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Réflexions sur le langage dans la pensée philosophique antique : de l’Inde à la Grèce
Les études épistémologiques qui ont abordé la grammaire antique dans sa globalité sont d’une rareté remarquable, peut-être du fait du manque de documents et de données suffisantes pour le faire. L’histoire de la linguistique remonte à l’antiquité gréco-latine où la grammaire faisait partie de la philosophie, néanmoins, la pensée linguistique était secondaire et discontinue :
« L’histoire de la pensée linguistique est faite non d’une accumulation longitudinale de savoirs exploités en continuité, mais d’une combinaison d’apports latéraux et de superpositions, qui ne se recouvrent jamais parfaitement, et qui véhiculent des contenus doctrinaux souvent disparates. Mais la pensée linguistique retrouve une unité dans la mémoire qu’elle s’est constituée de ces méandres et de ces interstices : mémoire sélective, et dont certaines parties ne sont guère activées à telle ou telle époque , mais une mémoire qui a modelé notre conception du langage, et notre idée de la façon/des façons dont on peut l’étudier. » [1]
D’une part, tout d’abord, elle est secondaire dans la mesure où elle est stimulée par des préoccupations globalement religieuses. Elle s’accompagne aussi de préoccupations philosophiques portant sur l’origine du langage, et enfin, pédagogiquement, la rédaction de grammaires était destinée à l’apprentissage de la langue.
D’autre part, la réflexion linguistique est discontinue, car l’histoire de la science du langage ne repose pas sur une accumulation de savoir exploité en continuité. Elle s’est plutôt constituée par une combinaison d’apports linguistiques disparates dans le temps. C’est la raison pour laquelle une bonne compréhension des enjeux linguistiques au XXe siècle impose un bref rappel de certains des éléments constitutifs de mémoire sélective, accumulés au fil des siècles. [2] Cet article vise ainsi à présenter un aperçu des moments forts de la pensée philosophique consacrée au langage durant l’époque antique.
Sans aucun doute, Panini représente la figure emblématique du grammairien indien non seulement en Inde, mais également en Occident. Sa grammaire a contribué à rendre le sanskrit précis, concis et complet par une description qualifiée d’une technicité et d’une pertinence exceptionnelle. Elle est une référence à la tradition gréco-latine pour de nombreux spécialistes du monde entier, indianistes ou non :
« Par sa volonté d’exhaustivité dans les limites qu’elle s’impose, par sa cohésion interne et par l’économie de son expression, la grammaire du sanskrit que nous devons à Panini est souvent jugée bien supérieure à toute grammaire jamais rédigée, quelle que soit la langue décrite. » [3] « L’Astadhyahi » [4] est l’intitulé du traité de Panini. Il s’agit de huit leçons distribuées inégalement dans tout le traité. Leur auteur ne progresse pas selon un plan linéaire. Les notions fondamentales, les procédés techniques, les désinences et les fonctions sont mentionnées dans les deux premières leçons. La dérivation, qui constitue le cœur du traité, est débattue des leçons 3 à [5]. Enfin, les dernières leçons mettent en évidence essentiellement des phénomènes de jonctions, l’accent, et évoquent les résultats obtenus après l’application des règles dérivationnelles.
Cette grammaire était en principe consacrée à l’étude de la phonétique et de la structure interne des mots en prenant comme matière non seulement les hymnes védiques, mais aussi la langue utilisée à son époque : « Le classement des sons du langage était plus détaillé, plus fidèle et plus solidement fondé sur l’observation et l’expérimentation que tout ce qui a été réalisé en Europe ou ailleurs avant la fin du XIXe siècle, moment où la phonétique européenne a été fortement influencée par les traités linguistiques indiens nouvellement découverts et traduits par les savants occidentaux. »5
Ces leçons ne peuvent être comprises que par les commentaires et les sous-commentaires de Katyayana [6] et Patanjali [7] qui les médiatisent, en considérant la langue non créée comme déjà réalisée. Pensée comme existant depuis toujours, elle est reçue comme un héritage des ainés.
La réflexion pâninéenne sur la langue est aussi un modèle de raisonnement qui a exercé une influence non seulement sur les locuteurs du sanskrit [8], mais a également nourri les approches occidentales, notamment les travaux de Franz Bopp (1791-1867), qui s’est inspiré des principes de l’analyse formelle morphologique de l’Astadhyayi, ainsi que les enquêtes menées par Léonard Bloomfield (1887-1949) sur les phénomènes morphologiques concernant les langues algonquines : « De nombreux aspects de la linguistique du XIXe siècle reflètent clairement la pratique ou la théorie des grammairiens indiens. Mais l’influence des principes de Panini se manifeste plus nettement encore dans certains travaux linguistiques récents. » [9]
La question de savoir si la langue est une institution humaine naturelle ou conventionnelle, régie par la coutume et la culture, faisait partie des préoccupations de la pensée philosophique gréco-latine. Cette distinction entre nature et convention amènera par la suite les philosophes à se demander s’il existe ou non un rapport nécessaire entre le sens d’un mot et sa forme.
Le « Cratyle » et « Hermogène » représentent deux courants et deux dialogues opposés de pensée. Le premier soutient la thèse naturaliste (physis), en affirmant que les noms sont formés selon la nature même des choses : « Par conséquent, s’il n’est pas vrai que tout soit similaire pour tout le monde en même temps et toujours, s’il n’est pas vrai non plus que chacun des êtres existe d’une façon particulière pour chacun, il est évident que les choses ont elles-mêmes une certaine réalité stable qui leur appartient et qui n’est pas relative à nous, qu’elles ne sont pas dépendantes de nous, entraînées çà et là par notre imagination : elles ont par elles-mêmes un rapport à leur propre réalité conformément à leur nature. » [10]
Cependant, Hermogène défend la thèse conventionnaliste (thesis), avançant que la langue et les noms sont les résultats d’une convention : « Ma foi, Socrate, pour ma part, malgré tous les entretiens que j’ai eu avec lui et avec beaucoup d’autres, je n’ai pu me laisser persuader que la rectitude de la dénomination soit autre chose que la reconnaissance d’une convention. À mon avis, quel que soit le nom qu’on assigne à quelque chose, c’est là le nom correct. (…) Car aucun être particulier ne porte aucun nom par nature, mais il le porte par effet de la loi, c’est-à-dire de la coutume de ceux qui ont coutume de donner les appellations. » [11]
Socrate enrichira le débat, par la suite, en menant une critique sévère à tonalité ironique sur la conception conventionnaliste d’Hermogène. Il l’a poussé à son extrémité absurde, il arrive à faire dire à Hermogène que la justesse d’un mot est réduite à une seule convention : la nécessité d’un accord publique pour que le langage soit négociable dans un échange.
Dans le même sens, Socrate déploie et prend d’assaut le présentationisme de Cratyle qui penche vers la théorie du langage naturel, autrement dit, du mimétisme (le nom imiterait l’essence même de la chose), où il serait impossible de parler faux puisque les noms sont justes sans exception. Ainsi, il considère que le mot n’est pas une exacte copie de la réalité, et qu’il se différencie. De même, l’étymologie des mots montre qu’il est impossible de rendre compte d’une chose par les lettres et les sons : « Il y avait tout d’abord un groupe restreint de termes comme hennir, mugir, huer, craquer, tinter (pour donner des exemples français) qui imitaient plus au moins des sons auxquels ils réfèrent. Une deuxième catégorie apparentée à celle-ci est cependant différente : celle des mots qui, tout en imitant un son donné, désignaient non pas ce son lui-même, mais sa source : « coucou ». Dans les deux cas, il existe un lien naturel entre la forme concrète du mot et ce qu’il signifie. » [12]
L’invention de Socrate et la polémique de Hermogène et de Cratyle ne suffisent pas pour résoudre définitivement le problème de la domination originelle. La querelle entre naturalistes et conventionnalistes devait se prolonger au cours des siècles suivants ; le langage restait un sujet de spéculation proprement philosophique, en plaçant l’étude de la grammaire dans le cadre de la philosophique générale, ce qui a entraîné des effets à la fois positifs et défavorables.
À partir du IIe siècle av. J-.C, cette querelle s’attaquera à la question du degré de régularité de la langue. S’il y a en grec (comme d’ailleurs en français et en anglais) de nombreux exemples de schèmes linguistiques réguliers, il existe aussi un grand nombre d’exceptions. La réflexion sur ces régularités et irrégularités linguistiques a donné lieu à la naissance d’une controverse entre les anomalistes et les analogistes.
Les anomalistes ne réfutaient pas la présence des régularités dans la formation des mots d’une langue, mais ils étaient conscients du nombre d’irrégularités dont l’argumentation analogique ne rendait pas compte. Ils remarquaient ainsi que la forme d’un mot et son sens était dans la plupart du temps anomal. Pourtant, les anomalistes insistaient sur le fait que si la langue est vraiment le résultat d’une convention proprement humaine, nous ne devrions pas trouver ces types d’irrégularités.
Analogistes ou anomalistes ont tous deux contribué à la systématisation de la grammaire. C’est aux stoïciens et à l’école d’Alexandrie qu’il revint de poser les fondements de la grammaire traditionnelle avec l’accumulation d’études étymologiques. Cela ne signifie pas qu’ils ont adopté les mêmes épistémologies, parce qu’entre les deux tendances, il existe certaines divergences d’orientation : les premiers sont restés enfermés dans le problème philosophique de l’origine de la langue ainsi que des questions de logique et de rhétorique, tandis que les seconds se sont intéressés à la critique littéraire et à l’étude des productions poétiques des Anciens en faisant appel au principe d’analogie.
Aristote est le premier à proposer un classement des composantes du discours. Il en distingue trois, à savoir le nom, le verbe et la conjonction [13].
Les stoïciens ont élargi cette liste, et parlent du :
- Nom (onoma) qui se subdivise en deux parties, nom propre et nom commun.
- Verbe (irhëma) exprimant fonctionnellement un prédicat.
- Article (arthron), qui varie en genre et en nombre avec le nom.
- Conjonction (sundesmos), qui est un mot non fléchi ayant une fonction de liaison [14].
Ce n’est qu’à l’époque romaine que Denys le Thrace a ajouté les autres parties du discours : adverbe, pronom, préposition, et participe notamment. En tant que philologue de la mouvance d’Alexandrie et élève de l’analogiste Aristarque de Samothrace, il a laissé un bref ouvrage de quinze pages intitulé Techné grammatica, dans lequel il définit huit parties de discours. Il a ainsi rajouté cinq parties au classement d’Aristote. Dans le même ouvrage, il tente également de définir la grammaire en la mariant à l’histoire, voire à la philologie : « La grammaire est la connaissance pratique (empiria) des expressions les plus courantes chez les poètes et les prosateurs. » [15] Denys le Thrace propose dans cet ouvrage une répartition de la grammaire en six parties :
- La lecture experte conforme à la prosodie
- L’interprétation des tours poétiques du texte
- L’explication qui éclaire les mots rares et les légendes
- La découverte de l’étymologie
- L’établissement de l’analogie
- La critique des poèmes
Il faut noter qu’une bonne partie de cette grammaire se fonde sur l’empirisme et récuse en bloc la spéculation.
Cette grammaire a orienté les faits du langage vers une émancipation relative. Cependant, elle était attachée à un objectif trop étroit d’ordre pédagogique. Au moment où les Romains ont réalisé que leur langue, le latin, commençait à disparaitre, ils ont opté pour la création d’écoles. Quoique les Romains n’aient pas beaucoup œuvré à la réflexion linguistique, ils ont eu le mérite de réaliser un travail colossal dans un cadre éducatif et pédagogique. L’un des aspects les plus saillants de cette contribution apparaît dans la rédaction de deux ouvrages exemplaires : L’ars grammatica et Institutiones grammaticae, réalisés respectivement par Donat et Priscien.
Varron s’est également attaqué à appliquer les acquis de la description du grec au latin. Néanmoins, malgré les similitudes importantes entre les deux langues, « la description du latin ne saurait se fondre dans le moule descriptif élaboré pour le grec. » [16]16
Au terme de cet aperçu, il apparaît que le langage a été très tôt un phénomène suscitant l’intérêt non seulement des philosophes, mais plus encore des chercheurs d’autres disciplines. En témoignent le nombre considérable de réflexions et d’enquêtes menées sur le sujet, dès et au-delà de l’Antiquité, avant qu’elle ne devienne une discipline autonome.
Bibliographie :
Aristote. (2000). Catégories et De l’interprétation : Organon I et II. Paris : Broché. Trad. Jules Tricot.
Encyclopédie universalis.
Huit leçons rédigées par Panini.
Lallot J. (1998). « Origines et développement de la théorie des parties du discours en Grèce ». In : Langages, 23e année, n°92. Les parties du discours. pp. 11-23
Lyons J. (1970). Linguistique générale, introduction à la linguistique théorique. Paris : Éd. librairie Larousse.
Platon. (1998). Cratyle. Paris : Editions Garnier Flammarion. Traduction (Grec ancien) : Catherine Dalimier.
Robins RH. (1976). Brève histoire de la linguistique De Platon à Chomsky. Paris : Seuil.
Swiggers P. (1997). Histoire de la pensée linguistique, PUF, p. 263.
[1] P. Swiggers, (1997). Histoire de la pensée linguistique, PUF, p. 263.
[2] Robins RH. (1976). Brève histoire de la linguistique De Platon à Chomsky. Paris : Seuil.
[3] John Lyons. (1970). Linguistique générale, introduction à la linguistique théorique. Paris : Éd. Librairie Larousse, p 19.
[4] Huit leçons rédigées par Panini.
[5] John Lyons. (1970). Linguistique générale, introduction à la linguistique théorique. Paris : Éd. Librairie Larousse, p 18.
[6] Mathématicien et grammairien du sanskrit de l’Inde ancienne.
[7] Grammairien qui écrit en 200 av. J.-C. environ le Mahâbhâsya, « Grand Commentaire » de la « Grammaire en huit parties » de Panini.
[8] Le sanskrit évoluait alors dans un contexte de diverses langues vernaculaires (les prakrits) se côtoyant, c’est pourquoi la grammaire devint une source nécessaire à l’apprentissage du sanskrit dans les siècles qui suivent l’ère chrétienne.
[9] John Lyons. (1970). Linguistique générale, introduction à la linguistique théorique. Paris : Éd. Librairie Larousse, p 19.
[10] Platon. (1998). Cratyle. Paris : Editions Garnier Flammarion, p. 74.
[11] Ibid. p 68-69.
[12] John Lyons. (1970). Linguistique générale, introduction à la linguistique théorique. Paris : Éd. Librairie Larousse, p 8.
[13] Ces idées sont apparues dans le texte d’Aristote connu sous le titre De Interpretatione.
[14] Lallot Jean. (1998). « Origines et développement de la théorie des parties du discours en Grèce ». In : Langages, 23e année, n°92. Les parties du discours, p 17.
[15] Encyclopédie universalis.
[16] Robins RH. (1976). Brève histoire de la linguistique De Platon à Chomsky. Paris : Seuil, p. 8.