N° 170, janvier 2020

Classiques de la littérature persane et représentations artistiques : l’œuvre de Nezâmi Ganjavi et ses illustrations


Bahrâm Ahmadi


Portrait de Nezâmi, par le peintre azerbaïdjanais, Gazanfar Khalykov (1940).

Faculté d’Art et d’Architecture, Université de Yazd

Nezâmi Ganjavi (1141-1209) est un important poète iranien de langue persane. Il est notamment l’auteur des Khamseh ou Panj-Ganj (Les Cinq Trésors), qui désignent ses cinq longs poèmes s’inspirant de l’histoire de la Perse et de légendes populaires. L’importance, la richesse et la densité de cette œuvre en ont également fait un support de prédilection pour les arts d’illustration. Les exemplaires manuscrits des Khamseh figurent en bonne place des œuvres illustrées classiques iraniennes dans le genre de la poésie lyrique.

En gardant en esprit l’importance de l’épique Livre des Rois de Ferdowsi dans la peinture persane, il faut souligner le rôle et la place des thèmes lyriques dans la peinture classique persane. La peinture classique persane s’est formée avec le genre lyrique et y a acquis les principes qui se retrouvent dans d’autres types de peinture. Dans la peinture iranienne classique, l’œuvre lyrique de Nezâmi demeure une source d’inspiration centrale.

La peinture persane de l’époque classique commence peu après le milieu du XIVe siècle, à la fin de la période ilkhanide, et dure jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Précisons que certains chercheurs ont appliqué des termes spécifiques aux styles artistiques européens à la peinture iranienne, ce que nous estimons être une démarche incorrecte et imprécise. Par exemple, Ivan Stchoukine a employé les dénominations d’écoles élémentaire, classique et baroque pour les écoles de Shirâz, Tabriz et Qazvin. [1] Or, on ne peut pas employer le terme « classique » pour la peinture persane comme l’a fait Stchoukine au vu de ce qui fait d’une part le style classique dans ses définitions, et de l’autre, le style de Tabriz. Autrement dit, les conditions d’un tel rapprochement ne sont pas présentes. Il semble que c’est Ernst Grube qui diffuse le terme de « Classique » en 1968 dans son ouvrage The Classical Style of Islamic Painting [2]. On le voit également sous la plume de chercheurs tels qu’Oleg Grabar et Yves Porter. [3] Basil Robinson, lui, emploie le terme de « métropolitain » dans le sens de « classique ». [4]

Leylâ et Majnun à l’école, folio de Khamseh de Nezâmi, école Herât, 1524

Les thèmes

 

La peinture persane s’inspire en premier lieu de la littérature persane. Généralement, en ce qui concerne la période « classique », on peut classer les genres de la peinture persane en sept catégories : l’ornement, l’histoire, la religion, un cycle animalier, épique, lyrique et réaliste [5]. Les trois dernières sont les plus importantes.

 

Le genre « épique »

 

La grande majorité des peintures persanes sont tirées de la poésie épique. Pour ce genre, les thèmes proviennent de la poésie épique persane illustrée dès le début du XIVe siècle dans les premiers manuscrits du Shâhnâmeh (Le Livre des Rois) de Ferdowsi, la plus grande épopée en langue persane. [6] C’est une œuvre dont un très grand nombre de souverains ont volontiers fait réaliser différentes copies illustrées pour leurs bibliothèques. Grâce aux Ilkhanides, en 1300, le chef-d’œuvre de Ferdowsi était devenu la principale source de création d’images de l’art iranien. Certains héros du Livre des Rois sont devenus des héros individuels de premier plan dans d’autres épopées. Citons par exemple les Garshâsbnâmeh, Bahmannâmeh ou Borzûnâmeh. Le Shâhnâmeh a aussi été souvent imité, sans qu’aucune de ces œuvres s’en inspirant ne puisse en atteindre la puissance d’expression. [7] Le Shâhnâmeh a été le premier ouvrage de la littérature persane à être enrichi avec des œuvres picturales, et il est resté celui qui a été le plus souvent illustré, et ce pratiquement jusqu’à l’époque « moderne ». [8] L’épopée a fourni aux peintres une infinité de sujets : scènes de fête, de chasse ou de bataille.

 

Combat entre Khosrow et Bahrâm Chubin, Khamseh de Nezâmi, Timurid, 1475

Le genre « lyrique »

 

En littérature, de nombreuses grandes histoires épiques, en changeant de mode et en proposant une sorte de téléologie plus complexe, ont trouvé une nouvelle identité. En Iran, nous pouvons voir une telle adaptation par exemple au XIIe siècle avec le Khosrownâmeh d’Attâr, puis avec sa Conférence des oiseaux (Mantiq al-Tayr). [9] Nous pouvons dire que le genre et le mode « lyriques » utilisent parfois les mêmes mythes et histoires que l’épopée, mais en les transformant en leçons morales ou visions mystiques.

Nous voyons l’apparition du lyrique dans la peinture persane autour de l’an 1400. [10] La peinture classique persane s’est formée avec le genre lyrique et c’est selon ce style qu’elle a élaboré les principes qui se retrouvent dans d’autres types de peinture. Pour le monde de l’art, le poète le plus important demeure Nezâmi et ses cinq poèmes, qui appartiennent tous à ce genre. [11] Nezâmi s’est inspiré des mêmes légendes historiques que ses prédécesseurs. Il a utilisé le Shâhnâmeh comme l’une de ses sources dans ses trois épopées de Haft Peykar (Les Sept Beautés), Khosrow et Shirîn et Le Livre d’Alexandre (Eskandarnâmeh). Mais il a modifié la perspective épique pour faire de ces mêmes histoires des leçons mystiques. Le genre lyrique inclut le roman d’amour et la poésie lyrique. Le roman d’amour, déjà apprécié dans la Perse préislamique, est devenu l’un des genres favoris des poètes dès le XIe siècle. Le roman en vers, dominé par la figure de Nezâmi, ajoute à ces scènes de nombreux épisodes liés aux récits amoureux célèbres. [12]

Un manuscrit du Livre d’Alexandre (Eskandarnâmeh) de Nezâmi

 Les recueils de poésie lyrique, qui inspirent aux calligraphes et aux enlumineurs d’innombrables chefs-d’œuvre, sont parfois également illustrés. Comme premier exemple de recueil de poésie lyrique illustré, mentionnons le Divan de Soltân Ahmad Jalâyer (avec des illustrations en marge des poésies, gazal), orné d’images en 1400. [13]

Le genre « réaliste »

 

Avant le XVe siècle, c’est-à-dire à la fin du XIIIe et au XIVe siècle, on peut déjà observer une certaine tendance réaliste qui se manifeste dans quelques illustrations de Kalileh o Demneh. De même, certains détails des visages et les mouvements des personnages dans les peintures du Shâhnâmeh de Demmot (1330-1336), indiquent que l’artiste a présenté des détails en observant attentivement son environnement. Mais c’est dans la deuxième moitié du XVe siècle que le style réaliste apparaît dans de nombreuses images ; les thèmes épiques et lyriques se rapprochant de la vie réelle. [14] Les illustrations comportant des éléments réalistes apparus lors de la seconde moitié du XVe siècle concernent l’ensemble des peintures des manuscrits que l’on peut mettre en rapport avec l’œuvre de Behzâd. [15]

Bahrâm au palais rouge en compagnie de la princesse des Slaves. Miniature tirée de Haft Peykar (Les Sept Beautés) datant de 1431, Musée de l’Hermitage à Saint-Pétersbourg (Russie).

Il convient de noter que la production des images comportant un, deux ou rarement trois personnages dans les peintures qui sont apparues au XVe siècle et ont dominé au cours du XVIe siècle a été le résultat du processus réaliste. La formation du genre réaliste comporte ainsi plusieurs étapes. [16] Il commence avec l’œuvre de Behzâd. Ce dernier introduit une nouvelle façon de représenter les sujets les plus classiques et accorde une grande importance à l’expression du réalisme. Ce mouvement s’est poursuivi jusqu’à l’époque de Rezâ Abbâsi. Dans les œuvres de Behzâd, le sujet est réaliste, pas la forme. Néanmoins, dans les œuvres de Rezâ Abbâsi, on observe également des changements de forme.

Finalement, dans le processus du réalisme, à partir du XVIe siècle, on trouve de plus en plus de portraits isolés, dans les dessins et les peintures. [17] Le XVIe siècle voit une évolution très importante des styles : un goût croissant pour les scènes de genre et les œuvres isolées, ainsi qu’un renouvellement des sources d’inspiration et des techniques. Il y a peut-être eu aussi, à partir de cette époque, une certaine influence de l’art du portrait de l’Inde moghole, où le lien entre caractères et traits du visage a donné lieu à des spéculations complexes. [18]

    Nezâmi est reçu par Qizil Arsalan, atabeg d’Azerbaïdjan de 1186 à 1191. Miniature datant de 1481 conservée au Walters Museum of Art à Baltimore (États-Unis).

Notes

[1Ivan Stchoukine, Les peintures des manuscrits safavis de 1502 à 1587, Paris : P. Geuthner, 1959, vol.1.

[2E.J. Grube, The Classical Style in Islamic Painting .The Early School of Herat and its Impact on Islamic Painting of the Later 15th, the 16th and 17th Centuries, Lugano 1968.

[3Oleg Grabar, “Toward an Aesthetic of Persian Painting,” in : Islamic Visual Culture, pp. 213-252. Et Yves Porter. “From the “Theory of the two qalam-s” to the “Seven Principles of Painting” Theory, terminology and practice of Persian classical painting,” Muqarnas, 2000, Vol. 17, p. 109-118.

[4D’après Grabar, Basil Robinson a utilisé « métropolitain » pour à peu près le même groupe d’œuvres, mais avec des implications différentes dans son ouvrage : Basil W. Robinson, Persian Miniature Paintings from Collections in the British Isles, London, 1967. (Oleg Grabar, op. cit., p. 214, note 2.)

[5Ces catégories ont été empruntées à Oleg Grabar, op. cit., p. 98, qui lui-même les tenait de Richard Ettinghausen, “The categorization of Persian Painting,” in : Morag s. et al. (eds.), Studies in Judais and Islam Presented to S. D. Goitein (Jerusalem, 1981).

[6Voir Oleg Grabar, “Introduction,” in : Francis Richard, Splendeurs persanes, manuscrits du XIIe au XVIIe siècle, Paris, BnF-Le Seuil, 1997, p.11-12

[7Oleg Grabar, op. cit., p.112.

[8Oleg Grabar exprime cette idée plus en détail dans l’introduction de Jill Norgren and Edward Davis, preliminary Index of Shahnameh Illustrations. (Ann Arbor : Center for Near Eastern and North African Studies, University of Michigan, 1969).

[9Oleg Grabar, La peinture persane, op. cit., p. 117.

[10Oleg Grabar, “Introduction,” in : Francis Richard, op. cit., 11-12.

[11Oleg Grabar, La peinture persane, op. cit., p.117.

[12Idem

[13Ibid., p.118.

[14Ibid., p.123.

[15Oleg Grabar, “Introduction,” in : Francis Richard, op. cit., 11-12.

[16Oleg Grabar, La peinture persane, op. cit., p.124.

[17Des portraits isolés, qui sont conservés dans les albums où les amateurs rassemblent calligraphies, dessins et peintures.

[18Voir Francis Richard, “Le pittoresque dans la peinture persane des XVIe et XVIIe siècles”, op. cit.Francis Richard, “Le pittoresque dans la peinture persane des XVIe et XVIIe siècles, ” Dossier thématique, in : le site du Musée du Louvre [en ligne], [réf. du 10/06/2010]. Disponible sur : http://www.louvre.fr"


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