Égypte, la guerre contre les Perses, la fin des Perses avec la défaite et la mort de Dârâ, le mariage d’Alexandre avec la fille de Dârâ, son pèlerinage à La Mecque, son séjour en Inde, en Chine et au Caucase. Le Sharafnâmeh se termine par le récit de la recherche infructueuse d’Alexandre pour l’eau de vie qui rend immortel.
L’Eqbâlnâmeh ou Livre du Succès montre le talent didactique de son auteur. Dans cette seconde partie du Livre d’Alexandre, ce dernier est représenté comme un roi idéal, un philosophe et un prophète. Il est décrit comme un souverain parfait et un modèle de royauté sage.
Les poèmes de ce livre commencent par des prières à Dieu, puis reprennent différentes légendes. Notamment la légende d’Archimède et la serve chinoise ou la légende de Maria al-Qibitiyya (Maria la Copte). Puis le poète entame la présentation d’Alexandre qu’il identifie au Dhû-l-Qarnayn, littéralement celui qui a deux cornes, qui est un personnage coranique qui n’a jamais été formellement identifié. Puis suivent ses rencontres avec un berger sale et avec Socrate. La partie suivante est consacrée aux débats philosophiques et revient sur les propos de philosophes antiques tels qu’Aristote, Platon ou Socrate autour de la question de la création. Nezâmi démontre son érudition avec sa connaissance non seulement de la philosophie grecque, mais aussi de sa mythologie, avec entre autres la figure d’Hermès qui surplombe ces débats. Le livre continue avec la mention des prophéties d’Alexandre, puis de ses conquêtes. Enfin, Nezâmi revient sur les fins de vie de plusieurs des personnages qu’il a présentés. À la clôture du livre, le poète fait l’éloge de sa vie de poète.
Eve Feuillebois-Pierunek. Les figures d’Alexandre dans la littérature persane : entre assimilation, moralisation et ironie. 2010. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00652065
- Eskandar-Nama of Nezami, www.iranicaonline.org/articles/eskandar-nama-of-nezami , consulté le 15 janvier 2020
- Dictionnaire persan Moïn, tome 5, Téhéran, 1392/ 2013
https://ganjoor.net/nezami/- www.iranicaonline.org/articles/eskandar-nama-of-nezami- https://peopleoill.com/people/nezami
[1] Dictionnaire persan Moïn, tome 5, Téhéran, 1392/ 2013
[2] Eve Feuillebois-Pierunek. Les figures d’Alexandre dans la littérature persane : entre assimilation, moralisation et ironie. 2010. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00652065 p:7
[3] Eskandar-Nama of Nezami, www.iranicaonline.org/articles/eskandar-nama-of-nezami
[4] Eve Feuillebois-Pierunek. Les figures d’Alexandre dans la littérature persane : entre assimilation, moralisation et ironie. 2010. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00652065%20p:7